Mœurs financières de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 435-454).
◄  11
13  ►
MŒURS FINANCIERES
DE LA FRANCE

LE CHEMIN DE CONSTANTINOPLE

Quelle est la voie la plus courte, la plus favorable aux intérêts politiques, aux opérations commerciales, aux échanges de peuple à peuple, qui conduise du milieu et de l’occident de l’Europe à la capitale de la Turquie, à cette ville que tant d’ambitions opposées se disputent et dont on prévoit, dans un avenir prochain, la conquête, ou du moins la transformation ? En quoi ce grave problème depuis tant d’années soulevé et dont la solution suscite tant de controverses, se relie-t-il à l’étude en apparence si étrangère de nos mœurs financières et quel rapprochement pouvons-nous faire entre les deux ?

Il fut un temps, sans remonter à l’âge héroïque des croisades, où d’autres préoccupations que celles des intérêts matériels passionnaient les esprits. A coup sûr, dans le dernier siècle et la première moitié de celui-ci, nul n’était indifférent au soin de sa fortune et ne négligeait absolument les moyens de l’améliorer, mais que d’autres amours faisaient battre les cœurs, que d’autres ambitions armaient les bras ! Étaient-elles plus hautes et avons-nous dégénéré ? Nous avons suivi les lois naturelles, et les faits ont développé leurs conséquences. Après avoir lutté pour les droits du citoyen, pour l’égalité politique et sociale, nous travaillons aujourd’hui à l’exploitation des richesses que la terre met à la disposition de tous, à l’amélioration des conditions de la vie matérielle ; nos mœurs financières constatent la recherche de ce but constant de nos efforts.

Or, s’il existe dans les habitudes financières du pays une préférence, le public, au moyen des épargnes disponibles, poursuit un bénéfice qui l’attire d’une façon particulière, c’est à coup sûr l’emploi qu’il leur donne dans les affaires qui se font à l’étranger. L’argent français est toujours prêt à émigrer : emprunts d’états, entreprises industrielles, grands travaux publics ou privés, il se laisse facilement séduire pour y participer. C’est un fait notoire, et tous ceux qui ont pu recueillir des renseignemens à cet égard attesteraient par la vue des titres qui remplissent les caisses de nos grandes sociétés financières qu’aucune comparaison ne peut être établie entre le nombre d’étrangers associés aux affaires françaises et celui des Français possédant des titres étrangers. La quantité de ceux-ci est immense. Serait-ce que chez nous le mode d’emplois mobiliers fasse défaut, que notre capital dépasse l’importance des affaires se présentant à lui, que l’offre n’égale pas la demande, ou que les profits n’atteignent pas chez nous les proportions, des entreprises étrangères ? Loin de là, mais il faut reconnaître qu’à cet égard l’imagination joue un certain rôle, que notre caractère se prête aux œuvres de confraternité, que de ce côté comme du côté politique, nous faisons preuve de sympathie et d’absence de préjugés. Sans citer comme un indice du libéralisme français les entreprises si populaires du percement des isthmes de Suez et de Panama, passionnément poursuivies par tous nos capitaux grands et petits, il y a lieu de signaler les participations que nous avons prises dans les emprunts de chaque état, aussi bien en Italie, en Autriche qu’en Russie, en Suède, en Orient, etc. ; il faut reconnaître aussi que, sous des noms étrangers, bien des affaires sont des affaires mi-françaises, telles que les chemins de fer autrichiens et espagnols, dont les titres, actions et obligations sont cotés sur nos marchés, constituent des placemens durables qui persistent, se renouvellent et n’ont rien du caractère de la spéculation.

Les dispositions générales du public étant ainsi connues, il reste, dès qu’une nouvelle affaire se fonde à l’étranger, à rechercher si la contrée où elle se trouve engagée nous attire et si l’entreprise mérite que nous l’encouragions par nos efforts. Ceci constaté, ni l’attention des capitalistes, ni les sollicitudes du public ne lui feront défaut. Or, à cet égard, le titre qui précède ces lignes donne toute assurance, et nous sommes certains de ne point appeler en vain l’intérêt ou la curiosité du public français sur ce que nous nommons le chemin de Constantinople.

Il s’agit ici, bien entendu, non pas de l’extension à donner aux relations maritimes entre l’Europe et la Turquie ; celles qui existent suffisent, et le régime qui leur est appliqué et qui ne pourrait être modifié tant que subsistera l’empire ottoman, ne permettrait guère de les rendre plus faciles. Ce n’est point par le sud, par la voie qui traverse la mer de l’Archipel, le détroit des Dardanelles, la mer de Marmara et le Bosphore, qu’il s’agit de créer des communications nouvelles et d’ouvrir de faciles accès au commerce européen : c’est au nord par les rives de la Mer-Noire en améliorant les bouches du Danube, c’est surtout au centre par la voie de terre, par les Principautés Danubiennes, le passage des Balkans, par le raccordement de toutes les provinces peuplées de Slaves, d’Albanais, de Bulgares, de Roumains ou de Grecs, qu’il faut laisser un large passage au torrent européen qui se précipite de toutes parts vers la capitale de la Turquie.

Les dernières années du siècle verront-elles se produire le grand mouvement que, l’histoire moderne prépare depuis tant d’années, que poursuivent tant d’efforts, vers lequel tendent toutes les aspirations des souverains et des peuples, c’est-à-dire la mort ou la guérison de l’homme malade des bords de la Mer-Noire ?

Sans aborder cette redoutable question, il en existe une autre plus secondaire, mais dont l’importance croît chaque jour : celle de la mise en valeur de toute la partie sud-est de notre continent, de ces terres merveilleusement fertiles, habitées par les races les plus diverses, dont quelques-unes cependant sont aptes aux travaux du commerce et de l’industrie et n’ont besoin que de guides expérimentés et de collaborateurs sympathiques pour donner tous leurs fruits. Le flot de l’émigration des pays allemands, autrichiens, français, italiens, etc., n’attend qu’une chose, à savoir que la porte s’ouvre pour s’y précipiter. Il n’a pas de longues distances à franchir, ainsi qu’aux pays d’Amérique et d’Océanie, pour y chercher de nouveaux champs ouverts à l’industrie humaine : à deux ou trois jours de notre Occident, aux confins de la Hongrie, à la proximité de Vienne et de Berlin, sous l’œil de la Russie, il n’y a pour ainsi dire qu’à étendre la main pour rencontrer des terres vierges, des mines abondantes ; les habitans du sol consentiraient aisément à en partager la mise en valeur et, par conséquent, à jouir des bénéfices de l’exploitation. Pour hâter le jour de ce partage pacifique, de faibles distances restent à parcourir, un mince capital peut suffire : le nôtre est disposé à concourir à l’œuvre commune ; nous avons donc pu invoquer les bonnes dispositions des mœurs financières de la France pour en augurer l’ouverture pacifique et prompte du chemin de Constantinople.

I

Avant tout, constatons l’état du terrain qu’il s’agit d’aborder : depuis quelques années, de grands changemens se sont opérés en Orient au détriment de la puissance mahométane. La guerre avec la Russie semblait l’avoir laissée à la merci du tsar, et l’Europe entière eut à intervenir en sa faveur ; mais, à voir ce que le sultan a dû sacrifier pour être soustrait aux mains du vainqueur, n’eût-il pas mieux fait peut-être de traiter directement avec lui ? La Grèce agrandie, les provinces du nord-ouest lui échappant, deux royaumes et deux principautés nouvelles créées à l’ouest et au nord, c’est-à-dire un groupe d’adversaires réuni sur toutes ses frontières pour en ouvrir les portes, voilà ce qu’il en a coûté à la Porte d’être protégée, disait-on, contre l’envahissement du Moscovite après le passage des Balkans.

L’importance politique de ces contrées arrachées au sultan reste hors de contestation, mais ce n’est point ce que nous cherchons à élucider, nous demeurons sur le terrain purement économique. Or, sous le rapport de l’augmentation de la richesse matérielle et des avantages financiers, la transformation qui, sous la pression européenne, en arrachant la Porte aux serres russes, l’a si fortement morcelée, présente-t-elle, même pour elle, des résultats utiles ? Y a-t-il lieu, surtout pour les provinces soustraites au joug musulman, c’est-à-dire pour la Grèce augmentée, pour le Monténégro consolidé, pour la Roumanie et la Serbie érigées en royaumes, de même que la Bulgarie en principauté, enfin pour les parties de la Bessarabie retournées à l’empire russe, comme pour la Bosnie et l’Herzégovine attribuées à l’Autriche, y a-t-il sujet de se réjouir de la vie nouvelle à laquelle tous ces pays viennent d’être appelés ? Aucune hésitation n’est permise à cet égard ; une reconnaissance générale a salué le traité de Berlin.

Quelles que soient les dépenses administratives et financières exigées par ces transformations, et, comme on dit en langage financier, quels que soient les frais généraux dus à l’érection des nouveaux états, il reste hors de doute que le revenu du sol va s’augmenter dans de fortes proportions, que l’industrie et le commerce feront des progrès sensibles, que l’introduction seule de populations limitrophes appartenant des groupes plus avancés en civilisation suffira pour transformer les pays qui ont été séparés de l’ancien ensemble, à leur grand profit d’abord, au profit même de ce qui subsiste encore et demeure soumis au sceptre du sultan.

Assurément, il règne parmi ces populations une telle différence de mœurs, ces contrées offrent de si grandes variétés de cultures et de produits, qu’il serait bien difficile de préciser les progrès à faire, surtout d’en dresser la statistique. Au sud, par exemple, les Albanais se refusent à tout travail, la guerre est la seule occupation des hommes, tandis que les Roumains et les Bulgares se prêtent aux labeurs pacifiques. Dans certaines provinces montagneuses, les bois occupent le pays entier ; dans d’autres, les cultures les plus diverses peuvent être tentées, la vigne y pousse à côté du coton, du tabac et de la canne à sucre, les céréales mûrissent auprès des rizières, des troupeaux de tous genres y paissent les plus verts pâturages. Ne recevons-nous pas en France de grands arrivages de vins qu’on appelle vins turcs et vins d’Asie, lesquels sont le plus souvent fabriqués avec des raisins secs venus de cet avant-Orient ? Tous ceux qui l’ont parcouru ne tarissent pas d’éloges sur les bénéfices à retirer de l’exploitation de ces terres, que l’étranger est aujourd’hui admis à acquérir pour des prix minimes, où il trouvera les bras nécessaires à la culture s’il sait respecter les préjugés de race et se plier aux coutumes religieuses. Une seule chose lui est nécessaire, la facilité des communications.

Avant de savoir quelles voies seraient les meilleures pour arriver promptement chez elle, la Turquie s’était préoccupée de satisfaire ses besoins intérieurs et de relier sa capitale à ses frontières. Dès 1869, le gouvernement ottoman avait concédé un réseau de voies ferrées qui, partant de Constantinople et dirigé vers la frontière de la Save, en traversant la Bosnie, devait desservir, soit directement, soit par embranchement, Andrinople, Philippopoli, Énos, Bourgas et Salonique : les concessionnaires avaient aussi le droit de prolonger la ligne de Bourgas jusqu’à Varna. Éventuellement, et sur la demande du gouvernement, une annexe se détachant de la ligne principale, pouvait se diriger vers la frontière serbe. Par Varna on atteignait ainsi la Mer-Noire, par Énos et Salonique les deux rives de l’archipel ; Philippopoli et Andrinople étaient à l’intérieur les annexes de la capitale elle-même.

Toutes ces lignes, mesurant environ 2,000 kilomètres, avaient été concédées à une société anonyme de construction, fondée au capital de 50 millions, qui rétrocéda à forfait les travaux à une société d’exploitation. Pour constituer le capital de premier établissement du réseau concédé, le prix du kilomètre fut évalué en moyenne à 260,000 francs, et tout d’abord le gouvernement accorda à la compagnie une subvention de 28 millions de francs, payable annuellement pendant toute la durée de la concession ; 1,980,000 titres, d’une valeur nominale de 400 francs remboursables par tirages au sort, furent émis pour capitaliser cette annuité ; ils portent le nom de « Lots turcs. » Tous ceux qui s’occupent d’affaires savent le sort de ces titres, dont le gouvernement ottoman a garanti la valeur et qui sont tombés à très bas prix, depuis que la société de construction a été dissoute et que les emprunts de la Turquie, parmi lesquels les lots figurent, ont vu leurs intérêts cesser tout d’abord, pour reprendre ensuite un chiffre si minime.

La société de construction, en sus de ces lots représentant 254 millions 1/2 de francs, consacra 270 millions environ pour exécuter ses travaux : elle trouva à ses côtés la société dite d’exploitation, qui réunit un capital de 150 millions au fur et à mesure de l’ouverture du réseau sur une étendue de 1,250 kilomètres. Le concessionnaire des travaux garantissait à celle-ci une rente de 8,000 francs par kilomètre ; par contre, tous les produits de l’exploitation lui appartenaient jusqu’à concurrence d’une recette brute de 22,000 francs. Il n’entre pas dans notre plan de donner des détails précis sur toute cette entreprise. Dès 1872, la concession a été retirée à la société de construction : la société d’exploitation, devenue tout récemment une société autrichienne, continue d’exploiter les lignes construites, mais ne publie aucun détail sur ses opérations ; on sait seulement qu’entre elle et le gouvernement turc s’élèvent de grandes contestations ; elle réclame du gouvernement turc, qui s’est mis à la place de la société de construction dissoute par lui, le paiement de la rente promise de 8,000 francs par kilomètre et l’achèvement de travaux auxquels il s’était engagé ; de son côté, l’état élève des prétentions sur les recettes brutes perçues par la compagnie et demande des comptes qui restent à fournir. Au milieu de ce conflit, ce qui est plus grave, c’est que les travaux restent suspendus, que les relations ne s’établissent pas avec le dehors et que les communications ne s’exécutent point. Il en sera ainsi tant que le conflit ne s’apaisera pas et qu’un règlement définitif, soit avec le concessionnaire exploitant, soit avec toute autre société prenant son lieu et place, ne tranchera pas ces difficultés du passé. Or le litige peut durer longtemps, une des deux parties n’ayant guère intérêt à le faire cesser. Il résulte de renseignemens assez précis que les chemins exploités font une recette brute de 9,000 francs par kilomètre contre une dépense de moins de 7,000 francs. Le solde s’accumule dans les mains de celui qui les exploite et qui invoque pour ne pas s’en dessaisir les revendications qu’il lui reste à adresser au gouvernement. Un plus grand bénéfice encore demeure réservé au commerce maritime et surtout au commerce anglais, affranchi de toute concurrence terrestre. La presse allemande a fait ressortir avec une grande véhémence la part minime laissée à son pays dans les relations avec l’Orient, tant que la question du raccordement direct avec les chemins de fer ottomans ne sera pas résolue. Or il n’a été établi sur aucun point. En 1864 et en 1867, on a construit la ligne de Rustchuk-Varna, qui a ouvert le Bas-Danube, mais c’est encore un succès pour le commerce des Anglais : aussi ont-ils favorisé la construction de tous les tronçons qui de l’intérieur du pays aboutissent à des ports de mer et ne servent qu’à favoriser la concurrence maritime ; la ligne qui aboutit à Salonique est dans ce cas.

Sans entrer dans la polémique soulevée à ce sujet, sans récriminer contre le passé, il suffit aujourd’hui, — et tous les gouvernemens européens sont d’accord à cet égard, — de rectifier les erreurs commises volontairement ou non, de reprendre les travaux d’après un plan arrêté et conçu dans l’intérêt général, d’y convier les hommes compétens en travaux de chemins de fer et de solliciter le concours de sociétés financières assez puissantes pour attirer les capitaux sans lesquels on ne peut faire rien d’utile et rien de grand. Le traité de Berlin avait indiqué le but, les conférences qui l’ont suivi l’ont déterminé ; reste aux hommes d’affaires à l’atteindre en en fournissant les moyens.


II

En constatant ainsi la lenteur et presque l’indifférence avec laquelle a été abordé jusqu’à présent le problème de communications terrestres à établir entre l’Europe centrale et l’Orient, n’avons-nous pas cependant à signaler des projets habilement conçus, des plans mûrement étudiés en dehors même des actions gouvernementales, que des incidens imprévus ont empêchés de voir le jour et qu’il serait utile de mettre en lumière, parce qu’ils peuvent servir à des combinaisons futures et qu’ils éclairent d’ailleurs l’histoire financière de ce temps ? Il en est un spécialement que nous tenons à décrire pour bien des raisons dont le lecteur sera juge.

Nous avons parlé ici même, il y a plusieurs années, d’une société restée le type des entreprises créées par le concours des influences de nationalités diverses, la Société autrichienne impériale royale privilégiée des chemins de fer de l’état, désignée en Autriche sous le nom de Staats-Bahn ; elle fut conçue dans une pensée de dévoûment loyal envers le gouvernement autrichien, en un moment de grandes difficultés financières, par un groupe de capitalistes qui comptait parmi ses membres français MM. Pereire, André, Mallet, d’Eichthal ; où figurait M. Baring de Londres, Où MM. Sina, Eskélès, représentaient l’Autriche, dont le conseil, tout d’abord présidé par M. Sina, n’a cessé depuis longues années d’avoir à sa tête le baron de Wodianer. La Société I. R. P. comprend des chemins de fer, des usines, des mines ; elle possède d’immenses domaines et des forêts séculaires ; elle a été dirigée par des ingénieurs sortis de notre École polytechnique, dont le premier, M. Maniel, a laissé en Autriche le renom de l’organisateur par excellence ; elle n’a cessé depuis son origine de poursuivre tous les développemens qui lui étaient permis pour accroître, avec sa propre fortune, la richesse intérieure des pays où s’étend son action. Le réseau qu’elle dessert aboutit au nord de la Saxe, traverse la Bohême et se dirige par un embranchement vers la Prusse et les provinces de la Baltique ; de son centre principal, Vienne, il pousse un rameau vers la Galicie, qui confine à l’empire des tsars, puis il atteint Pesth, suit le Danube sur la rive gauche et s’arrête à Bazias, où le fleuve lui sert de prolongement jusqu’aux embouchures de la Mer-Noire ; mais auparavant, il a dirigé sur Temeswar un autre embranchement qui, terminé à Orsova, peut y recevoir tous les produits de la Roumanie et servir au commerce de transit que les pays au sud des Balkans déverseraient par cette voie.

Le caractère des lignes de la Société autrichienne était donc de se porter du nord au sud en s’inclinant dans leur parcours du côté de l’est et, tout en développant dans une énorme proportion le trafic local des provinces autrichiennes traversées par elles, de se diriger vers la Prusse supérieure, la Russie polonaise, la Roumanie russe, dont le voisinage attirait vers elles le trafic de transit tout entier. A l’attention des administrateurs de la société, ainsi tournée à l’est, vint s’offrir le projet auquel nous faisions allusion et qui fut tout de suite qualifié du nom de chemin d’Orient-Occident. Une ligne fut étudiée et préparée avec le plus grand soin pour aboutir de Pesth à Constantinople et à l’archipel par la Roumanie et la Bulgarie, et substituer à la navigation sur le Danube et à la navigation sur la Mer-Noire une voie ferrée qui franchirait le fleuve et traverserait les Balkans.

Déjà, en Î876, l’ouverture de l’embranchement de Temeswar à Orsova par la Société autrichienne avait pu donner l’idée première du chemin Orient-Occident ; la navigation du Danube était, en effet, supprimée dans sa plus difficile partie à Bazias, et c’était ainsi la jonction avec l’Est, avec la Roumanie. Quant à la réunion de l’Autriche-Hongrie avec la Serbie, on parlait bien de relier Pesth à Constantinople par Belgrade, Nisch, Sofia, Bellova et de reprendre ensuite la voie ferrée ottomane de Bellova à Constantinople, de même que de traverser la Bosnie par Novi-Bazar et Serajevo ; mais la longueur des lignes à construire, l’exagération des dépenses, ne permettaient point de s’arrêter à ce projet, et l’on se borna à mûrir celui qui faisait suite à la ligne de Temeswar à Orsova et nécessitait un pont sur le Danube et la traversée des Balkans.

Sans entrer dans tous les détails du travail préparé par les ingénieurs de la Société autrichienne, il suffira de dire que la ligne devait s’embrancher aux chemins roumains existans vers Crajova, gagner le Danube à Zimitza, franchir le fleuve en aval de Sistov, puis traverser les Balkans par le défilé de Chipka, sur le territoire de la Roumélie, et atteindre Ieni-Sagra, où s’effectuait le raccordement avec la ligne turque de Philippopoli a Andrinople. Les difficultés techniques se trouvaient ainsi concentrées sur les deux points principaux de la traversée du Danube et du passage des Balkans ; la ligne desservait en Valachie la partie la plus fertile du territoire, s’assurait tout le trafic roumain, rencontrait en Bulgarie une population douce et laborieuse et aboutissait au versant sud des Balkans dans la Roumélie, la plus belle contrée de la Turquie d’Europe. Ge chemin d’Orient-Occident ne comprenait que 351 kilomètres à construire, dont 147 en Roumanie, 132 en Bulgarie et 72 en Turquie.

Quelques mots d’explication deviennent ici nécessaires. Nous avons jusqu’à présent attribué à la Société autrichienne la paternité du projet dont nous venons de parler. Sans doute, elle a joué un rôle prépondérant dans la préparation d’un chemin de fer qui était en quelque sorte le prolongement de sa ligne de Temeswar-Orsova : c’était aussi la préoccupation de ses administrateurs de s’attacher aux développemens que l’entreprise pouvait recevoir au nord et à l’est, et une des dernières pensées du plus ancien d’entre eux, le regretté M. Isaac Pereire, fut l’exécution du chemin si bien nommé Orient-Occident. Dans ce dessein, les agens de la Société autrichienne et, à leur tête, le directeur des travaux, M. de Serres, avaient dressé les plans, les devis, arrêté tous les calculs de dépenses, etc., mais de grandes sociétés financières, de hautes influences, à Vienne, à Berlin, en Russie même, s’associaient aussi au projet, qui faillit être mis à exécution et qui satisfaisait tant d’intérêts. Toutefois, il faut bien le reconnaître, il en négligeait, il en mécontentait même de bien plus importans qui furent les plus forts : la victoire passa d’un autre côté ; le projet ainsi conçu a été abandonné ; peut-être sera-t-il repris, au moins en partie, et c’est parce que l’avenir n’est pas entièrement perdu de ce côté qu’il a paru bon de mentionner la tentative ainsi faite.

C’était avec le gouvernement autrichien que la Staatsbahn avait traité à sa création, et nous avons montré, il y a bien des années, tout l’avantage que les finances de l’état avaient retiré de cet appel à l’industrie privée ; mais, depuis l’établissement du dualisme, la Hongrie, obéissant surtout à des visées politiques et ne rencontrant pas d’ailleurs des facilités analogues, suivit une autre voie ; elle chercha surtout à créer un réseau de chemins d’état et à ramener vers sa capitale de BudaPesth toutes les voies qui pouvaient aboutir à ses frontières, tant au nord qu’au sud, à l’ouest et à l’est. Le principal désir du gouvernement hongrois était de se rattacher à Vienne par des lignes directes et de raccorder Pesth à Semlin vers le Danube par une voie traversant la Hongrie dans toute sa longueur et par le milieu même.

Or elle se heurtait, pour réaliser ces desseins, à la Staatsbahn, qui, maîtresse d’un court tronçon jusqu’à Raab, sur la rive droite du Danube, ne joignait Vienne à Pesth que par la rive gauche du fleuve ; de même qu’au-delà de Pesth son raccordement avec la Roumanie vers Orsova tendait à favoriser le trafic turco-russe au détriment du trafic turco-serbe. Un dissentiment secret semblait donc régner entre la Société autrichienne et le gouvernement hongrois. Au fond, il n’y avait point de désaccord réel, et le projet du chemin de fer Orient-Occident n’avait été conçu que parce qu’il avait paru d’une exécution plus facile et que toutes les parties semblaient s’être mises d’accord à son endroit. Il suffit d’une explication catégorique avec les membres du ministère hongrois pour que les administrateurs de la Staatsbahn se soumissent à ses vues et que tous leurs adhérens portassent leurs efforts vers le but auquel la Hongrie et, avec elle, l’Autriche et l’Allemagne, tendaient unanimement. L’entente s’est faite l’an dernier ; le dualisme a prévalu, et la Société autrichienne des chemins de fer de l’état a, de même que la Banque impériale de Vienne, subi dans son organisation une réforme qui donne toute satisfaction aux aspirations hongroises : cette modification dans la forme dut s’accomplir en même temps qu’au fond le plan adopté pour l’exécution des nouvelles lignes était changé. Suspendue pendant de longues années, l’exécution se fait rapidement, et la question toujours pendante se résoudra à bref délai. C’est, à vrai dire, un service indirect rendu par la mise au jour de ce chemin d’Orient-Occident, qu’on n’a pu le rejeter qu’en lui en substituant immédiatement un autre plus populaire, plus approprié aux besoins nouveaux que les changemens politiques survenus en Turquie ont fait naître de tant de côtés à la fois.

L’administration de la Société autrichienne a donc été l’objet d’une transformation sérieuse. De Société impériale royale privilégiée des chemins de fer de l’état, elle est devenue Société autrichienne-hongroise ; une direction a été établie à Pesth, ainsi qu’à Vienne. Un conseil d’administration siège dans l’une et l’autre ville, s’occupant des affaires spéciales à chacun des deux états. Paris, comme par le passé, conserve toujours un nombre égal d’administrateurs qui forment un comité représentant les intérêts étrangers. Les conseils spéciaux se réunissent à époques déterminées en un conseil général siégeant tantôt à Pesth, tantôt à Vienne, ce qui maintient l’unité sociale, qu’il importe avant tout de conserver. Ce n’est pas tout, et, à la suite de cette réforme, un traité a dû être conclu avec le gouvernement hongrois pour bien accentuer le caractère de l’entente qui venait d’être établie et donner aux deux parties les satisfactions nécessaires.

Que voulait le gouvernement hongrois ? Un chemin direct appartenant à l’état et reliant Pesth à Vienne par la voie la plus courte. Il voulait encore pouvoir intervenir dans la fixation des tarifs et le partage du trafic, tant pour favoriser le commerce local que pour profiter du commerce de transit. A partir de Pesth, il fallait établir une ligne directe d’état vers Belgrade et Semlin, c’est-à-dire vers la Serbie, pour, de là, rejoindre les chemins turcs, tout en se garantissant contre la concurrence d’Orsova, qui était devenue un fait acquis. Le traité conclu avec la Société autrichienne, avec l’approbation du gouvernement de Vienne, a résolu toutes ces difficultés. La société a cédé à la Hongrie la ligne de Bruck à New-Zony, qui passe par Baab et Comorn et sera poursuivie jusqu’à Buda-Pesth. De son côté, et par voie d’échange, l’état hongrois transporte à la Staatsbahn la ligne de la vallée de la Vaag avec prolongement de Trenschin à Sillein, etc., c’est-à-dire facilite les développemens naturels de la société vers la Silésie, le Nord et l’Est et la ramène ainsi à sa pente naturelle. À ces concessions premières en sont ajoutées d’autres, soit déterminées déjà, soit à fixer d’un commun accord.

Une disposition du traité interdisait à la Staatsbahn de réaliser le raccordement de son réseau hongrois avec le réseau roumain, mais dans le cas où le raccordement aurait lieu, elle doit partager tout le trafic dirigé de ce côté, à Temesvar, suivant des règles déjà établies. Or le fait est acquis, puisqu’au moment où le traité a été signé, le raccordement existait déjà. En revanche, l’état assure à la société le partage du trafic remis à Semlin par les chemins serbes. Le trafic roumain, le trafic serbe, seront ainsi divisés entre les deux parties contractantes, qui s’engagent à ne pas se servir de leurs lignes construites ou à construire pour se faire une concurrence ruineuse, mais établiront, pour le trafic desservi par elles, un mode de partage équitable.

Nous avons dit que ce traité avait été approuvé par le gouvernement autrichien, qui, de son côté, vient d’accorder à la Staatsbahn de nouvelles concessions dans son ancien domaine, favorisant tout le mouvement qui se porte vers Stettin et Breslau. En particulier, la ligne dite chemin tranversal, accordée en Bohême, développera grandement le commerce et l’industrie locale, celle des mines spécialement, et la Staatsbahn, qui en possède de très abondantes de ce côté, en profitera largement. On le voit, le nouveau traité sert à tous, et il nous reste à montrer avec quelle rapidité les conséquences pourront se produire, puisque les travaux s’exécutent déjà ; mais, en ce moment, nous voudrions parler d’autres efforts faits parallèlement à ceux des entreprises de chemins de fer, qui contribuent pour une large part à cette amélioration de l’Orient, objet de nos recherches et de nos préoccupations.


III

Nous n’avons mentionné jusqu’ici que les moyens matériels, pour ainsi dire, qui doivent ouvrir l’empire d’Orient à la civilisation européenne, et, parmi ceux-ci, les routes de terre et de mer, les chemins de fer principalement. Or on peut chercher d’autres voies non moins fécondes ; de nouveaux rapports tout aussi étroits peuvent être créés pour arriver au même but, et, tout en restant sur le terrain des intérêts positifs, certaines entreprises qui se fondent, nécessaires même au succès des chemins de fer à créer, doivent en outre avancer plus que tout autre mode de propagande l’œuvre du progrès à obtenir. Nous voulons parler des sociétés financières formées depuis quelques années en Turquie, sous l’égide, non pas seulement du capital européen, mais surtout avec la protection et l’initiative d’hommes rompus aux grandes affaires, connus sur toutes les places de l’Occident pour leur aptitude supérieure et leurs richesses.

En parlant de cette intervention de l’argent occidental sur le marché de Constantinople, il n’est point question des prêts que l’Europe depuis trop longtemps ne cessait de consentir au gouvernement ottoman pour ses dépenses militaires, ses prodigalités ruineuses, le luxe de ses souverains, prêts qu’on a toujours vus se résoudre en vexations intolérables envers les malheureux sujets, en fortunes improvisées en faveur des courtisans du maître, en banqueroutes à l’égard du public étranger, et dont quelques spéculateurs avisés ont seuls tiré parti. Les finances ottomanes ont été l’objet de nombreuses études où la lumière a été faite sur tous ces points. Nous voulons seulement parler de la création récente de sociétés nouvelles qui, au profit de tous, avec un cachet plus ou moins officiel, ont plus fait pour la conquête de l’Orient qu’aucune puissance européenne et collaboré ainsi à l’œuvre des chemins de fer. En tête de ces sociétés financières nous citerons la Banque ottomane.

Elle s’est reconstituée sous sa forme actuelle, en 1874, au capital de 250 millions de francs, dont la moitié versée, pour suivre toutes affaires rentrant dans les opérations d’une institution de banque, et en outre pour exploiter certains privilèges. Elle a le droit exclusif d’émettre des billets au porteur remboursables à vue et ayant cours légal. Comme trésorier-payeur-général de l’empire, elle jouit de la manutention générale des fonds du trésor impérial, et à cet effet touche une commission sur les sommes encaissées et payées. Elle est chargée, à l’exclusion de tout autre établissement » de la négociation des effets de trésorerie émis par le gouvernement turc ; à conditions égales, elle a la préférence sur les autres sociétés de crédit pour les opérations financières que pourrait tenter le gouvernement. Elle est de droit représentée dans la commission du budget par un de ses directeurs ou de ses administrateurs et est ainsi tenue au courant de tout ce qui touche aux intérêts publics ou privés. En revanche, la Banque ottomane s’était engagée tout d’abord à faire au gouvernement des avances jusqu’à concurrence de 67 1/2 millions de francs à valoir sur la rentrée des impôts, et elle a reçu en garantie de ces avances 175 millions de francs en rente turque, capital nominal. Enfin, pour les besoins de son service de trésorier-payeur-général, elle a dû établir des succursales aux sièges des vilayets de l’empire moyennant une subvention annuelle.

Les auteurs de cette subvention, qui a réglé jusqu’au 1er janvier 1880 les rapports de la banque avec le gouvernement turc, poursuivaient le double but de la régularisation des budgets et du service de la dette publique, mais ni l’un ni l’autre ne pouvaient être atteints, puisque la banque n’avait pas la perception des impôts restée dans les attributions des fonctionnaires impériaux et que le service de la dette était fait sur des délégations de revenus émanées du ministre, lequel avant toutes autres dépenses donnait la préférence à celles qui intéressaient les services intérieurs de l’empire. Les emprunts étrangers se trouvaient donc au second rang des préoccupations ministérielles.

Vint l’époque, on se le rappelle, où le service de la dette publique fut suspendu, même supprimé, où le gouvernement turc cessa tous les paiemens, et, où, contrairement à la convention de 187Zi, qui avait interdit formellement la création de papier-monnaie, l’émission des caïmés remplaça tout autre mode de solder les dépenses, à plus forte raison ne put servir de gage valable à donner aux avances que réclamait le Trésor ottoman.

Les avances à fournir, c’était, à vrai dire, l’objet principal de la création de la Banque ottomane. Il y avait été pourvu à la naissance de la société : depuis lors, le chiffre primitif s’était accru ; au moment où parurent les caïmés, il devenait plus nécessaire que jamais de les augmenter encore. Mais comment faire, quelle sécurité demander, comment gager ces avances grossissantes faites par la société seule, ou en participation avec d’autres groupes financiers et même des maisons particulières importantes ? Telle fut l’habileté de la direction de la Banque ottomane, qu’elle a su pourvoir aux besoins de la Turquie, lui procurer de grandes ressources et améliorer pour elle-même sa situation, défendre l’intérêt de ses actionnaires, enfin substituer partout aux anciens erremens des procédés réguliers, c’est-à-dire nos habitudes d’administration et de perception d’impôts, et soulager ainsi les populations elles-mêmes. Si, dans le cours de cette période, l’immixtion des puissances européennes semble avoir favorisé la tâche de la banque, on doit reconnaître que la diplomatie n’a pas marché aussi rapidement qu’elle, ni soutenu aussi énergiquement la cause de la répartition équitable des charges publiques, puisque, comme nous le verrons plus loin, elle n’a pas su encore faire répartir, dans les provinces séparées récemment de l’empire, la charge proportionnelle qui leur incombe dans le total de la dette publique.

Depuis l’époque des caïmés, la Banque ottomane a fait avec le gouvernement turc trois arrangemens successifs : en 1878, le syndicat des grandes avances, c’est-à-dire l’association de tous ceux qui avaient consenti à prêter au trésor l’argent quotidien nécessaire à l’existence de l’état, se fit appliquer en déduction de ces créances les gages qu’il détenait déjà et qu’il réalisa à sa volonté, sauf les caïmés, et comme ceux-ci ne représentaient plus qu’une somme dérisoire, on chercha à leur substituer un autre gage matériel de quelque valeur. La convention du 22 novembre 1879, passée entre le gouvernement turc et un syndicat de ses plus gros créanciers, attribua à celui-ci l’affermage de quatre impôts, lui donna à bail pour dix ans la perception des impôts du timbre, des spiritueux des vilayets, de l’impôt de pêche à Constantinople, de la dîme des soies de la banlieue de la capitale et d’Andrinople, mais réserva les droits de douanes perçus sur les spiritueux et les soies.

En sus de la perception de ces impôts, le gouvernement confia aux contractons pour la même durée l’administration en régie du monopole du sel et du tabac. Les conditions du bail de ces impôts et de la régie du sel et des tabacs attribuaient un premier prélèvement au profit des créances du syndicat et un second aux porteurs de la dette turque, qui devaient profiter aussi des revenus encaissés de Chypre et de la Roumélie ; le solde des recettes, après ces prélèvemens, fixé au maximum de 2,450,000 livres turques, soit en francs 55 millions, revenait au trésor impérial.

Une dernière convention, celle de 1881, a modifié encore, mais toujours en l’améliorant, la situation de la Banque ottomane. Des délais plus courts sont assignés à la rentrée des avances : des titres nouveaux pourront être créés pour la représentation des caïmés de toute nature et seront revêtus d’un endos de la garantie accordée par la nouvelle société formée spécialement pour la régie des tabacs au capital de 100 millions de francs. La surveillance de tous ces intérêts, les versemens à faire par la société de la régie, la confection des nouveaux titres des dettes publiques, sont confiée à une commission internationale qui représente l’universalité des créanciers de la Turquie.

D’après des évaluations très sérieuses et à la suite des arrangemens intervenus avec les représentans des porteurs des dettes turques, le chiffre entier s’élève à la somme nominale de 106 millions de livres sterling ; au taux actuel, cette dette ne représente pas plus de 550 millions de francs, dont l’intérêt, fixé d’abord à 1 pour 100, s’élèvera jusqu’à 4 pour 100 au fur et à mesure de l’augmentation des recettes ; du 1er janvier 1882 au 1er mars 1883, les revenus des impôts affectés au service de la dette, ainsi qu’il résulte du rapport de la commission européenne, ont dépassé 52 millions de francs. N’oublions pas d’insister sur ce fait regrettable que toutes les recettes concédées par la Turquie à ses créanciers ne sont pas encore versées dans les mains de cette commission, puisque la part contributive due par les provinces détachées de la Turquie lui échappe, et que les puissances intervenant au règlement n’ont pas encore su la déterminer.

Perception plus régulière des impôts, amélioration des produits, égalité dans la répartition, ordre introduit dans les finances publiques, c’est-à-dire progrès de la civilisation en tous genres par l’invasion de nos mœurs européennes, voilà les résultats acquis par ces transactions financières dont les hommes d’affaires proprement dits se sont faits si heureusement les promoteurs.

Nous ne saurions trop faire ressortir le caractère entièrement nouveau et tout particulier de cette immixtion dans les affaires ottomanes. Lorsque, autrefois, on voulait, sous un prétexte ou sous un autre, intervenir auprès de la Porte, on essayait de peser sur elle, de forcer sa volonté ; on lui imposait de gré ou de force des fonctionnaires étrangers, on attentait ainsi à son indépendance. C’est, au contraire, par la persuasion, en se servant de ses nationaux, en gardant son entière liberté, que le gouvernement turc procède aujourd’hui à toutes les réformes qui s’exécutent et dont la Banque ottomane est le principal auteur, à savoir, le relèvement de son crédit et la plus-value des impôts ; la Banque ottomane est une société vraiment indigène en ce sens que ses fonctionnaires relèvent du gouvernement et exécutent ses ordres sans que le moindre désaccord se soit manifesté sur aucun point. La Banque ottomane est incontestablement la plus importante des sociétés qui aient établi leur siège à Constantinople, elle n’est pas la seule, et l’on peut citer encore le Crédit général ottoman, la Banque de Constantinople, une Société ottomane de change et de crédit, etc.

Le Crédit général ottoman a été fondé, en janvier 1869, par M. Tubini, notable banquier à Galata, et par des sociétés étrangères. Le capital social est de 50 millions, ses fonctions sont celles de toute maison de banque et consistent à contracter des emprunts publics, faire des prêts et avances sur titres, exploiter ou faire exploiter des régies de contributions, établir des succursales dans les provinces ou à l’étranger, etc. Les intérêts des actions sont payables à Constantinople ou à Londres : c’est une doublure de la Banque ottomane moins le succès. Les opérations du Crédit général ottoman se sont étendues à d’autres pays que la Turquie, à l’Espagne, à l’Amérique, etc. Il a participé à l’émission des obligations émises pour la construction des chemins de fer de la Turquie d’Europe, à savoir les Lots turcs, à l’émission des bons du trésor de 1868 et de 1872, aux emprunts ottomans de 1871, 1873, 187a, aux grosses avances de 1875, et a pris, en conséquence, une part proportionnelle dans les derniers arrangemens contractés avec l’état : il a, de ce chef, droit de recevoir une quantité déterminée des nouveaux titres à émettre, mais on doute qu’il puisse rentrer même par ce moyen dans son capital intégral ; en cas de liquidation, ses actionnaires subiraient une perte, leurs titres dès à présent sont cotés au-dessous du pair.

La Banque de Constantinople date de 1872 ; elle peut établir des agences ou succursales partout où elle le jugerait convenable : jusqu’ici elle n’en possède que deux, à Londres et à Paris. Le capital social a été fixé à 25 millions de francs représenté par 100,000 actions de 250 francs seulement, sur lesquelles 150 francs ont été versés. Elle a su se mettre à l’abri de trop grosses avances à faire à l’état : au 31 décembre 1880, le total n’atteignait pas 5 millions de francs, et le règlement de 1881 les couvre presque entièrement. C’est vers l’Egypte que ses opérations ont été les plus actives et les plus fructueuses : elle vit surtout d’opérations d’escompte avec les particuliers et, sans ambitionner de jouer un rôle politique, jouit d’un bon crédit de banquier. Les actionnaires ont touché chaque année des intérêts suffisant, qui, en 1881, se sont élevés à plus de 26 francs, mais ont été réduits à 18 en 1882.

La Société ottomane de change et de crédit a également son siège à Constantinople ; son capital s’élève à 15 millions de francs, dont la moitié versée ; elle est dégagée de tout intérêt avec le gouvernement ottoman ; ses affaires sont réduites, ses bénéfices faibles et son importance modeste.

Sans pousser plus loin l’énumération des sociétés financières qui existent en Turquie, ce qui précède suffira pour faire apprécier le rôle que joue et jouera le capital européen dans la création même des sociétés industrielles qu’il importe tant de développer et quel élément civilisateur il apporte dans l’œuvre de rénovation dont nous suivons les progrès avec la conviction intime d’un succès définitif.

IV

Revenons au chemin de Constantinople. La route maritime n’a été, comme nous l’avons dit, l’objet d’aucune amélioration spéciale ; elle demeure toujours ouverte et particulièrement accessible aux marines les plus riches en navires, en équipages, en correspondans connus. Inutile de faire à cet égard des calculs de statistique et d’indiquer des rangs. De ce fait dépend naturellement la réserve, presque l’abstention de l’Angleterre dans la question du raccordement des chemins de fer européens aux lignes ottomanes. Comme navigation fluviale, l’entrée et la surveillance du Danube dans la partie voisine des embouchures ont été l’objet de conventions nouvelles entre les riverains, ; il y a donc de ce côté un progrès sensible. Quant aux chemins de fer, deux tendances ont été successivement manifestées : l’une a été un moment préférée, puis en définitive mise de côté. Des deux modes de pénétration de l’Occident en Orient, celui qui relierait le Nord-Est européen, la Russie et l’Allemagne depuis les rives de la mer du Nord, par la Roumanie, n’est plus en discussion ; l’autre, qui se dirige par la Serbie, par l’embranchement des lignes hongroises, par l’Allemagne du Sud, et, on peut le dire, qui rattache la Bavière même et le Tyrol au réseau ottoman, et tout en aboutissant à Constantinople, vise Andrinople principalement, a en définitive été adopté ; il s’exécute, il touche à l’heure de l’accomplissement. Quelques pessimistes, qui calculent sur les lenteurs voulues de la Porte, doutent seuls, non pas du succès, mais d’un succès immédiat. La longueur des voies à construire dans les pays traversés est déterminée, et, des marchés ont été passés avec des adjudicataires ; les points de jonction sont tous désignés ; partout le traité de Berlin porte ses conséquences : la dernière commission nommée pour en surveiller l’exécution, celle dite des quatre, c’est-à-dire des puissances directement intéressées, a souverainement prononcé, et, semble-t-il, sans appel. La Hongrie a la première terminé sa tâche ; de Buda-Pesth à Semlin, le chemin d’état qui traverse par le milieu le territoire national va être achevé : le trafic local ne parait pas devoir donner tout de suite de bien grands résultats, mais le trafic de transit en profitera, les concurrences seront désarmées et l’esprit public est satisfait. La Serbie vient ensuite, les travaux sont, concédés, les marchés passés ; on se hâte. De Semlin-Belgrade à Nissa, la longueur est de 288 kilomètres ; de Nissa à Vranja, de 126 ; de Nissa à Pirot, de 90. Toutes ces lignes serbes ont été concédées à un groupe de capitalistes, qui ont choisi pour entrepreneur général M. Vitali, connu pour de grands travaux en Italie : 80 pour 100 des terrassemens à faire ont été déjà livrés, les rails sont posés sur une grande partie du parcours. On compte que l’exécution du réseau serbe sera terminée en 1884 ou 1885 au plus tard.

La troisième puissance représentée dans la commission des quatre, la Bulgarie, n’est pas, à beaucoup près, aussi avancée ; les 120 kilomètres de Vakarel à Caribrod, qui prolongent la ligne serbe de Nissa à Pirot, n’ont été l’objet d’aucune adjudication ; il en est de même des 40 kilomètres de Caribrod à Bellova, en Turquie, pour atteindre à la frontière la grande ligne qui se poursuit vers Philippopoli et Andrinople, ainsi que des 75 kilomètres de Vranja à Uskuba : c’est à peine si on prévoit qu’ils seront commencés avant un an. Jusqu’ici, la Porte avait tardé à désigner le point où ses propres lignes se raccorderaient pour opérer la jonction du grand chemin de Vranja vers Andrinople : le ministre de la guerre vient enfin d’indiquer la localité de Liplyan. Toutefois, on doute encore d’une résolution définitive à cet égard, et l’on prétend même qu’un autre tracé est à l’étude.

Deux motifs plus ou moins graves expliquent jusqu’à un certain point ces atermoiemens : le bénéfice à attendre immédiatement de ces entreprises ne provoque pas un très grand enthousiasme dans les dernières provinces qu’il s’agit de raccorder ; le trafic local, qui forme les neuf dixièmes des recettes, est en progrès, mais le trafic de transit n’éveille pas les mêmes espérances) ; on ne comprend pas quelle utilité il peut y avoir à en faciliter à bref délai le succès rapide. A cet égard, les concurrences subsistent encore à l’état latent, la Russie et la Roumanie jettent des regards envieux du côté de la Serbie ; le régime auquel la navigation du Danube sera soumise cache, ainsi que la question du passage des Balkans, des mécontentemens sourds que la Porte préfère laisser dormir le plus longtemps possible : le mieux eût été sans doute d’aborder et de résoudre toutes ces difficultés et de faire deux chemins de Constantinople au lieu d’un seul ; l’avenir en décidera. Pour le moment, on développe les sources du trafic local, qui est susceptible de grandes augmentations, et l’on rapproche autant que possible les distances qui séparent toutes ces lignes, en laissant pour la fin le dernier vide à combler[1]. D’ailleurs, la Porte n’est pas en mesure de lever l’obstacle qui doit tout aplanir. A qui appartiennent les chemins dits de la Turquie d’Europe ? Il faut que le sort de la société d’exploitation se décide et se règle définitivement pour que les voies ferrées de l’Europe occidentale aboutissent à un point final ; la question de l’embouchure, si l’on peut ainsi parler, ne peut rester en suspens, mais le gouvernement turc n’a pas encore résolu le problème entre lui et la société d’exploitation, et le procès reste toujours à vider. S’entendra-t-il à nouveau avec la compagnie d’exploitation ? Cédera-t-il ses droits à une autre en indemnisant les possesseurs actuels ? Ne formera-t-on qu’un tout des chemins serbes, bulgares et ottomans ? Cette solution dernière semblerait contraire aux habitudes du gouvernement turc, hostile à l’ingérence trop manifeste des étrangers. Si la société d’exploitation constituait un nouveau groupe où l’élément national eût la prédominance, toute difficulté s’aplanirait promptement, le point de jonction ne tarderait pas à être fixé d’une manière définitive et le but que l’on touche déjà de la main ne manquerait pas d’être atteint au jour fixé.

Les lenteurs de la diplomatie, les hésitations d’un gouvernement qui ne voudrait pas que des étrangers fissent chez lui le bien qu’il lui est difficile d’opérer lui-même, tout cela peut retarder l’entrée définitive de la Turquie dans le concert européen ; mais rien ne saurait l’empêcher, il y a des courans qu’on ne remonte pas. Des provinces entières, grandes comme des royaumes, ont été détachées de l’empire ottoman, elles ne lui reviendront plus, la civilisation les a marquées de son empreinte à tout jamais ; deux royaumes, une principauté, ont été créés, dont les souverains peuvent être changés, et le seront sans doute, mais le sultan n’y régnera plus. Le Monténégro, la Grèce, la Russie, l’Autriche, se sont agrandis de dépouilles dont la possession donne encore lieu à des contestations, à des troubles intérieurs ; on n’est pas entièrement satisfait du présent, mais on ne retournera pas au passé. S’il subsiste des antagonismes de races, si le pouvoir n’est pas solidement assis, si de nouvelles révolutions semblent toujours à craindre, le plus petit événement rétablit aussitôt le calme ; il suffit du voyage d’un ministre moscovite en Allemagne, d’une lettre de souverain à souverain qui témoigne de sentimens pacifiques, d’un changement de ministre, et les bruits de coups d’état disparaissent, les réformes de constitution ne restent plus à l’ordre du jour. C’est qu’au fond, malgré leur état social inférieur au nôtre, toutes ces populations ont senti le flot de la vie nouvelle les pénétrer, des besoins inconnus ont surgi, et l’étranger qui est à leur porte, qui leur amène les satisfactions attendues, qui traverse si aisément, si rapidement leur pays, les séduit d’une façon irrésistible par les espérances dont il les berce. Quoi ! Vienne, Pesth, Berlin, Paris, sont, pour ainsi dire, à leur portée, et des querelles de princes, de chefs valaques ou bulgares détourneraient ces populations curieuses et avides d’ouvrir leurs oreilles aux bruits des chemins de fer, leurs yeux aux merveilles de notre industrie, leurs bouches aux fruits de nos terres, leurs mains à l’or dont nous paierons leurs propres produits ! Non, il faut le redire et croire aveuglément à cette vérité, le mouvement ne s’arrêtera plus, la locomotive est lancée et ne déraillera pas : le chemin de Constantinople est ouvert. Pour le fermer il faudrait qu’une révolution suprême éclatât en Europe, que notre monde moderne disparût, que la race blanche reculât devant cette race jaune dont on a prédit l’avènement et que des plateaux de l’Asie centrale descendissent des hordes innombrables qui, à l’imitation des anciennes invasions des barbares, changeraient encore une fois la face du monde. Dieu merci ! nous n’en sommes point encore là.

Sans donc s’arrêter à ces prophéties lugubres, quand on songe à la grandeur du but auquel on touche de si près, n’est-on pas émerveillé à la fois de la facilité avec laquelle on peut l’obtenir et attristé en même temps de la nature des obstacles qui pourraient s’y opposer encore ? Que sont, en effet, de minimes intérêts privés ou des susceptibilités politiques sans cause sérieuse lorsqu’il s’agit d’ouvrir un nouveau monde à tous les travailleurs européens ? Avec quelques centaines de kilomètres de voies ferrées, au prix de quelques millions, en laissant pénétrer de plus en plus en Orient des commerçans et des marchandises, au lieu d’une arène, on n’y trouvera plus que des bazars ouverts, on ne se livrera plus qu’à des échanges au lieu de s’exposer aux massacres et aux combats, et à côté du bien matériel, le progrès moral s’accomplira insensiblement. La paix, au lieu de la guerre, la paix féconde, la solution pour le bien de tous et pour la Turquie d’abord, de cette question d’Orient, qui menace l’Europe entière, l’accomplissement de l’œuvre qui glorifiera notre siècle, voilà donc quels seront les fruits des progrès effectués de nos jours dans les sciences et les arts industriels. Des banquiers probes et intelligent, des ingénieurs habiles, des commerçans actifs auront suffi à cette tâche : il faut, nous le répétons, glorifier l’œuvre, et il n’est que juste d’en reconnaître et d’en louer les promoteurs et les ouvriers.


BAILLEUX DE MARISY.

  1. Un changement assez imprévu semble s’être fait du côté de la Russie. La Bulgarie ne parait pas avoir tenu ce qu’on se promettait d’elle. En Roumélie, les dispositions ne sont plus les mêmes, et loin de se rattacher plus étroitement à l’influence russe, le sentiment public se rapproche plus de la Porte : l’envie est donc moins grande pour la Russie de voir les raccordemens roumains s’établir du côté des Balkans, puisque les nouveaux états limitrophes ne montrent pas, comme on l’avait supposé, d’hostilité imminente envers la Turquie.