II

LE CYDARIS,

PAR M. ANTONIN PROUST.
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




À MADAME LA COMTESSE STEPHEN DE V…


Stamboul, le 3e jour du Baïram.

Il faut que je vous rende compte, madame, de la visite que nous fîmes hier à l’Arménien Djezerli.

L’autre soir, à sa maison de Péra, il fut question du merveilleux kiosque qu’il a fait élever récemment sur les bords du Cydaris. Mme Beretta lui dit qu’elle entendait parler trop souvent des splendeurs de ce yali, pour ne pas désirer le voir.

« Eh bien, madame, lui répondit l’Arménien, si vous voulez venir en compagnie de ces messieurs y faire le kieff, le denxième jour du Baïram, je serai heureux de vous y recevoir. »

Faire le kieff veut dire, en bon français, digérer ; mais en turc cela signifie prendre une collation, car, pour jouir du kieff, il faut avoir nécessairement fait un regalo.

Un repas à la turque ! la chose n’était pas d’un médiocre intérêt pour deux Parisiens affamés de couleur locale, et vous devez penser si nous accueillîmes la proposition avec enthousiasme, et si notre enthousiasme fut au comble quand Djezerli ajouta :

« Vous verrez la hanoum. »

Hanem ou Hanoum, madame, signifie femme ; les Osmanlis, qui en épousent religieusement trois, sans compter les odalisques, dont le Coran ne limite pas le nombre, disent les hanoums, ou plutôt ils ne disent rien, car ils n’en parlent jamais ; mais Djezerli, qui est un homme modeste et un causeur civilisé, se contente d’une seule femme et dit, sans scrupule, la hanoum, voire ma hanoum, ainsi qu’un simple Gaulois.

Ce mot magique électrisa mon ami Jacques, et pendant les jours qui précédèrent notre visite, il ne fut question que de l’Arménienne.

Comment était-elle ? brune, blonde, grasse, maigre ? et surtout comment se vêtirait-il, lui Jacques, pour lui être présenté ? en Turc, en Persan, en Grec ou en simple giaour ? Il voulait plaire. Son imagination dansait, comme vous le voyez, une folle sarabande.

La veille, enfin, tout bien calculé, il décida qu’il ne changerait rien à son costume et comprimerait, comme par le passé, son cœur sous l’étroite redingote nationale. Pauvres gens que nous tous !

Le lendemain, des l’aube, Boulgaris, notre drogman que nous avons élevé pour les besoins de la cause à la dignité de bach-kiatibi, entra dans notre chambre.

Jacques était déjà levé et, étendu sur le sofa, aspirait à petites bouffées la fumée d’un long tchibouk. « Selamna-Alecum, me dit-il ; décidément, mon ami, je mettrai mon pantalon de nankin ; qu’en penses-tu, Boulgaris ?

Allah kerim (Dieu est grand !), » répondit le drogman.

Jacques s’habilla en marmottant une chanson que nous avions entendue la veille au cahvené (café) :

    Hammanum capussû ketchelû
    Itzuuden tchicar bir petchelû.

La porte du hamman (bain) est doublée de soie,
De ce hamman sort une femme voiléé.

« Il me vient une idée, fit-il en s’interrompant ; si je prenais un pantalon blanc ; Boulgaris !

— Effendi !

— Que dis-tu de cette idée ?

— Allah kerim !

— Va pour le pantalon blanc, reprit Jacques en fouillant dans sa malle… Mais, s’écria-t-il après avoir éparpillé tous les objets au milieu de la chambre, voyez où cet imbécile a mis mes vêtements de coutil ! Boulgar !

— Effendi !

— Où sont mes pantalons blancs ?

— Ils sont chez la blanchisseuse, Effendi.

— Allah kerim ! soupira Jacques.

— Voyons, mon ami, lui dis-je, blanc ou jaune, coutil ou nankin, habillez-vous, car j’entends le hammal qui amène les chevaux. »

Après de nombreuses digressions, Jacques acheva sa toilette et nous partîmes. Le hammal suivait en courant les chevaux que nous devions laisser à l’embarcadère de Kacim-Pacha.

Le dicton, fort comme un Turc, est, madame, tout à l’honneur des hammals (portefaix) ; ils sont d’une vigueur extraordinaire.

Hammal ou portefaix turc. — Dessin de M. A. Proust.

J’en ai vu quelques-uns gravir, avec un piano sur les épaules, la pente de Galata, qui peut passer pour une des plus rudes échelles du Levant, et l’Inde n’a pas de coureurs plus agiles.

Ces bêtes de somme se recrutent dans les Turcs pauvres de l’intérieur, qui viennent à la ville bekiars (célibataires) s’amasser un petit pécule pour prendre femmes. Leur esnaf (corporation) est une des plus importantes de Constantinople ; elle est divisée par odas (chambrées) et obéit à un chef élu (hammal-bachi).

Celui qui nous sert, Kara-oglou (le fils du noir), est d’un dévouement au-dessus de tout éloge ; il est surtout rempli d’attentions pour Jacques, qui, grâce à une légère teinture de la langue turque, passe à ses yeux pour un taleb (un lettré).

En traversant le cimetière de Péra, nous fîmes hurler quelques chiens perclus et grogner un vieux derviche endormi dans les hautes herbes du champ des morts, et je vous assure que, sans interrompre sa course, Karaoglou sut dire à chacun d’eux son fait et gourmander vertement les malotrus qui se permettaient d’aboyer après des tchelebis de notre importance.

De chien en derviche, nous arrivâmes à Kacim-Pacha.

Les caïques étaient nombreux, les caïqjis éloquents ; après examen, Boulgaris choisit une embarcation montée par quatre Arnautes ; mais au moment d’y mettre le pied, Jacques s’aperçut qu’il avait une barbe de deux jours, et demanda un quart d’heure pour se faire accommoder.

Nous allâmes donc jusqu’au cahvené voisin.

Aller au café y faire faire la barbe, peut vous sembler, madame, assez extraordinaire ; mais dans l’empire du soleil c’est ainsi que cela se pratique, et cet usage est loin d’être déplaisant. J’ajoute de suite qu’il n’a pas les inconvénients que vous lui pourriez supposer, et que la même main qui fait mousser le savon de Candie et écumer la crême du moka, met entre ces deux actes une ablution.

La décoration de ces officines est au reste d’une simplicité et d’une propreté très-grandes ; des murs, blanchis à la chaux, recouverts jusqu’à hauteur d’appui d’une boiserie autour de laquelle circule une estrade garnie de nattes.

Quand nous entrâmes dans le cahvené de Kacim-Pacha, un jeune homme se faisait épiler.

Nous prîmes, en attendant, une tasse de café, et fîmes apporter un tchibouck, le narguilhé exigeant des poumons herculéens et un goût pour le tombeki, que nous n’avons ni l’un ni l’autre, mon ami et moi.

Un barbier turc. — Dessin de A. Proust.

Jacques rasé de frais, nous regagnâmes le caïque, qui se tenait frémissant sous les rames, et la mer gémit bientôt sous les coups redoublés.

Rien n’est plus gracieux que ces yoles longues et étroites qu’on appelle des caïques ; rien aussi n’est plus élégant que le costume des caïqjis, vêtus d’une simple chemise en soie de Brousse et d’un large pantalon flottant.

Pensez en outre, madame, que la Corne-d’Or, que nous traversions, est une des merveilles de ce merveilleux coin de terre où s’élève la ville de l’Islam ; que ce lac, calme, limpide, reflétait dans ses eaux embrasées par le soleil levant les minarets, les mosquées, les faces peintes des turbés, les touffes de platanes et toutes ces étranges fantaisies de l’architecture orientale, et vous aurez une idée de cet harmonieux tableau au milieu duquel notre vêtement terne devait faire sans nul doute un très-pitoyable effet.

En quelques coups d’aviron nous eûmes gagné le Barbyzès, et après un kilomètre de navigation sous une voûte de sycomores aux cimes larges et touffues, nous atteignîmes l’embouchure du Cydaris. À partir de là, la rivière se rétrécit, les prairies deviennent plus vertes et plus étendues, les ombrages plus frais et plus doux ; on se trouve là presque à l’extrémité des eaux douces, loin du souffle toujours desséchant de la mer, au milieu d’une vallée qu’on croirait normande, n’était la transparence de l’atmosphère et l’accent de la végétation.

Derrière un bosquet de sumaks et de peupliers, apparut bientôt la façade du kiosque de Djezerli.

La construction est entièrement faite de ce marbre de Marmara veiné de bleu, très-employé sur le Bosphore.

Il me serait assez difficile de vous dire à quel ordre d’architecture appartient ce yali, arabe par l’ornementation des fenêtres et des balcons, renaissance par le développement de la base, et mongol par la toiture en cuivre doré ; toujours est-il que ce produit hybride est d’une tournure agréable.

Trois marches, faites d’onyx rose d’Égypte, baignant à moitié dans l’eau, donnent accès sur un péristyle octogone, muni au centre d’une large vasque en porphyre sanguin ; des guipures de stuc coloriées, discrètement rehaussées d’or, décorent la balustrade de cette enceinte et relient les tons froids du marbre aux notes plus chaudes de la verdure environnante.

Djezerli, vêtu d’un ample machlak persan, nous attendait là.

Le banquier arménien a, soit dit en passant, le bon goût de ne pas adopter le costume des modernes Osmanlis, costume qui les fait ressembler à des bouteilles de vin de Bordeaux cachetées de rouge, ou, plus justement, aux flacons pansus des crus de Bourgogne, car les sujets de la Sublime-Porte sont généralement obèses.

Allaha emanet aloun ! muçafir, me dit-il quand je mis pied à terre (que Dieu soit avec toi, mon hôte) ; puis il nous fit force téménas[1].

Tchibouch ! glyco, cria-t-il en frappant dans ses mains. Deux serviteurs parurent, apportant les lulés garnis d’ambre et le plateau aux confitures. Nous prîmes place autour du péristyle. Mme Beretta ne tarda pas à arriver avec son frère et le médecin grec Plessa.

Les convives réunis, on passa dans le selamlick.

Cette salle est toute boisée de bois de cèdre relevé de baguettes de rosiers ; sur le sol, une natte ; le long des murs, une estrade garnie de tapis du Koraçan, représentant des oiseaux imaginaires.

L’habitude de brûler des parfums avait imprégné l’ameublement d’une odeur de benjoin tellement fade et désagréable qu’il nous sembla pénétrer dans le laboratoire d’un parfumeur, et j’avoue que ce ne fut pas sans satisfaction que j’entendis un des oghlaus prévenir (à la française) que le repas était servi.

Mon ami Jacques, qui jetait de temps à autre un regard inquiet vers les ouvertures, espérant à chaque instant voir entrer la hanoum, se leva comme mû par un ressort. Djezerli offrit la main à Mme Beretta, et nous entrâmes dans une seconde salle soutenue par des colonnettes supportant des arceaux en cœur, une véritable salle arabe, ornée d’azulejos, et garnie à la voûte de pendentifs formant stalactites.

La table, chargée d’une quantité considérable de mets, était dressée à un des angles.

Je n’entreprendrai pas, madame, de vous faire le détail du menu. Brillat-Savarin y perdrait sa langue.

Le dîner turc est une succession incohérente de viandes hachées et de sucreries qu’on porte à sa bouche avec une petite cuiller en écaille ou plus souvent avec ses doigts ; le tout très-parfumé, à la violette, à l’orange, au limon, à la menthe ; les Turcs mangent beaucoup par le nez. Les plats de résistance sont le pilaf (riz bouilli au jus de viande), le kebab (tranches de mouton qui voient le feu, mais n’y touchent pas, selon le précepte du Coran), le yaourt (lait caillé), le kaïmak (crème fine, délicate, exquise avec les fraises du Bosphore), le baklava (tarte aux confitures), etc., etc…

Toutes ces préparations se succédaient rapidement ; la crème à la rose faisait place à la crème à la violette, les cailles au jasmin remplaçaient le poulet au jus de cerise, mais la hanoum n’arrivait pas.

Enfin, à l’instant ou on apportait le cherbet[2], dernier acte du dîner oriental, elle entra.

« Allah kerim ! » me dit Jacques à l’oreille. Cette apparition venait de lui rendre la parole.

Après que nous eûmes été admis à lui baiser la main, Jacques se répandit en onomatopées admiratives, et devint franchement insupportable ; il réédita toutes les comparaisons tombées en désuétude : les lèvres de corail, les dents de perles, etc., etc., ; il n’oublia que les yeux de faïence, et il eut tort, car rien n’était plus en situation ; le regard fixe des femmes du Levant a en effet quelque chose d’étrange et d’immobile, qui ferait douter de leur âme ; l’éclat de la faïence, en un mot, qui brille et ne reflète pas.

Nourmahal (c’est le nom de la femme de Djezerli) est grande ; l’ensemble de sa physionomie est d’une douceur résignée, mais d’une expression intérieure peu saisissable. Selon l’usage, ses yeux sont rehaussés d’une teinte de surmeh[3] qui les agrandit et leur donne de l’éclat ; ses cheveux sont noirs, son teint d’un blanc mat ; l’arête du nez est indécise, la lèvre épaisse, la forme du visage plus romaine que grecque, les extrémités fines et délicates. Elle était vêtue d’une longue robe de soie, forme empire, retenue à la taille par un simple nœud de ruban.

Sur les instances de Mme Beretta, elle trempa ses lèvres dans une coupe de cherbet et mordit à une tranche de pastèque. Une pareille invitation est un grand honneur, en Turquie, pour la femme qui ne se considère pas comme digne de prendre place à la même table que son maître et que ses hôtes.

Djezerli fit signe d’apporter les aiguières et l’Arménien nous emmena dans une galerie haute donnant sur le Cydaris, pour prendre le café et fumer.

Toutes les femmes turques chantent, madame ; don Juan l’affirme et je le crois, car le chant est une distraction à l’ennui, et elles s’ennuient.

Jacques, qui a lu Byron, pria donc Nourmahal de charmer les douceurs du kieff par sa voix enchanteresse, et, sans se faire beaucoup prier, l’Arménienne se dirigea vers un gros meuble recouvert d’une tenture.

Je pourrais vous donner en cent, en mille, à deviner ce qu’était ce meuble, mais j’aime mieux vous le dire de suite : ce meuble était un piano, et quel piano, Buyuk Allah ! une véritable épinette. Aux premiers accords, il y eut un frémissement général ; chacun de nous venait de reconnaître une romance de notre ami Nibelle. — J’avais vu jouer du Scribe dans la patrie d’Eschyle ; mais entendre une ritournelle française au pays de Mahomet, cela me reporta plus brutalement encore en plein Occident, au milieu de l’épopée bourgeoise, dans un de ces raouts de cucurbitacées, où la demoiselle de la maison glapit de sa voix qui mue l’ode écœurante. Ô civilisation !

Je sais bien que beaucoup de gens (et ceux-là n’ont jamais entendu monter en une spirale harmonieuse votre voix touchante et sympathique) me diront : Mais qu’est ce donc que le pouvoir d’un son ? Je ne leur répondrai rien, car je ne parle pas pour les sourds ; mais ce que je vous affirme, c’est qu’à ces notes étiolées et vulgaires, je me retournai pour voir si Djezerli avait un habit à queue de morue, un gilet trop court et un pantalon trop étroit ; je crus voir dans le panorama splendide qui se déroulait sous nos yeux la vue des buttes Montmartre, et il me sembla entendre…

Jacques m’affirma le soir que Nourmahal avait une voix délicieuse, que le piano était excellent, la romance adorable, et que mon cauchemar n’était dû qu’à la dose d’opium que contient le tabac du Levant, opinion poétique qui prouve une fois de plus aux incorrigibles matérialistes que nos yeux et nos oreilles ne sont que les humbles serviteurs de notre imagination.

Dès que la grande chaleur fut passée, Djezerli fit amener des chevaux et un talika (voiture à un cheval), et nous suivîmes la prairie de Hiaat-Hané.

La soirée était admirable et la lumière plus douce baignait de ses ondes argentées l’immense paysage au fond duquel se dentèle la mosquée d’Eyoub.

Nous marchions au pas dans l’étroit sentier chargé de promeneurs. Guarda ! criaient de temps en temps les kavas et les saïs, et à ce cri les férédjés des femmes turques se rangeaient lentement avec ces allures d’oies grasses qui leur sont particulières ; sur les bas côtés, les arabas, lourdement traînés par des bœufs et secoués par les inégalités du terrain, rendaient des sons plaintifs. C’était un pêle-mêle charmant, franchement oriental.

Nourmahal fit arrêter le talika devant un groupe de musiciens, qui, armés d’un rebec, d’une petite flûte et d’un tambourin, faisaient entendre un chant nasillard, miaulement barbare et mélancolique.

Nous étions cette fois bien loin de l’Europe, et nous pouvions réciter la strophe du poëte allemand ;

      Adieu, salons polis !
    Hommes polis ! Dames polies !
    Je viens voir les pays inconnus
Et laisser bien loin sous mes pieds votre fourmilière.

Mme Beretta, pour nous ramener en Occident, proposa d’aller voir l’église de Baloukli et ses poissons miraculeux.

Une dame arménienne. — Dessin de M. A. Proust.

Le projet adopté, notre petite caravane s’ébranla, traversa Eyoub, longea les vieux murs de Constantin et mit pied à terre à l’entrée du couvent byzantin.

Ce monastère est à moitié ruiné ; les longs rameaux de la vigne et les bras nerveux du lierre s’entrelacent pour soutenir ses murailles chancelantes ; on soulève, pour entrer, ce rideau de verdure comme une portière, et on sent, dans la cour, trembler sous ses pas les dalles disjointes.

Je ne pénètre jamais, madame, sans émotion dans un édifice démantelé ; mais mon émotion vient moins de l’impression causée par la ruine, que de la crainte en apparence puérile d’y trouver des réparations. J’ai horreur des raccommodages. Pourquoi, en effet, mettre des pièces aux vieilles choses qui n’ont plus de raison d’être ?

Laissons les vieux édifices tomber d’eux-mêmes ; admirons-en la poésie, mais n’essayons pas de les relever. C’est là le défaut du couvent de Baloukli, comme de bien d’autres ; la croyance s’en va ; on fait des miracles pour la retenir. Triste charlatanisme !

Le miracle de Baloukli est l’Agiashma, la source sainte.

Au moment où Mahomet II entrait dans la ville des Empereurs, dit la légende, un moine de Saint-Basile faisait frire des poissons, et une voix, une voix d’en haut, lui dit :

« Laisse là ta poêle, moine, car la ville est prise par les Turcs.

— Quand ces poissons ressusciteront, quand ils sauteront hors de la poêle, je te croirai, » répondit le moine.

Les poissons ressuscitent, les poissons sautent hors de la poêle et se mettent à nager dans la fontaine de Baloukli.

Ladite légende coûte deux piastres avec une image, et le moine crasseux qui la vend ajoute, en vous menant près de la fontaine : « Idos psari, eflendi (vois les poissons, effendi). » Mais ces poissons sont d’intelligents poissons, et ils ne montrent leur côté rouge, le côté grillé, que si vous jetez dans le bassin une pièce d’argent.

Moines du couvent de Baloukli. — Dessin de M. A. Proust.

Ce petit commerce rapporte chaque année une somme assez ronde, qui ne sert pas à décrasser les moines, mais à surcharger d’ornements grotesques la Panagia, la vierge, la toute sainte.

Quand nous sortîmes de Baloukli, le soleil descendait rapidement vers l’horizon. De grandes bandes violacées traversaient le ciel au-dessus de Constantinople, les coupoles des mosquées étincelaient sous les derniers rayons ; nous prîmes congé de nos hôtes et gagnâmes Péra.

Aujourd’hui, c’est du café des tériakis (fumeurs d’opium) que je vous écris cette lettre.

Jacques déguste un sorbet au hatchich. Puisse ce breuvage prolonger ses doux rêves !

Quant à moi, permettez, madame, que je vous adresse mes meilleurs téménas.

Ant. Proust.



  1. Il a déjà été question plus haut de ce salut qui se fait en portant la main successivement au cœur, à la bouche, au front, en montrant la paume de la main pour témoigner de la pureté et de la franchise de ses intentions.
  2. Le cherbet est un composé d’eau et de miel, mélangé de divers ingrédients.
  3. Surmeh, préparation d’antimoine et de noix de galle.