Mœurs turques/01
MŒURS TURQUES.
I
LES FEMMES TURQUES, LEUR VIE ET LEURS PLAISIRS.
On se fait, chez les nations de l’Occident, une bien fausse idée de la condition des femmes turques, et on leur applique volontiers cette exclamation de Diderot : « Femme, que je te plains ! » On se les imagine victimes de la tyrannie ou de la jalousie maritale, condamnées pour la vie à la réclusion dans de tristes appartements, gardées à vue par d’épouvantables moricauds armés de bâtons et de fouets, sevrées de plaisirs et de distractions, privées de toute société extérieure, réduites, en un mot, à ne voir d’autres figures humaines que celles de leurs compagnes de réclusion, souvent leurs rivales, et celle plus ou moins rébarbative de leur « seigneur et maître. »
Que de fois n’avons-nous pas entendu des dames parisiennes plaindre charitablement le sort de leurs sœurs de Constantinople, et maudire la force, personnifiée dans le mari turc, opprimant la faiblesse résignée, sous la figure de ses femmes. Touchante compassion, noble indignation, qui prouvent la justice et la bonté de vos cœurs, mesdames, mais qui n’ont pour origine qu’un préjugé ! Oui, vraiment, un préjugé, car nous doutons qu’il y ait en Europe un pays où les femmes, désœuvrées, curieuses, indolentes, avides de plaisir et de distractions, comme l’est la hanoum[1], sortent, flânent, courent après l’amusement, satisfassent leurs caprices et se donnent, autant qu’elle, du beau et bon temps, aussi bien au harem[2] qu’au dehors. C’est à ce point que nous croyons que beaucoup d’Européennes, tous avantages et inconvénients bien considérés, n’hésiteraient pas à échanger leur sort et leur liberté relative contre le prétendu esclavage de la femme orientale, si elles la connaissaient mieux.
Nous ne parlons ici, bien entendu, qu’au point de vue matériel : au point de vue moral et intellectuel, c’est autre chose, et si l’on veut se tourner de ce côté-là, nous comprenons et nous approuvons aussi ce mot : « Femme, que je te plains ! »
La femme levantine est, avons-nous dit, la plus désœuvrée du monde ; elle l’est non-seulement par suite de son indolence inhérente à sa nature, de l’insouciance de son caractère presque enfantin, de l’horreur qu’elle a de l’étude et de toute occupation sérieuse ou suivie, mais fatalement et par la force des choses.
Le désœuvrement absolu, considéré, dans les pays avancés en civilisation, comme une exception honteuse, est général en Turquie, et, sous ce rapport, toutes les femmes y sont égales. L’éducation qui développe le goût des arts et des choses de l’esprit, où l’amour du prochain qui porte à s’occuper de lui, font presque complétement défaut à la vraie hanoum. Une jeune fille qui, à l’âge de treize à quatorze ans, terme ordinaire de ses études, joint à la connaissance de quelques travaux d’aiguille[3] celle de la lecture, passe pour une personne instruite, et pour une savante si elle en arrive à savoir écrire fort médiocrement et les deux premières règles de l’arithmétique ; enfin une kiz (jeune fille musulmane) sera citée comme un modèle de perfection si, avec tant de savoir, elle peut chanter de routine quelques romances et chansons, ou jouer du santour[4], du tambour[5], ou de la flûte simple. Mais des sujets aussi accomplis sont bien rares, rares comme des prodiges !
D’autre part, les mœurs ne permettant pas à la femme des classes moyennes de se livrer au commerce, elle est aussi oisive que la femme riche ou de haut rang.
La femme pauvre elle-même ne travaille que par exception et à ses heures, surtout à Stamboul, le mari ne poussant jamais le despotisme jusqu’à l’y forcer, et lui associant souvent une négresse, sur laquelle elle ne manque point de rejeter presque tout le fardeau du travail et du ménage.
Toutes les femmes turques, à quelque condition qu’elles appartiennent, sont donc pour ainsi dire perpétuellement condamnées au far niente. Or, l’ennui, ce monstre hideux qui naît de l’oisiveté, voilà le grand, le terrible ennemi qu’il leur faut incessamment combattre ! Aussi, toutes leurs pensées, toutes les ressources de leur esprit ne tendent-elles qu’à ce seul but : chasser l’ennui, en d’autres termes, s’amuser, se divertir : et comment ne parviendraient-elles pas à en découvrir les moyens, n’y mettant pas moins d’application et de persévérance que l’homme le plus exercé par l’étude et la méditation à la solution des problèmes les plus ardus de la science.
D’abord dans les harems riches, où chaque hanoum en titre possède en propre son appartement, quelquefois tout un corps de logis, son personnel et un train de maison complet, ces dames se réunissent, toujours sur invitation, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre ; les amusements de ces intérieurs sont les petits et les grands jeux, les causeries et les contes, dans la douce paix du tandour[6], pendant les rigueurs de l’hiver ; il y a la musique instrumentale et les chants à l’unisson, les danses et les pantomimes dansées sur les dalles luisantes des vastes salles basses ; les bains en commun et leurs jeux spéciaux ; les promenades et les courses dans les jardins et sur les terrasses, les émotions de l’escarpolette ou l’agréable balancement du hamac, le tout avec accompagnement de tchiboucs et narguilhés incessamment renouvelé et de petits repas délectables ; enfin et surtout il y a l’incomparable amusement des tours, quelquefois cruels et toujours à effet comique, joués aux nègres et aux négresses dont les grognements, les grimaces et les contorsions grotesques provoquent des éclats bruyants d’hilarité.
Du reste, il n’est pas besoin, pour subvenir aux frais de ces plaisirs, qu’un harem soit riche. Le toutounn (tabac), les doundourmas (sucreries), les fruits ne sont pas à des prix inabordables, et d’ailleurs on se cotise sans façon.
Les dames d’un même harem sont souvent nombreuses ; les voisines le sont bien plus encore, et chacune d’elles peut et doit même organiser quelqu’une de ces matinées, journées ou soirées, ce qui permet de renouveler très-fréquemment ces distractions de l’intérieur.
Mais les plaisirs du dehors ont encore de plus puissants attraits, et la hanoum les recherche et les goûte bien autrement que ceux de la maison, parce qu’ils satisfont davantage sa mobilité, sa curiosité et sa vanité sans pareilles ; et comme rien absolument n’entrave sa liberté d’action (quoi qu’en pensent chrétiennes et chrétiens), elle se le donne le plus souvent qu’elle peut.
Énumérons ces plaisirs. Il en est quelques-uns qu’aucune relation de voyage n’a pu révéler ni à nos lectrices ni à nos lecteurs.
Les hanoums ne se plaisent à sortir qu’en compagnie. On les rencontre souvent par groupes de douze ou quinze, sans compter les enfants de tout âge qu’elles mènent par la main ou portent sur leur dos, comme un sac de voyage.
Elles vont ainsi dans les bazars de Tcharchi, qu’elles parcourent en tous sens durant une grande partie de la journée, ébranlant les voûtes de bois des éclats de leurs voix et de leurs rires bruyants. Elles sont l’effroi des marchands réayas et des marchands turcs eux-mêmes.
Les hanoums — nous en exceptons, pour ce qui suit et dans toutes les autres circonstances analogues, les femmes des classes élevées dont le langage, la tenue et les manières sont des plus dignes et pleins de distinction — les hanoums ne se contentent pas, comme quelques Parisiennes, de s’installer des heures entières dans les boutiques et d’y faire déplacer et déployer les unes après les autres toutes les marchandises qui s’y trouvent, pour s’en aller ensuite sans rien acheter ou après avoir offert des prix dérisoires ; elles s’introduisent de gré ou de force dans les arrière-boutiques, dont elles mettent sans façon les propriétaires à la porte, pour y consommer à leur aise, et à visage découvert, les friandises et les rafraîchissements qu’elles ont achetés aux marchands ambulants qui circulent en grand nombre dans Tcharchi. Enfin, traînant leurs babouches et le pan flottant de leurs férédjés[7] sur les dalles des bazars ou les pavés des rues, semblables à ces docteurs bouffons et à ces polichinelles ricaneurs du Corso ou des Lagunes pendant les folles journées du carnaval, elles s’en vont jetant à brûle-pourpoint à la face des gens, des boutiquiers aussi bien que des passants, des compliments naïfs ou étourdissants, ou des quolibets mordants et des épithètes mortifiantes. Si quelque marchand leur répond trop vivement, gare à sa barbe ou à ses cheveux ! tout est permis à ces enfants terribles.
La place d’Ett-Meydann (esplanade de la viande)[8] est l’un des lieux ordinaires de rendez-vous ou de halte des hanoums au sortir des bazars. Des espèces de marchés ou foires s’y tiennent de temps en temps, et rien ne saurait rendre alors l’aspect curieux et agité qu’elle présente et l’effet assourdissant des mille clameurs confuses qui s’en élèvent de toutes parts.
Il y a des visites de trois sortes : les visites demandées ou annoncées, les visites par surprise et les visites à l’aventure.
Lorsqu’une ou plusieurs dames de la même maison veulent visiter des amies d’un autre harem, elles leurs envoient deux djariéhs (demoiselles de compagnie), suivies d’un nègre, ou simplement un de ces monstres, qui annoncent à la hanoum désignée que leurs maîtresses viendront passer la journée chez elle (ces visites sont rarement moins longues). Les usages et la civilité exigent que les visites annoncées, sauf les cas d’empêchement majeur, soient toujours accueillies avec empressement et le sourire sur les lèvres, toutes affaires cessantes, tous projets ajournés.
Ainsi avertie dès le matin, la hanoum expédie ses gens mâles et femelles auprès de ses amies et connaissances pour les prier de venir en l’honneur de la dame qui s’est invitée elle-même. Quoique l’acceptation de ces invitations ne soit point de rigueur, bien rares sont les hanoums, les coconas (dames chrétiennes) et les boulitzas (dames juives) qui s’en excusent ; encore ne le font-elles jamais qu’avec un chagrin très-réel, tant le goût des réunions et des causeries est développé chez les Levantines.
Les habits de gala sont de rigueur. La réunion, commencée d’ordinaire vers midi, ne se termine guère avant la tombée de la nuit, tout l’intervalle se passant à fumer force tchiboucs et narguilhés, à absorber quantité de tasses de café, de verres de limonade et de sirops, de fruits, de confitures et autres friandises, à jouer aux cartes ou au jacquet, à jaser bruyamment de mille choses plus banales les unes que les autres, surtout à médire cordialement du prochain.
Ôtez de la visite annoncée l’avertissement qui la précède, les invitations en grand qui en sont la suite, la recherche des toilettes, et vous aurez une visite par surprise, laquelle toutefois n’exclut ni la contrainte imposée à la visitée, ni la durée, ni les bombances de rigueur.
Les visites à l’aventure paraîtraient extraordinaires en France. Plusieurs dames se réunissent en groupe et s’en vont par les quartiers et les faubourgs de la ville frapper aux portes de maisons inconnues et offrir visite à des personnes qu’elles n’ont jamais vues. Les coconas et les boulitzas demandent l’hospitalité naïvement et le sourire à la bouche, comme des enfants timides qui convoitent un objet, mais les hanoums ne demandent pas, elles entrent bon gré mal gré ; pareilles à certains « intimes, » elles s’imposent comme en pays conquis et avec le sans-gêne d’un seigneur honorant de sa présence la demeure de ses vassaux. Cependant il arrive bien rarement qu’une maîtresse de maison se refuse à recevoir ces sortes de visites ; son accueil peut seulement se ressentir de l’opportunité ou du contre-temps de la surprise, et avant tout de son caractère et de son éducation.
Ce sont plutôt de véritables parties de campagne, les lieux de réunion en plein air étant fort éloignés de la ville et des principaux faubourgs qui l’environnent. On s’y rend, les dimanches et les vendredis, pendant la belle saison, en ambas ou en caïks avec toutes sortes de provisions de bouche. La plupart ont été choisies sur les charmantes rives européennes et asiatiques du Bosphore[9].
Sur quelques-unes des ces promenades publiques les sultans ont fait élever, pour l’usage des hanoums, des terrasses superposées en gradins, dominant des pièces d’eau et un espace aplani ou les djambazes et les peylévanns (acrobates et prestidigitateurs), les musiciens et les danseurs ambulants donnent des représentations publiques. Le patichach vient parfois avec ses courtisans passer une partie de la journée et éblouir un instant de sa personne les yeux des ses charmantes sujettes qui le récompensent de cette haute faveur par leurs acclamations enthousiastes et leurs ferventes bénédictions. Des beys, des pachas, de jeunes Musulmans riches circulent à cheval.
M. de Lamartine a fidèlement et admirablement décrit ces prairies émaillées de groupes innombrables de femmes levantines aux blancs yaschmacs[10], aux féredjés de mille nuances, et d’hommes aux costumes les plus variés ; il en a peint toute la poésie et tous les brillants plaisirs ; nous ne pouvons que conseiller aux lecteurs de relire ces belles pages du Voyage en Orient. C’est une féerie. Aucune de nos fêtes n’en a le prestige.
Au milieu de ces divertissements de toute sorte : spectacles, pantomimes, chants, danses, courses à cheval, cortéges, luttes, etc., quand viennent les heures des repas, les cercles des hanoums assises se resserrent, et baissant la partie inférieure de leurs yaschmacs, dégustent plusieurs services de mets délicats, tandis que les nègres ou à leur défaut les jeunes gens de la famille, les protégent contre toute indiscrétion des infidèles. Elles voient tout sans être vues, du moins de trop près.
Bien que dans presque chaque quartier il existe un établissement de bains publics à l’usage des femmes, ou que, du moins, celui des hommes leur soit cédé deux ou trois fois par semaine, les hanoums aiment beaucoup mieux se transporter aux bains des quartiers et des faubourgs les plus éloignés. Elles se concertent d’avance sur le jour et le choix de l’établissement, et passent une partie de la veille à préparer des pâtisseries et des mets succulents. Contrairement à leurs habitudes paresseuses, elles se lèvent avec le soleil pour se parer de leurs plus riches atours. Bientôt les arabas ou les caïks, retenus plusieurs jours d’avance, les emportent cahin-caha à l’établissement convenu, où la plus grande partie de la journée s’écoule dans des alternatives d’ablutions d’eau bouillante (c’est une sorte de bravoure hygiénique), de bombances de toutes sortes, de fumeries, de jeux, de rires, de chants, voire même d’altercations et de vraies batailles à coups de tasses et de galoches entre baigneuses de religions différentes !
Les turbés sont les monuments funéraires des sultans, des sultanes Validés (mères des souverains), des princes et des princesses de leur famille. Chaque sultan a sa turbé particulière, de même que les cheikhs-ul-islam (grands pontifes des croyants).
Ces tombeaux s’élèvent dans les divers quartiers de Stamboul.
Pour les femmes turques la visite des turbés les plus éloignées, dont elles obtiennent facilement l’accès, a un triple but de curiosité, de promenade et de piété.
Elles vont aussi, par parties de plaisir, aux tékièhs ou couvents, surtout à ceux des mevlevis (derviches tourneurs). Chaque tékhièh a ses cérémonies publiques, joie et orgueil des vrais croyants ! Quelques-uns sont célèbres pour leur musique, leurs danses ou leurs exercices furieux. Quel plaisir émouvant pour les hanoums de voir, par exemple, les Bektachis, aux torses et aux jambes nus, aux figures horriblement contractées, se percer les chairs avec de grandes aiguilles de fer, se frapper avec le tranchant effilé de coutelas et de yatagans, se couvrir le corps de serpents et de couleuvres, se tirer les yeux hors de leurs orbites et se livrer à cent autres extravagances effroyables ! Comme les cœurs de ces dames sont agités ! quels cris d’enthousiasme, quels soupirs d’admiration, quels sanglots de piété !… Certes aucun spectacle, aucune fête n’a le privilége de les attirer avec autant d’empressement, ni en plus grand nombre, ni plus irrésistiblement.
Une soirée dans un harem est un événement assez rare, les réunions de nuit étant contraires aux habitudes musulmanes. Aucun homme n’y assiste[11].
Les soirées du Khalva (ainsi appelées du nom de certaine pâte dure, friable et mielleuse qu’on y sert aux invitées) n’ont lieu que dans les riches harems, à l’occasion d’une naissance, d’un mariage, d’une élévation en dignité du seigneur mari, ou d’une réconciliation de deux hanoums, cohabitantes, parentes ou amies.
Quelques jours avant la fête, des djarièhs (suivantes) vont porter des invitations verbales aux dames désignées. Quelques-unes de ces invitations sont faites par la maîtresse de maison en personne dans ses visites, d’autres par l’entremise des effendis. Notez que les musulmanes ne sont pas seules invitées : des dames chrétiennes, franques (occidentales) ou indigènes, dont les chefs sont en rapport d’affaires ou d’amitié avec le maître de la maison, peuvent aussi venir à ces soirées[12].
Environ une heure après le coucher du soleil, les harems commencent à arriver, à pied, précédés, dans les rues obscures (Stamboul n’est jamais éclairée la nuit), de nègres ou simplement d’un domestique portant une lanterne à deux ou trois chandelles. Les djarièhs de la maison, souriantes et aimables, viennent au-devant des invitées dans le vestibule, leur adressent, avec de gracieux téménas[13], le khosch yeldiniss (paroles de bienvenue) d’usage, et les conduisent dans une salle basse qui sert de vestiaire. Là elles les débarrassent de leurs férédjés et de leurs yaschmacs, de leurs tchélecs et de leurs papoutchs (double chaussure de sortie).
Du vestiaire, les djarièhs conduisent les invitées au premier étage, en les précédant le long de l’escalier droit, ou, si elles sont d’un rang élevé, en les soutenant aux coudes et aux aisselles.
Dans les sérails et les riches harems, après avoir traversé plusieurs galeries, corridors, et pièces de toutes formes et de toutes dimensions, le tout d’une nudité absolue, on arrive à la salle où la fête a lieu ; c’est la plus vaste et la plus riche. Un divan de pourtour, à hauts matelas, à coussins rembourrés de laine, à long effilé de soie mêlé de fils d’or, occupe trois côtés de cette salle ou, si elle est par trop vaste, deux divans en fer à cheval se font face à ses deux bouts, tandis que l’espace qui les sépare n’est garni des deux côtés que par des tchités ou matelas carrés, des tabourets, des escabelles et des bandes de tapis, ou encore par des chaises, fauteuils et canapés, si la mode franque a pénétré dans la maison. Des lustres en cristal taillé à facettes, dont un très-grand au milieu, des branches en bronze ou en porcelaine, de gros cierges fixés sur de riches piédestaux et placés de distance en distance, éclairent magnifiquement de leurs mille flammes la salle de réception dont le parquet est tendu d’une fine natte d’Égypte enjolivée de dessins et d’arabesques. En hiver, comme il serait très-difficile de chauffer une salle de cette dimension, les cheminées et les calorifères étant inconnus dans les maisons turques, la réception se fait dans une ou plusieurs autres pièces moins grandes dont la température est adoucie par de grands brasiers en cuivre placés au centre, et des tandours aux angles des divans. La maîtresse de la maison reste assise à l’un des kiochés (angles du divan), place d’honneur, ainsi que celle qui est à sa droite. Les invitées, introduites dans la salle de réception, s’avancent sans être annoncées vers la maîtresse, qui leur dit invariablement, avec un aimable sourire : Séfâ yeldiniss, khosch yeldinîss[14], échange avec elles téménas et compliments, ou donne sa main à baiser aux kiz, aux toutes jeunes hanoums, et aux femmes du peuple qui se présentent souvent sans invitation pour assister à la soirée et auxquelles on ferme rarement la porte. En Turquie, l’égalité est la règle, mais elle n’est pas absolue.
Sur le bouyourounn[15] de la hanoum maîtresse, les arrivantes vont s’asseoir successivement et côte à côte, à droite et à gauche, sur le divan, les jambes croisées ou un genou levé. La seconde place d’honneur est réservée à la plus riche ou à la plus respectée des invitées, ou à celle dont l’on fête la réconciliation.
Si le nombre des invitées est trop grand pour que toutes puissent trouver place sur les divans, les kiz et les hanoums d’un rang inférieur sont priées de s’asseoir sur les tchités et les tapis qui garnissent le côté de la pièce dépourvu de divan.
Des djarièhs servent immédiatement le tchtibouc allumé, à bouquin d’ambre plus ou moins riche, et le café ou le cherbett (eau sucrée colorée et bouillante) dans des fildjanns ou petites tasses en porcelaine, sans anse, plongeant à demi dans une espèce de coquetier nommé zarff, en métal précieux ou commun, artistement ciselé à jour. De la confiture ou de la gelée de fruits, rangée par petites portions dans un plat d’argent aux bords ciselés, est servie après le café. Chacune des invitées, en commençant par la plus considérée, après s’être fait longuement prier, porte à sa bouche l’unique cuiller qui est dans le plat et qui sert à tout le monde. Avec la même fraternité, toutes les lèvres se collent, pour boire une gorgée, au même grand verre d’eau qui suit le plat de confiture.
La soirée débute par une conversation générale, bruyante, animée, joviale ; les questions et les réponses se croisent en tous sens, les provocations et les reparties bondissent de divan en divan, les plaisanteries volent d’un bout à l’autre de la salle, les perfides insinuations se heurtent entre deux groupes, et les exclamations et les rires remplissent l’air de leurs éclats argentins. Après le premier feu, la conversation de générale devient partielle, sans cesser d’être creuse, banale et médisante.
Soudain, à un signal de la maîtresse de maison, ses filles ou celles de ses djarièhs qui possèdent des talents en musique s’asseyent en ligne sur un tapis, de manière à être vues de tout le monde, et se mettent à chanter en chœur des romances et des chansons, en s’accompagnant du santour, de la mandoline, de petites timbales et du tambour de basque, le tout à l’unisson. Les plus jolies voix et les instrumentistes les plus habiles exécutent des soli qui arrachent des soupirs et des exclamations de contentement à l’auditoire. Sur un autre signal, au moment où exécutantes et auditrices sont transportées par la musique, d’autres jeunes filles se placent vis-à-vis, au centre de la salle, et se livrent à une sorte de pantomime dansée, se rapprochent, s’éloignent, s’enlacent ou se fuient, se penchent langoureusement sur les côtés, ou renversent en arrière leurs flexibles tailles, ou secouent mollement leurs épaules, accompagnant toute l’action de claquements répétés des pouces contre les doigts du milieu en guise de castagnettes.
Pendant que s’exécute cette espèce de divertissement, les tchiboucs sont renouvelés sans cesse et remplissent d’un nuage bleuâtre’atmosphère de la salle ; les rafraîchissements solides et liquides, les confitures et les tranches rosées de pastèque, le café ou le salep défilent devant les invitées qui se font beaucoup moins prier.
Après la musique et les danses, la hanoum-maîtresse propose à la compagnie des parties de cartes et de jaquet. Les invitées qui désirent se livrer au jeu vont prendre place autour des tables qu’on apporte aux encoignures des divans ou croisent les jambes sur la natte pour la partie de tric-trac. Les jeux sont toujours intéressés ; les Levantines s’y passionnent comme nos joueuses de Hombourg, mais sans y risquer autant d’argent. On fait des paris. Celles des dames qui n’y prennent pas part continuent la conversation ou s’entre-narrent des contes à tour de rôle. Quelquefois, lorsque dans la réunion se trouvent des personnes possédant le talent de bien conter, on arrête le jeu ; mais il est indispensable que la conteuse ait reçu au suprême degré le don de patience, car elle sera infailliblement interrompue à chaque instant par les « mais, » les « pourquoi » et les « comment » de ses auditrices, quand bien même elles auraient déjà vingt fois entendu raconter l’histoire.
Si la soirée n’est pas trop avancée, les musiciennes exécutent de nouveaux morceaux, ou bien des kiz ou de jeunes femmes improvisent des pantomimes non dansées, si peu intelligibles, malgré la véhémence de l’action, que presque toujours les actrices sont obligées de les expliquer après coup à la compagnie.
Cependant la maîtresse de la maison, ayant interrogé du regard les yeux de ses invitées, frappe trois coups de sa main droite sur la paume de sa main gauche ; à cet appel qui, chez les Turcs, remplace la sonnette ou le timbre, la première djarièh accourt et lui fait une profonde téména.
Khalva yel (viens Khalva), lui dit sa maîtresse.
La djarièh se retire après une nouvelle salutation.
Bientôt des suivantes viennent former un cercle de cierges au milieu de la pièce, puis d’autres filles déposent au centre un cini ou immense plateau rond d’argent, contenant la fameuse pâte qui à la forme d’un gigantesque plum-pudding aplati. Pendant cette exposition, d’autres cinis en métal plus ou moins précieux, aux bords repoussés, couverts de sucreries, de gâteaux chauds et froids, de fruits savoureux et d’autres friandises recherchées, sont posés les uns sur les tables de jeu ou les tandours, les autres à terre, çà et là, et flattent agréablement la vue et l’odorat de ces dames.
Sur l’invitation plusieurs fois réitérée de la hanoum-maîtresse, elles vont prendre place autour des cinis, et se transmettant mutuellement le bonyourounn, elles attaquent enfin les mille bonnes choses dont ils sont couverts et qui disparaissent avec une rapidité merveilleuse. Une étroite et longue bande de fine toile, lisérée d’or, sert de serviette commune à chaque cercle. Autant que faire se peut, une demoiselle ou une parente de la maison s’assied à chaque cini et en fait les honneurs.
Le vin, ou toute autre boisson fermentée ou alcoolique, étant expressément défendu par le Coran, l’eau claire et le cherbet froid sont les seuls breuvages servis à ces soupers.
Pendant que les plateaux s’allégent de leur agréable contenu, des djarièhs armées de grands couteaux dépècent le khalva et le répartissent en autant de portions qu’il y a de cercles au milieu desquels on les porte dans des plateaux d’argent… On apporte ensuite les léguénns[16], et les invitées, après s’être lavé et essuyé les mains et les lèvres, vont reprendre leurs places sur le divan, où le tchibouc et le café leur sont servis de rechef. Tandis qu’elles se livrent à une nouvelle conversation générale, les jeunes personnes et les enfants, dont la maîtresse de maison a eu soin de remplir les poches de bonbons et de fruits confits, s’en vont les grignoter en se promenant ou en jouant dans les jardins ou les galeries du harem.
Cependant il est tard, la conversation languit et tombe insensiblement, les paupières s’appesantissent, quelques bouches s’ouvrent toutes grandes sans façons, et les têtes, troublées par les vapeurs du repas et du sommeil, exécutent des évolutions fantastiques… ; plusieurs enfants, étendus sur la natte ou accroupis sur les genoux de leurs mères, dorment déjà profondément, et plus d’une invitée subalterne se dit à part elle qu’il serait bien temps de s’en aller ; mais c’est aux hanoums qu’on respecte pour leur âge ou leur position, qu’appartient l’initiative.
« Par Allah ! s’écrie enfin l’une d’elles, en regardant à sa montre, savez-vous, mesdames, qu’il est plus de quatre heures du matin ? Il faut partir.
— Oui, partons, partons ! » s’écrie-t-on de toutes parts, et on se lève, nonobstant les protestations, les serments et les prières de cérémonie de la maîtresse de maison qui seule reste assise dans son kiosché pour recevoir les adieux, les bénédictions et les baise-mains des invitées auxquelles elle répète le khosch yeldiniss de politesse, en échange de force gentils téménas.
Décrire le brouhaha des souhaits d’amitié et des adieux, des appels de nègres pour chaque harem, de la demande des effets de sortie, des pleurs des enfants qu’on a arrachés à leur sommeil, des éclats de rire des joyeuses kiz ; rapporter tous les propos et les compliments qui s’entre-croisent de toutes parts et se confondent sur les escaliers et dans les salles basses, ce serait chose impossible ; la franque qui n’en serait pas ahurie, assourdie, serait assurément douée d’un sang-froid rare, et pourrait assister impunément, vers deux heures de relevée, au plus infernal de tous les vacarmes humains, la Bourse de Paris[17].
- ↑ Hanoum, dame. En Turquie, comme en Amérique, la femme la plus pauvre réclame ce titre de par la fraternité musulmane.
- ↑ Harem, partie de la maison occupée par les femmes. On donne aussi le nom de harem à l’ensemble du personnel féminin d’une maison.
- ↑ Ces travaux consistent à broder au tambour et au métier horizontal fixe, tricoter (à cinq aiguilles au bout légèrement crochu) des bas avec dessins à jour, faire des bordures de mouchoirs et de devants de chemises en oijas, ou ce que nous appellerions point de Levant ; ce sont de petites pyramides, trèfles et autres formes variées, obtenus en coulant les uns par-dessus les autres des nœuds doubles, triples, etc., du fil ou de la soie au moyen de l’aiguille.
- ↑ Santour. Imaginez en petit une caisse harmonique de piano, composée d’environ trois gammes chromatiques. Le joueur pose l’instrument à plat sur ses genoux croisés et en tire les sons au moyen de deux baguettes, espèce de clefs de serrure allongées en bois et fort légères, dont il passe les anneaux aux index de ses mains ; il frappe avec les marteaux sur les fils métalliques.
- ↑ Tambour. L’instrument ainsi appelé en turc est simplement une mandoline hémisphérique à manche très-allongé et noté ; le son en est agréable et se prête au chant.
- ↑ Voir la gravure. Sous la table un brasero couvert de cendres entretient la température du tandour à un degré élevé.
- ↑ Férédjé, vêtement indispensable de sortie de toute femme levantine, hormis la grecque. C’est une sorte de long et ample pardessus en étoffe chaude ou légère, suivant la saison, et assez semblable à une robe d’avocat. Du collet de ce vêtement pend, le long du dos jusqu’aux pieds, une basque volante un peu plus large que les épaules.
- ↑ Voy. p. 149. Cette place, une des plus vastes et des plus pittoresques du monde, est célèbre dans les annales de Constantinople ; c’est là que le sultan Mahmoud, secondé par la trahison de quelques chefs des janissaires, triompha définitivement, le 26 juin 1826, de cette terrible corporation en en faisant, par le fer et le feu, une épouvantable boucherie d’hommes !
- ↑ Tchamlidja, au fond du grand port ; Térapia ou Biyouk-Déré, ou Dolma-Bakhtché, sur les rives du Bosphore, ou les charmantes Îles des Princes, à l’entrée de la mer de Marmara.
- ↑ Mousseline très-fine encadrant en haut et en bas la figure, dont elle ne laisse à découvert que le nez seul ; en regardant les visages de près, il est aisé d’en distinguer les traits.
- ↑ Seuls le père, les frères du même lit et les jeunes gens imberbes (peu importe leur âge) ne sont pas compris dans cette rigoureuse prescription.
- ↑ C’est grâce à une de ces invitations et à un âge où nous nous trouvions en droit de faire valoir le dernier des motifs d’exception mentionnés dans la note précédente, que nous devons l’avantage de pouvoir raconter ces curieux détails qu’il est interdit à un voyageur ordinaire de connaître.
- ↑ Téména, salut qui consiste à porter la main ouverte à la bouche, puis sur le front, accompagnant ce mouvement d’une inclinaison de la partie supérieure du corps. Ce salut a été très-finement et très-gracieusement rendu par Mme Browne (voy. p. 153).
- ↑ Vous êtes les agréables venues, les délicieuses venues.
- ↑ Commandez-nous ; c’est le favorisa des Italiens.
- ↑ Le léguenn est une espèce de grand et profond plat à barbe, sans échancrure, en métal fin, garni intérieurement d’un couvercle percé à jour, au sommet duquel est un cercle saillant contenant une savonnette ou des morceaux de citron exprimé. Le domestique tient le plat-cuvette d’une main et de l’autre verse l’eau d’une aiguière de même métal que le léguenn, à goulot étroit et arrondi en col de cygne, sur les mains de la personne servie.
- ↑ Une partie de ce dernier chapitre a déjà été publiée.