Éditions Édouard Garand (p. 3-5).



I


— Eh ben, Dine est pas d’boute encore ?… L’as-tu réveillée, Tophie ?… Betôt huit heures et pas encore descendue, créyon de bagasse !!! peut-on craire !

— Ça fait ben dix fois que j’y crie et qu’alle répond : « Oui, oui, j’sus d’boute, j’sus d’boute ! » Hèle-la donc toé-même, Toine, voir si all’ va aboutir !

— Hé, Mandine ! Mandine ! faut-y que j’monte te descendre ou ben vas-tu descendre avant que j’monte ?… feignante de feignante !!!…

— Oui, p’pa, j’suis d’boute, j’suis d’boute… j’descends tout d’suite !…

Et, en effet, un bruit sourd sur le plancher « d’en haut » annonce le saut à bas du lit, tandis que des pas précipités, un va-et-vient nerveux et saccadé, accompagnés de petits gémissements plaintifs, précèdent une course en dégringolade dans l’escalier de bois rude, et l’arrivée essoufflée de Mandine dans la cuisine, claire et propre, où le père et la mère Toine Bougie, ainsi que moi, attendons pour se mettre à table, les premiers avec des visages mécontents, moi avec une forte envie de rire.

— T’es pas lavée ?… t’a pas fait ta prière, bougresse ?… dit la tante « Tophie ».

— J’suis fatiguée, j’ai mal dormi la nuit dernière ; et puis je n’suis pas sale !… répond « Dine », boudeuse.

— Hum !… Créyon d’bagasse !… fait le père Toine, en s’asseyant à la table toute mise, « ça fait trois heures que j’suis d’boute et que j’trime ! et toi t’as pas encore les yeux « décirés »… Tu s’ras toujours feignante !… Et ta mère t’encourage !…

Voilà la scène qui se répétait, deux matins sur cinq, toute l’année, dans la famille de mon oncle Antoine Bougie, avec qui je passais mes vacances annuelles d’étudiant en droit.

Cela n’empêchait pas qu’on se mit à table avec un bon appétit et que la fin du déjeuner ne vît que des figures rayonnantes de plaisir et de santé, à part celle de mon oncle « Toine », qui gardait en tout lieu et toujours un air bourru et « en dessous ».

Mandine, ou « Dine » tout court, qui était fraîche et charmante malgré les insinuations de sa mère, ne manquait pas de me lancer un petit clin d’œil plein de malice, tout en souriant dans son assiette, et attaquait avec entrain sa « soupanne », ses œufs à la coque et ses fruits.

Ma tante Sophie, que mon oncle, par euphonie sans doute, appelait « Tophie », jetait sur sa fille chérie et gâtée, un regard de reproche, mêlé d’admiration, et la servait avec une tendresse affectueuse.

Mandine n’était pas la fille propre de l’oncle et de la tante Toine. C’était une enfant adoptée. Quinze ou seize ans avant l’époque où mon histoire commence, un train d’émigrants européens arrivait à Ottawa, en route pour les provinces de l’Ouest canadien, et parmi les passagers, sales, mal vêtus et pauvres, se trouvaient deux petites jumelles allemandes âgées de deux ans à peu près, dont le père et la mère étaient morts durant la traversée. Mon oncle et ma tante, qui se trouvaient à la gare pour une affaire quelconque, et qui n’avaient pas d’enfants, décidèrent de prendre l’une des jumelles et de l’élever comme leur propre fille. Ils lui donnèrent le nom d’Allemandine, à cause de sa nationalité, telle qu’affirmée par les compagnons de voyage des orphelines. Cependant, ce nom, peut-être approprié en l’occasion, mais assez baroque, et trop long à prononcer, fut raccourci en celui de Mandine d’abord, et plus tard en Dine tout court.

L’autre fillette fut adoptée par une famille irlandaise d’Ottawa et mourut quelques mois plus tard.

Mandine, qui avait maintenant dix-huit ans, était grande et bien prise. Elle était vraiment délicieuse avec ses longs cheveux blonds comme l’avoine dorée, ses yeux d’un bleu de myosotis, et ses lèvres rouges comme le corail. Sa taille n’était pas très élancée, mais sa démarche souple et ondulante avait une certaine grâce naturelle qu’on était étonné de rencontrer dans un tel milieu. Elle était bien de sa race : blonde, blanche et rose ; des yeux rêveurs, d’une nature tranquille et passive, d’un tempérament lymphatique. Elle avait grandi dans l’inaction, la paresse. Élevée avec une orgueilleuse tendresse par Tante Sophie, elle était devenue une belle et grande fille de campagne, rêveuse et sentimentale, avec, cependant, beaucoup de cette tenacité de volonté qui caractérise la race teutonne.

Le drame et le mystère qui avaient entouré l’arrivée de la petite allemande au pays ne furent jamais bien éclaircis. De ce qu’elle avait plus tard entendu raconter à ce sujet, Mandine n’avait pas tardé à élaborer, dans son imagination facile, tout un roman.

Ainsi, elle croyait volontiers que la différence de goûts, entre elle et ses parents adoptifs, était une preuve qu’elle devait être issue d’une famille non seulement différente mais bien supérieure à eux. Puisque leur goût du travail n’était pas le sien ; puisque leur manière de s’habiller lui déplaisait ; puisqu’elle aimait le beau, l’élégant, le gai, le léger, et qu’eux n’admiraient que le réel, le positif, le grave et l’utile, elle était certainement d’une race, d’un sang plus pur, plus noble. Alors, pourquoi, puisqu’on ignorait tout au sujet de sa famille, de son père et de sa mère, pourquoi ne serait-il pas possible qu’elle fût la fille de grands personnages, de nobles ?… fille d’une comtesse, ou d’une marquise ?…

Cette idée s’était petit à petit ancrée dans son imagination romanesque, pour devenir à la fin une certitude, un fait réel quoique inavoué.

Ma tante Sophie elle-même, dans sa tendresse et son admiration pour cette belle tête blonde et ces beaux yeux couleur du ciel, lui avait dit un jour : « Tiens, ma Dine, t’es belle comme ann’ princesse ! Tu dois être la fille d’un prince… ou d’un baron !… »

Tante Sophie ne s’arrêtait pas à penser que, pour voyager, les princes, même allemands, ne patronisent pas les trains d’émigrants.

L’oncle Toine, cependant, n’était pas si aveugle des charmes de sa fille adoptive. S’il pensait à son origine, c’était pour se rappeler les misères qu’il avait eues auprès des autorités légales et administratives pour obtenir la possession de l’orpheline, ainsi que des dépenses encourues à cette fin. Il avait bien aimé l’enfant dès les premières années et, graduellement, l’avait admirée dans ses succès au couvent. Et pour sa musique, donc !… Car, pour un homme « serré » comme lui, l’oncle Toine avait largement dépensé pour faire « éduquer » Dine. Il l’avait envoyée au couvent des bonnes Sœurs de l’endroit, et n’avait presque pas hésité à lui faire donner des leçons de musique. Il lui avait acheté même un harmonium pour commencer et, l’an dernier, un magnifique piano était entrée dans la vieille et grande maison qu’ils habitaient à M… Il fallait le voir lorsque venait de la « visite » à la maison, alors qu’on allumait la belle lampe du salon et que Mandine jouait — très bien, d’ailleurs — ses grands morceaux pour piano intitulés « Les Cloches du Monastère », « La Prière d’une Vierge », « The Storm » et « Home Sweet Home » en variations » ! Il n’y comprenait goutte mais jouissait colossalement de la mine ébaubie de l’auditoire campagnard venu pour écouter sa fille. Il était en outre extrêmement orgueilleux de ce qu’elle avait été nommée organiste de la petite église de M…

Cependant, à mesure que la fillette avait grandi et que ses goûts de nonchalance, son manque d’activité et d’énergie s’étaient fait jour, son enthousiasme avait diminué et, peu à peu, il avait pris l’habitude de grogner contre les « manières fantasques » de sa fille.

L’oncle Toine, petit, trapu et la peau noire comme un Huron, était un homme absolument illettré, mais c’était un « tête forte », comme disaient ses voisins. Il avait un don prodigieux pour les chiffres. Ainsi, il calculait mentalement, avec une rapidité étonnante, le nombre exact de pieds dans un arbre de telle hauteur et de tel diamètre ; le nombre de tonnes de foin dans une meule de telle ou telle dimension ; le nombre de pieds carrés dans un morceau de terre, et ainsi de suite. Et pour les sous et les piastres, ou les louis, impossible de le prendre en défaut ! Je m’amusais souvent à lui poser des problèmes de comptabilité, de géométrie et autres, que je prenais des colonnes de chiffres à résoudre. En quelques minutes, après avoir cligné des yeux un instant, il me donnait la réponse exacte. Il était taciturne mais vif et prompt à l’emportement. Une fois qu’il avait dit non, il n’en démordait pas. Honnête, travailleur et économe jusqu’à l’avarice, il avait acquis une certaine richesse et passait pour être l’homme le plus « à l’aise » dans les environs de M…, petit village à quelques milles d’Ottawa où il était venu s’établir, vers l’année 1860, avec sa femme, une paire de bœufs, une charrette, une charrue et quelques autres instruments aratoires, pour commencer la vie à deux sur une cinquantaine d’arpents de terre « en bois d’bout ». Petit à petit, et bien secondé par sa femme, il avait agrandit son bien, et maintenant il aurait pu rester à ne rien faire et jouir tranquillement de la vie si son besoin d’activité continue ne l’en eût empêché.

Il avait un langage particulier et il abrégeait toujours ses phrases. Ainsi, au lieu de dire « je ne le veux pas », il disait « eul veux pas ». Il disait aussi « Joseph, son poulain » et « Thomas, sa grange » pour : « le poulain de Joseph » et « la grange de Thomas ». Il avait des jurons extraordinaires, dont les plus usités étaient « créyou », « bagasse », « bout d’vache », « blé d’Inde », « fantasse », etc. Quand il était bien excité, on l’entendait crier, les dents serrées : « Hé ! bagasse de crrréyon d’bout d’vache de fantasse de blé d’Inde !! » Alors ses petits yeux ronds et noirs lançaient des étincelles, et son nez, qui était ordinairement rouge, prenait la teinte verdâtre d’un concombre à moitié mûr. Et tout le monde se faisait petit à la maison, car on le savait rancunier et vindicatif.

Il ne pardonnait jamais, si ce n’est à « Tophie », qui avait un moyen de le prendre et de le faire revenir aux bons sentiments. Quand il la boudait, ma tante Sophie en faisait autant et, pendant des jours et des semaines, elle ne lui adressait la parole sous aucun prétexte ni pour aucune raison.

Je fus témoin une fois d’une de ces scènes de bouderie et de rancune qui fera comprendre au lecteur le caractère étrange de l’oncle Toine et de la manière simple dont usait sa femme pour le mâter.

Un soir qu’il faisait très chaud, ma tante dit à l’oncle Toine, au moment de se mettre à table pour souper :

— ’Coute donc, Toine, va te laver, hein ! tu sens pas bon, tu sens la sueur !

Sans dire un mot, l’oncle Toine sortit de la maison et ne revint pas coucher. Le lendemain il ne parut pas au déjeuner, ni au dîner, ni au souper. Deux jours, trois jours se passèrent sans qu’on le revît à la maison. Il vaquait à ses travaux de la ferme, faisait « son train » comme d’habitude, mais, à l’heure des repas, il s’en allait aux champs et grignotait quelques poignées de blé ou d’avoine à moitié mûrs. Le quatrième soir, il vint rôder autour de la maison après que tout le monde fut couché. Je l’aperçus derrière un petit bouquet d’arbres qui longeait la clôture des bâtiments. Ses yeux brillaient comme deux tisons ardents. Il disparut au bout d’une heure et on ne le revit que le lendemain à midi, dans les champs, au loin.

Ma tante Sophie se gardait bien de donner signe de vie ou d’inquiétude. « Laissez-le faire son boudin, disait-elle, il va finir par en avoir assez ». Elle se tenait à l’écart et ne sortait pas de la maison.

Le sixième soir, l’oncle Toine s’approcha plus près de la maison après notre souper, et ma tante, qui voyait s’approcher le dénouement de la comédie, sortit par une porte opposée à l’endroit où il se tenait, et se rendit, inaperçue de lui, à la grange où elle entra et se cacha.

Après avoir tourné autour de la maison jusqu’à la brunante, l’oncle Toine se décida d’entrer dans la cuisine, où Dine et moi lisions près de la table.

— Qu’all est, elle ?

— Sais pas… elle est partie, répondit Dine, sans cesser de lire.

Alors il devint vert d’inquiétude. Il parcourut les pièces de la maison, la chambre à coucher, le « salon » : il monta au premier étage et visita toutes les chambres, sans succès. Il sortit et se mit à tourner autour de la maison. Après quelques minutes, on l’entendit crier d’une voix basse et enrouée par l’émotion : « Tophie ! Hé, Tophie ! » Longtemps on l’entendit encore aux alentours des bâtiments, sa voix diminuant de force, pour finir par s’éteindre tout à fait dans la nuit. Au bout d’une heure, ma tante Sophie entra avec, sur le visage, un air ironique et triomphal. Mon oncle la suivait, penaud et humilié.

— L’est temps de s’coucher ! fit-il d’un ton qui voulait paraître autoritaire, mais qui n’était qu’une sorte de prière qu’il nous adressait.

Ma tante nous dit le lendemain qu’il l’avait cherchée dans tous les bâtiments avec un fanal allumé, et, qu’enfin, l’ayant trouvée dans un coin de la grange, assise sur un tas de foin, il avait déposé son fanal et avait dit simplement, en ouvrant le col de sa chemise : « Me suis lavé à la source… sens pas mauvais ! Viens-t’en ! » Puis il l’avait prise par le bras pour la faire lever et l’avait suivie humblement à la maison. Son boudin était fini.

Comme il ne savait pas lire, mais qu’il était friand de nouvelles, surtout des nouvelles politiques, Mandine ou moi lui lisions le journal hebdomadaire tous les dimanches soir. Ah, les articles politiques comme il en jouissait !

Il était « rouge » à tout casser, et c’était vraiment plaisir de voir sa joie quand son journal tapait sur le gouvernement « bleu », alors au pouvoir ! Ce qu’il retenait le plus de ces lectures, c’étaient les chiffres des dépenses de l’administration, c’était le chiffre de la dette du pays, la dette nationale !… Tant de millions de piastres pour une population de tant de millions d’habitants, c’était tant de piastres que chaque habitant devait. Par « habitant » il n’entendait naturellement que le paysan, c’est-à-dire lui-même et ses voisins. Ô alors, c’était une kyrielle de ses jurons favoris : « Qué bagasse de bout d’vache de fantasse de voleurs, de canailles que tous ces maudits bleus !… Mais, attendez ! l’bon Dieu arrangera ben ça un d’ces jours ! Laurier finira par mettre c’te crasse-là à la porte, crrréyon ! » Et il allait se coucher en bougonnant, mais heureux au fond de voir que les « papiers » s’occupaient de la chose et faisaient connaître les turpitudes gouvernementales.