Éditions Édouard Garand (p. 5-7).

II


Ma tante Sophie pouvait se vanter d’être la seule qui pût avoir raison de l’obstination de l’oncle Toine, et ma cousine, Mandine l’avait constaté plusieurs fois, à son grand chagrin.

Depuis une couple d’années Mandine avait un projet en tête. Elle rêvait d’aller passer quelques mois « en ville » pour goûter à la vie des citadins et, incidemment, faire connaître ses grâces personnelles ainsi que ses talents de pianiste, qu’elle croyait immenses, gâtée qu’elle était par les compliments exagérés de ses auditeurs ignorants. On avait des cousins et des cousines à Ottawa, des gens de la « société », des messieurs du gouvernement, du grand monde, quoi. Or depuis longtemps elle caressait l’idée de se rendre à leur invitation plus ou moins empressée, d’aller « se promener » chez eux.

Ma tante encourageait ce projet en sourdine, mais chaque fois qu’il en avait été question devant l’oncle Toine, son verdict avait été net et tranché : « Eu l’veux pas ! »

Larmes, prières, arguments, tout avait été immanquablement futile. La réponse brève mais ferme de l’oncle Toine avait toujours été la même.

Prié d’intercéder, j’avais essayé de convaincre mon oncle des avantages qu’il y aurait pour sa fille d’aller passer quelque temps à la ville. J’avais surtout fait miroiter à ses yeux les chances d’un beau et riche mariage pour elle. Je n’avais pas eu plus de succès, et toujours la même réponse, brève, sans commentaires ni explications : « Eu l’veux pas ! »

Mandine, de son côté, était têtue, et de cette lutte sourde et continue entre elle et son père adoptif résultait un état d’esprit qui tournait à l’antipathie d’un côté et au mépris de l’autre.

Ma tante Sophie restait neutre en apparence, mais au fond elle encourageait sa fille, désireuse qu’elle était de la voir briller un jour dans un grand centre. Cependant elle connaissait trop bien le caractère de son mari pour prendre part à la lutte. Elle se contentait de prier pour qu’un incident quelconque vint mettre un terme à une situation qui devenait de plus en plus tendue.

Cet état de choses durait depuis une couple d’années, je l’ai dit, quand survint l’incident, ou l’événement, attendu par ma tante et qui brusqua presque tragiquement la situation.

J’avais un ami de collège, de trois ans plus âgé que moi, qui me témoigna, un jour de congé, le désir de venir passer les vacances avec moi à la campagne. Jules Langlois était un excellent garçon, au physique comme au moral. Pas brillant comme intelligence mais travailleur et studieux. Deux ans auparavant, il avait été reçu bachelier ès-lettres. Après avoir quitté l’Université, il s’était laissé glisser dans la grande vie du monde, ainsi que nous, collégiens, appelions l’existence hors de l’enceinte de notre collège. Après avoir flâné et hésité pendant plusieurs mois, il avait fini par accepter un modeste emploi dans le service civil. Il était devenu un fonctionnaire du gouvernement. Il était entré simple copiste et menaçait de rester là. Il ne touchait pas un gros salaire, mais ses goûts étaient modestes, et il était parfaitement content et heureux de son sort, n’étant pas du tout ambitieux. C’était le type accompli du rond-de-cuir, de ces machines à copier qui se mettent à l’œuvre aussi tard que possible le matin, qui font le moins de travail qu’ils peuvent durant la journée, et qui attendent l’heure de la sortie avec une impatience digne d’un meilleur objet.

Je le rencontrais souvent au cercle littéraire dont nous étions membres tous deux, et j’aimais assez ce bon garçon, tranquille et sans prétentions, qui se montrait d’une obligeance à toute épreuve à l’occasion.

En m’entendant souvent parler de mes vacances à la campagne, il s’était pris du désir d’y aller et me pressait souvent de la laisser m’accompagner et demeurer avec moi chez mes parents. Je finis par consentir, à condition que ma tante et mon oncle Toine voulussent l’accepter. J’écrivis donc un jour à ma tante, quelque temps avant mon départ annuel pour M…, lui demandant la permission de lui amener un pensionnaire pour l’été, et celle-ci, alléchée par la perspective d’un bon prix pour la nourriture et le logis, consentit volontiers à accepter mon ami, avec l’assentiment de l’oncle Toine, bien entendu.

Jules et moi arrivâmes, un beau samedi soir d’un fin de juin, à la petite gare de M… où mon oncle nous attendait avec cheval et voiture. En une heure nous étions arrivés à la maison, où Jules et moi devions occuper la même chambre et le même lit.

Mon ami fut très agréablement impressionné de l’accueil cérémonieux, quoique cordial, que l’oncle et la tante Toine lui firent. Pensez donc, un monsieur du Gouvernement !…

Ma cousine s’était mise sur son trente-six, et j’avoue que je la trouvai plus charmante et plus gracieuse que l’année précédente. Elle aussi accueillit mon ami avec cérémonie, mais elle mit, dans son accueil, une certaine délicatesse, une certaine grâce, qui eut un effet prodigieux sur celui-ci, et il en restait tout gauche devant elle. Il ne s’attendait certainement pas à rencontrer, chez des « habitants », une aussi charmante et parfaite demoiselle que celle-là.

À table, la conversation fut plutôt languissante, Mandine fut la seule qui parût intéresser le nouvel arrivé. Mon oncle guettait en dessous, sournoisement, tous les mouvements de Jules, et pesait chacune des paroles qui s’échappaient des lèvres de ce dernier. Il l’étudiait à fond. Cependant, il ne paraissait pas satisfait du résultat de son examen. Il voulut pousser lui-même un interrogatoire qui le mettrait plus à l’aise. Brusquement, il s’adressa à Jules :

— Travaillez dans l’gouvernement, vous ? dit-il en arrêtant de manger, le couteau et la fourchette en l’air.

— Oui, monsieur, répondit Jules poliment.

— D’puis longtemps ?

— Depuis trois ans seulement.

— Hum !… Gagnez-vous gros ?

— Je touche six cents piastres par année.

— Est beau, ça ! dit mon oncle, en faisant un rapide calcul mental. Travaillez fort ?…

— Heu !… assez, répondit mon ami, surpris de ces questions un peu personnelles et indiscrètes.

Voulant faire cesser l’embarras de mon ami, je lui lançai un clin d’œil, et je pris la parole.

— Il dit qu’il travaille assez, mon oncle, dis-je en me tournant vers ce dernier. Vous savez ce que cela signifie ? Les employés du gouvernement ne travaillent pas fort. Ça, c’est connu de tout le monde, parce que, vous savez, si un employé se montre trop zélé, s’il travaille plus vite et plus fort que les autres, ses chefs, le mettent à la porte. Il faut faire durer l’ouvrage au gouvernement. Il n’y a que les incompétents, les paresseux, qui ont une chance de garder leur position dans les bureaux.

En entendant ceci, mon oncle ouvrit une grande bouche et de grands yeux.

— Est vrai, ça ? dit-il en regardant Jules.

— Hé !… oui… oui… c’est pas mal comme ça, fit mon ami en baissant la tête dans son assiette et en souriant à la dérobée.

— Crrréyon d’bagasse !… dit mon oncle, en renversant sa tasse de thé dans son excitation, ces gouvernements… est tout d’la crasse !…

Puis il cessa de manger : il n’avait plus faim.

Tout le monde eut bientôt fini, d’ailleurs, et l’on passa au salon, c’est-à-dire, Mandine, Jules et moi.

Naturellement nous nous mîmes à faire de la musique. Jules avait une jolie voix et s’en servait avec assez de goût. Ma cousine l’accompagna au piano avec talent et intelligence, et je m’aperçus bientôt que je ne comptais pas pour grand’chose avec les deux musiciens. Mandine, sans se faire prier comme c’est l’habitude, sinon la tradition, parmi les amateurs de piano, joua plusieurs pièces de son répertoire d’une manière particulièrement brillante. Le fait est qu’elle se surpassa ce soir-là.

Si Jules était frappé du talent et des grâces de ma cousine, je vis clairement que celle-ci était « épatée » de la belle voix et des manières distinguées de mon ami.

Bref, la soirée fut un charmant duo où les compliments, les félicitations, tenaient la plus grande part, et l’on se sépara avec regrets.

Quand je dis « l’on », c’est une manière de parler, car le rôle presque muet que j’avais tenu durant toute la soirée m’avait assez embêté, et je n’étais pas fâché, pour ma part, de voir se terminer le charmant « duo » en question.