Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/8


CHAPITRE XIX.

Acceptation de la constitution. — Avis de Barnave et de ses amis partagé par la cour de Vienne. — Politique secrète de la cour. — L’Assemblée législative délibère sur le cérémonial à suivre pour recevoir le roi. — Motion insultante. — Louis XVI est reçu avec transport par l’Assemblée. — Il laisse éclater dans son intérieur une douleur profonde. — Anecdote. — Fêtes et réjouissances publiques ; voix sinistre qui se mêle aux acclamations. — Entretien de M. de Montmorin avec madame Campan sur les imprudences continuelles des gens de la cour. — La famille royale va aux Français. — Spectacle changé ; par quel motif. — On se bat au parterre des Italiens. — Double correspondance de la cour avec l’étranger. — Maison civile. — Barnave insiste pour sa formation ; la reine s’y oppose. — Ses malheurs n’altèrent point la douceur de son caractère. — Anecdote sur l’abbé Grégoire. — Plan adopté par la reine pour sa correspondance secrète. — Conduite de madame Campan en butte aux attaques des deux partis. — Détails sur la conduite de M. Genet, son frère, chargé des affaires de France en Russie. — Lettre remarquable qu’elle reçoit de lui. — Témoignage écrit rendu par la reine au zèle et à la fidélité de madame Campan. — Le roi vient la voir et lui confirme ces témoignages de confiance et de satisfaction. — Projet d’entrevue entre Louis XVI et Barnave ; ce qui fait manquer l’entretien. — Tentatives d’empoisonnement contre Louis XVI. — Précautions prises. — La reine consulte Pitt sur la révolution. — Sa réponse ; la reine n’y voit rien que de sinistre. — Les émigrés s’opposent à toute alliance avec les constitutionnels. — Lettre de Barnave à la reine. — Elle est sans résultat.

Arrivée à Paris, le 25 août, j’y avais trouvé des dispositions beaucoup plus calmes que je n’osais l’espérer : on parlait du moment de l’acceptation de la constitution, des fêtes qui auraient lieu à cette occasion. La reine commençait à espérer un meilleur ordre de choses. La rixe entre les jacobins et les constitutionnels, le 17 juillet, lui avait cependant fait passer des momens affreux ; et le canon du Champ-de-Mars, tirant contre un parti qui demandait le jugement du roi, et dont les chefs étaient au sein même de l’Assemblée, avait laissé, dans l’esprit de la reine, les plus sinistres impressions.

Les constitutionnels, avec lesquels ses relations ne s’étaient pas ralenties par l’entremise des trois membres déjà nommés, avaient parfaitement servi la famille royale pendant sa détention.

« Nous tenons encore les fils qui font mouvoir cette masse populaire, » dit un jour Barnave à M. de J......., en lui montrant un gros volume sur lequel étaient enregistrés les noms de tous les gens que l’on faisait agir à volonté par la seule puissance de l’or. Il était en ce moment question d’en payer un nombre considérable pour s’assurer d’acclamations bien prononcées, lorsque le roi et sa famille reparaîtraient au spectacle à l’époque de l’acceptation de la constitution. Ce jour, qui pouvait faire entrevoir l’espérance du calme, arriva le 14 septembre ; les fêtes furent brillantes ; mais déjà de nouvelles alarmes empêchaient justement la famille de se livrer à aucun sentiment consolateur.

L’Assemblée législative, qui venait remplacer la Constituante, apportait, pour base de conduite, les principes républicains les plus exagérés. Formée au sein des assemblées populaires, elle était uniquement pénétrée de l’esprit qui les animait. La constitution avait été, comme je l’ai dit, présentée au roi le 3 septembre ; je reviens sur cette présentation, parce qu’elle offrait un sujet de délibération bien important. Tous les ministres, excepté M. de Montmorin, insistèrent sur la nécessité d’accepter l’acte constitutionnel dans son entier. Ce fut aussi l’avis du prince de Kaunitz. Malouet désirait que le roi s’expliquât avec sincérité sur les vices et les dangers qu’il remarquait dans la constitution. Mais Duport et Barnave, alarmés de l’esprit qui régnait dans la société des jacobins, et même dans l’Assemblée où Robespierre les avait déjà dénoncés comme traîtres à la patrie, et craignant de grands malheurs, unirent leurs avis à ceux de la majorité des ministres et de M. de Kaunitz. Ceux qui voulaient franchement maintenir la constitution conseillaient de ne point l’accepter purement et simplement ; de ce nombre étaient, comme je l’ai dit, MM. Montmorin et Malouet. Le roi paraissait goûter leur avis ; et c’est une des plus grandes preuves de la sincérité de l’infortuné monarque[1].

Alexandre Lameth, Duport et Barnave, comptant encore sur les ressources de leur parti, espéraient avoir la gloire de diriger le roi par l’influence qu’ils croyaient avoir acquise sur l’esprit de la reine. On fit aussi consulter des gens connus par leurs lumières, mais qui n’étaient d’aucun conseil ni d’aucune assemblée. De ce nombre fut un M. Dubucq, ancien intendant de la marine et des colonies. Il répondit par cette seule ligne : Empêchez le désordre de s’organiser.

Les opinions semblables à celles du sentencieux et laconique M. Dubucq tenaient à l’esprit du parti aristocratique, qui préférait tout, même les jacobins, à l’établissement des lois constitutionnelles, et qui appréhendait essentiellement qu’une acceptation qui porterait un caractère autre que celui de la contrainte, ne fût une véritable sanction, capable de maintenir le nouveau gouvernement. Les désordres les plus effrénés paraissaient préférables, parce qu’ils entretenaient l’espoir d’un changement total ; et vingt fois, quand les gens peu instruits de la politique secrète de la cour se permettaient de témoigner l’effroi que leur inspiraient les sociétés populaires, les initiés répondaient qu’un sincère royaliste devait chérir les jacobins. Mon opinion sur la terreur qu’ils m’inspiraient m’a souvent attiré cette repartie, et m’aura sûrement mérité de même le titre de constitutionnelle ; tandis que, par principes et par manque des lumières qui, je crois, ne devaient pas même appartenir aux personnes de mon sexe, je n’étais occupée que de chérir et bien servir la princesse infortunée à laquelle était liée ma destinée.

La lettre que le roi écrivit à l’Assemblée, pour demander d’accepter la constitution dans le lieu même où elle avait été formée, et où il annonçait qu’il se rendrait le 14, à midi, fut reçue avec transport, et de nombreux applaudissemens en interrompirent plusieurs fois la lecture. La séance fut terminée par l’élan de l’enthousiasme. M. de La Fayette obtint la mise en liberté de tous les gens détenus à raison du départ du roi ; l’abolition immédiate de toutes les procédures relatives aux événemens de la révolution ; l’anéantissement de l’usage des passe-ports et de toutes les gênes momentanées apportées à la libre circulation, tant au-dedans qu’au-dehors. Tout fut accordé avec acclamation. Soixante membres furent nommés pour aller exprimer au roi toute la satisfaction que la lettre de Sa Majesté avait occasionée. Le garde-des-sceaux sortit de la salle, au bruit des applaudissemens, pour précéder chez le roi la députation.

Le roi répondit au discours qui lui fut prononcé, et termina en disant à l’Assemblée qu’un décret qui, le matin, avait aboli l’ordre du Saint-Esprit, lui laissait seulement la liberté d’en être décoré ainsi que son fils ; mais qu’un ordre n’ayant à ses yeux d’autre prix que le pouvoir de le communiquer, il n’en ferait plus usage.

La reine, son fils et Madame se tinrent à la porte de la salle où l’on avait admis la députation. Le roi dit aux députés : « Voilà ma femme et mes enfans qui partagent mes sentimens ; » et la reine confirma elle-même l’assurance que le roi leur donnait. Ces marques apparentes de confiance étaient bien éloignées de l’état d’agitation de son ame. « Ces gens ne veulent point de souverains, disait-elle. Nous succomberons à leur tactique perfide, mais très-bien suivie ; ils démolissent la monarchie pierre par pierre. »

Le lendemain du jour de la députation, les détails de la réception du roi furent reportés à l’Assemblée ; ils y excitèrent de vifs applaudissemens. Mais le président ayant mis en délibération si l’Assemblée ne devait pas rester assise pendant que le roi prononcerait son serment : « Sans doute, s’écria un grand nombre de voix ; et le roi debout, tête nue. » M. Malouet observa qu’il n’y avait pas de circonstance où la nation, assemblée en présence du roi, ne le reconnût pas pour son chef ; que c’était manquer à la nation autant qu’au monarque, que de ne pas traiter le chef de l’État avec le respect qui lui était dû. Il demanda que le roi devant prêter son serment debout, l’Assemblée l’entendît aussi dans la même attitude. Sur les remarques de M. Malouet, le décret avait été rapporté ; mais un député breton s’écria d’une voix perçante : « Qu’il avait à proposer un amendement qui mettrait tout le monde d’accord. Décrétons, dit-il, qu’il sera permis à M. Malouet, et à quiconque en aura envie, de recevoir le roi à genoux ; mais maintenons le décret. »

Le roi se rendit à la salle à midi. Son discours fut suivi de plusieurs minutes d’applaudissemens. Après la signature de l’acte constitutionnel, tout le monde s’assit. Le président se leva pour prononcer son discours ; mais, après avoir commencé, voyant que le roi ne se levait pas pour l’écouter, il s’assit à son tour. Son discours fit une grande sensation ; la phrase qui le terminait enleva de nouveaux applaudissemens, des bravos, des cris de vive le roi ! « Sire, disait-il, qu’elle doit être grande à nos yeux et chère à nos cœurs ; qu’elle sera sublime, dans notre histoire, l’époque de cette régénération, qui donne à la France des citoyens, aux Français une patrie ; et à vous, comme roi, un nouveau titre de grandeur et de gloire ; à vous encore, comme homme, une nouvelle source de jouissances et de nouvelles sensations. »

L’Assemblée en corps reconduisit le roi au milieu des cris d’allégresse du peuple, d’une musique militaire et des salves d’artillerie.

Enfin, j’espérais revoir sur le visage de mes augustes maîtres ce calme qui, depuis si long-temps, en était effacé. La suite les quitta dans le salon ; la reine salua les dames avec précipitation, et rentra fort émue. Le roi la suivait, et, se jetant dans un fauteuil, il porta un mouchoir sur ses yeux. « Ah ! Madame, s’écria-t-il avec une voix entrecoupée par ses larmes, pourquoi avez-vous assisté à cette séance, pour être témoin ?… » Je n’entendis que ces mots ; pénétrée de leur douleur et de la nécessité d’en respecter l’effusion, je me retirai, frappée du contraste de ces cris de joie au-dehors du palais avec la douleur profonde qui existait dans l’intérieur du souverain[2]. Une demi-heure après la reine me fit appeler. Elle faisait demander M. Goguelat pour lui annoncer son départ, dans la nuit même, pour Vienne. Les nouvelles atteintes à la dignité du trône, qui s’étaient manifestées dans cette séance ; l’esprit d’une assemblée pire que la précédente ; le monarque traité à l’instar du président, sans aucune déférence pour le trône : tout annonçait trop ouvertement que l’on en voulait à la souveraineté. La reine ne voyait plus d’espoir dans l’intérieur. Le roi venait d’écrire à l’empereur ; elle me dit qu’elle porterait elle-même, à minuit, dans mon appartement, la lettre que M. Goguelat porterait à l’empereur. Pendant tout le reste de la journée, le château et les Tuileries furent remplis d’une foule prodigieuse ; les illuminations étaient magnifiques. On invita le roi et la reine à se promener en voiture dans les Champs-Élysées, escortés par les aides-de-camp et les chefs de l’armée parisienne, la garde constitutionnelle n’étant point encore organisée. Beaucoup de vive le roi ! se firent entendre ; mais à chaque fois que ces cris cessaient, un homme du peuple, qui ne quitta pas un seul instant la portière du roi, criait seul avec une voix de Stentor : Non, ne les croyez pas : vive la nation ! Cette voix sinistre frappa la reine de terreur ; elle ne crut pas devoir s’en plaindre, et parut confondre avec les acclamations publiques le cri séparé de ce fanatique ou de ce vil stipendié.

Peu de jours après, M. de Montmorin m’écrivit quelques lignes pour me dire qu’il avait à me parler ; qu’il se rendrait chez moi, s’il ne craignait que cela ne fût remarqué, et qu’il trouvait plus naturel de me voir dans le grand cabinet de la reine à une heure qu’il m’indiqua et où il n’y avait personne. Je m’y trouvai. Après m’avoir dit des choses obligeantes sur les services que j’avais déjà rendus et pouvais rendre encore à mes maîtres dans ces circonstances, il me parla du danger imminent où était le roi, des complots qui se tramaient, de la mauvaise composition de l’Assemblée législative ; mais essentiellement de la nécessité de paraître tenir le plus possible par la sagesse des discours, à l’acte que le roi venait d’accepter. Je lui dis que cela ne pouvait se faire qu’en se compromettant aux yeux du parti royaliste, auquel la modération paraissait un crime ; qu’il était affligeant de s’entendre taxer d’être constitutionnelle, quand on pensait que la seule constitution qui convenait à la gloire du roi, au bonheur et à la tranquillité de son peuple, était le pouvoir entier du souverain ; que c’était là ma profession de foi, et qu’il était pénible de faire soupçonner d’y manquer. « Avez-vous jamais pu croire, me dit-il, que je désirasse un autre ordre de choses ? Doutez-vous de mon attachement pour la personne du roi, et pour le maintien de ses droits ? — Je le sais, M. le comte, lui répondis-je, mais vous ne l’ignorez pas, vous passez pour avoir adopté des idées révolutionnaires. — Eh bien ! Madame, ayez le courage de dissimuler et de cacher vos véritables sentimens ; jamais la dissimulation ne fut plus nécessaire : on travaille à paralyser autant que possible les mauvaises intentions des factieux ; mais il ne faut pas que l’on nous déjoue ici en disant des choses très-dangereuses qui circulent dans Paris, comme venant du roi et de la reine. » Je lui dis que j’avais déjà été frappée du mal que peuvent faire les propos passionnés de l’impuissance, et qu’ayant plusieurs fois imposé silence au service de la reine, d’une manière très-prononcée, j’en avais éprouvé du désagrément. « Je sais cela, me dit le comte, la reine m’en a instruit, et c’est ce qui m’a décidé à venir vous prier de maintenir, autant que vous le pourrez, l’esprit de prudence qui est si nécessaire. »

Pendant que l’intérieur du roi et de la reine était livré à toutes ces alarmes, les fêtes pour l’acceptation de la constitution continuaient. Leurs Majestés furent à l’Opéra. Tout ce qui était attaché au parti du roi composa l’assemblée, et l’on put jouir ce jour-là du bonheur de le voir quelques instans environné de sujets fidèles ; les acclamations furent sincères.

On avait choisi, pour la représentation aux Français, la Coquette corrigée, uniquement parce que c’était le triomphe de mademoiselle Contat. Cependant l’opinion qu’avaient répandue les ennemis de la reine, venant s’unir dans ma pensée au titre de cette comédie, j’en trouvais le choix très-maladroit, et ne savais comment le dire à Sa Majesté. Mais l’attachement sincère donne du courage ; je m’expliquai ; elle m’en sut gré, et fit demander une autre comédie : on donna la Gouvernante.

La reine, Madame fille du roi, madame Élisabeth, furent de même très-accueillies à ce spectacle. Il est vrai que l’opinion et les sentimens de tous les spectateurs qui remplissaient les loges, ne pouvaient qu’être favorables ; on s’était occupé, avant ces deux représentations, de bien composer le parterre. Mais les jacobins, à leur tour, prirent la précaution contraire avec tant d’avantage, au théâtre Italien, que le tumulte y fut extrême. On donnait les Événemens imprévus de Grétry ; madame Dugazon eut malheureusement l’idée de s’incliner vers la reine, en chantant dans un duo ces paroles : Ah ! comme j’aime ma maîtresse ! À l’instant plus de vingt voix s’élèvent du parterre, en criant : Pas de maîtresse ! pas de maître ! liberté ! Quelques hommes répondent des loges et des balcons : Vive la reine ! vive le roi ! vive à jamais le roi et la reine ! On répond dans le parterre : Point de maître, point de reine ! La querelle s’échauffe, le parterre se partage, on se bat, et les jacobins eurent le dessous. Leurs touffes de cheveux noirs volaient dans la salle[3] ; une garde nombreuse arrive ; le faubourg Saint-Antoine, averti de ce qui se passait aux Italiens, s’attroupait et parlait déjà de marcher vers ce spectacle. La reine conservait le maintien le plus noble et le plus calme ; les commandans de la garde l’environnaient et la rassuraient. Leur conduite fut active et prudente ; il n’arriva aucun malheur. La reine, en sortant, reçut de nombreux applaudissemens. C’est la dernière fois qu’elle soit entrée dans une salle de spectacle.

Pendant que les courriers portaient les lettres confidentielles du roi aux princes ses frères et aux princes étrangers, l’Assemblée fit inviter le roi à écrire aux princes pour les engager à rentrer en France. Le roi chargea l’abbé de Montesquiou de lui faire la lettre qu’il voulait envoyer. Cette lettre, parfaitement écrite, d’un style touchant et simple, analogue au caractère de Louis XVI, et remplie d’argumens très-forts sur l’avantage de se rallier aux principes de la constitution, me fut confiée par le roi, qui me chargea de lui en faire une copie.

À cette époque, M. Mor...., un des intendans de la maison de Monsieur, obtint de l’Assemblée un passe-port pour se rendre près du prince, à raison d’un travail indispensable sur sa maison. La reine le choisit pour porter cette lettre ; elle voulut la lui remettre elle-même, et lui fit connaître le motif. Le choix de ce courrier m’étonnait : la reine m’assura qu’il était parfait, qu’elle comptait même sur son indiscrétion, et qu’il était seulement essentiel que l’on eût connaissance de la lettre du roi à ses frères. Les princes étaient sans doute prévenus par la correspondance particulière. Monsieur montra cependant quelque surprise ; et le messager revint plus affligé que satisfait d’une semblable marque de confiance, qui pensa lui coûter la vie pendant les années de terreur.

Parmi les inquiétudes de la reine, elle en avait une trop bien fondée, c’était la légèreté des Français qu’elle envoyait dans des cours étrangères. Elle disait que, pour tirer vanité de la confiance dont ils étaient honorés, dès qu’ils avaient passé les frontières, ils ne cachaient plus les choses les plus secrètes sur les sentimens intimes du roi, et que les chefs de la révolution en étaient instruits par leurs agens dont plusieurs étaient des Français soi-disant émigrés pour la cause de leur roi.

Après l’acceptation de la constitution, on s’occupa de former la maison du roi, tant militaire que civile. Le duc de Brissac eut le commandement de la garde constitutionnelle qui fut composée d’officiers et de soldats choisis dans les régimens, et de plusieurs officiers tirés de la garde nationale de Paris. Le roi était content des sentimens et de la tenue de cette troupe qui, comme on le sait, exista fort peu de temps.

La nouvelle constitution détruisait ce qu’on appelait les honneurs, et les prérogatives qui y étaient attachées. La duchesse de Duras donna sa démission de la place de dame du palais, ne voulant pas perdre à la cour son droit au tabouret. Cette démarche affligea la reine qui se voyait abandonnée pour des priviléges perdus, quand ses droits étaient si violemment attaqués. Plusieurs grandes dames s’éloignèrent de la cour par le même motif. Cependant le roi et la reine n’osaient former leur maison pour la partie civile, dans la crainte de constater, par les nouvelles dénominations des charges, l’anéantissement des anciennes, et aussi pour ne pas admettre, dans les emplois les plus élevés, des gens qui n’étaient pas faits pour les remplir. Cette question, si l’on formerait ou non cette maison sans chevaliers et sans dames d’honneur, occupa pendant quelque temps. Les conseillers constitutionnels de la reine pensaient que l’Assemblée, ayant décrété une liste civile suffisante à la splendeur du trône, serait mécontente de voir le roi ne prendre que la maison militaire, et ne pas former sa maison civile sur le nouveau plan constitutionnel. « Comment voulez-vous, Madame, écrivait Barnave à la reine, parvenir à donner le moindre doute à ces gens-ci sur vos sentimens ? lorsqu’ils vous décrètent une maison militaire et une maison civile, semblable au jeune Achille parmi les filles de Lycomède, vous saisissez avec empressement le sabre pour dédaigner de simples ornemens. » La reine persista à ne pas vouloir de maison civile. « Si cette maison constitutionnelle était formée, disait-elle, il ne resterait pas un noble près de nous ; et quand les choses changeraient, il faudrait congédier les gens que nous aurions admis à leur place. »

« Peut-être, ajouta-t-elle, peut-être un jour aurais-je sauvé la noblesse, si j’avais eu quelque temps le courage de l’affliger ; je ne l’ai point. Quand on obtient de nous une démarche qui la blesse, je suis boudée ; personne ne vient à mon jeu ; le coucher du roi est solitaire. On ne veut pas juger les nécessités politiques : on nous punit de nos malheurs[4]. »

La reine écrivait presque toute la journée et passait une partie des nuits à lire : son courage soutenait ses forces physiques ; son caractère n’était nullement aigri par l’infortune, et jamais on ne lui vit un moment d’humeur. C’était pourtant la même personne que l’on peignait au peuple comme emportée, furieuse toutes les fois qu’elle voyait attaquer les droits de la couronne.

J’étais un jour près d’elle, derrière une de ses fenêtres. Nous vîmes un homme, vêtu avec la simplicité d’un ecclésiastique, environné d’une foule immense. La reine crut que c’était un abbé que l’on allait jeter dans le bassin des Tuileries ; elle ouvrit sa fenêtre avec précipitation, et envoya un valet de chambre savoir ce qui se passait dans le jardin. C’était l’abbé Grégoire que les hommes et les femmes des tribunes reconduisaient en triomphe pour une motion qu’il venait de faire à l’Assemblée nationale contre l’autorité royale. Le lendemain, les journalistes démocrates peignaient la reine témoin de ce triomphe, montrant à sa fenêtre, par des gestes expressifs, combien elle était outragée des honneurs rendus à ce patriote.

La correspondance de la reine avec l’étranger se faisait en chiffres. Celui qu’elle avait préféré ne peut jamais être deviné, mais il faut une patience extrême pour en faire usage. Chaque correspondant doit avoir un ouvrage de la même édition. Paul et Virginie était celui qu’elle avait choisi. On indique par des chiffres convenus la page, la ligne où se trouvent les lettres que l’on cherche et quelquefois un mot d’une seule syllabe. Je l’aidais dans ce travail à chercher les lettres ; et très-souvent je lui faisais une copie exacte de tout ce qu’elle avait chiffré sans savoir un mot de ce qui avait été écrit.

Il y avait toujours dans Paris plusieurs comités secrets occupés d’éclairer le roi sur les démarches des factieux, et d’influencer quelques-uns des comités de l’Assemblée.

M. Bertrand de Molleville eut de grandes relations avec la reine[5]. Le roi employa M. Talon et d’autres personnes ; il y eut beaucoup d’argent versé de ce côté pour les frais qu’exigeaient leurs démarches secrètes. La reine n’avait pas de confiance en eux. M. de Laporte, ministre de la liste civile et de la maison, s’occupait aussi de diriger l’opinion publique par des écrits payés ; mais ces écrits n’avaient d’influence que sur le parti royaliste, qui n’avait pas besoin d’être influencé. M. de Laporte avait une police particulière qui donnait d’utiles avis.

J’étais décidée à me sacrifier à mes devoirs et nullement à l’intrigue, et je pensais que, dans une pareille circonstance, je devais me borner à obéir aux ordres de la reine. Je faisais très-souvent partir des courriers pour les pays étrangers, et jamais ils ne furent découverts, tant je prenais de précautions. J’ai dû surtout mon existence au soin que je pris de n’admettre chez moi aucun député quelconque, et de refuser toutes les entrevues que me demandaient souvent les gens les plus marquans. Cette conduite m’avait paru la seule convenable à mon sexe et à ma place à la cour ; mais elle me laissait en butte à toutes les malveillances, et, le même jour, je me vis dénoncée par Prud’homme, dans sa gazette révolutionnaire, comme capable de faire une aristocrate de la mère des Gracques, si elle avait eu dans son intérieur une femme aussi dangereuse que je l’étais ; et par la gazette royaliste de Gauthier, comme une monarchienne, une constitutionnelle, plus dangereuse aux intérêts de la reine qu’une jacobine.

À cette époque, un événement qui m’était étranger vint me mettre dans une position beaucoup plus critique encore. Mon frère (M. Genet) avait commencé sa carrière diplomatique avec succès. Dès l’âge de dix-huit ans, il fut attaché à l’ambassade de Vienne ; à vingt ans, il avait été nommé premier secrétaire de légation en Angleterre pour la paix de 1783. Un mémoire qu’il présenta à M. de Vergennes, sur les dangers du traité de commerce fait à cette époque avec l’Angleterre, avait offensé M. de Calonne, partisan de ce traité, et surtout M. Gérard de Rayneval, premier commis des affaires étrangères. Tant que M. de Vergennes vécut, s’étant déclaré, à la mort de mon père, le protecteur de mon frère, il le soutint contre les ennemis que lui avait faits son mémoire. Mais, à sa mort, M. de Montmorin, ayant grand besoin de la longue habitude des affaires, qu’il trouvait dans M. de Rayneval, ne se conduisit que par lui et à son instigation. Le bureau dont mon frère était chef fut détruit et réuni aux autres bureaux des affaires étrangères. Il partit pour Pétersbourg, fortement recommandé à M. le comte de Ségur, ministre de France dans cette cour, qui le fit nommer secrétaire de légation. Quelque temps après, le comte de Ségur le laissa à Saint-Pétersbourg chargé des affaires de France[6].

Mon frère avait quitté Versailles, le cœur profondément blessé d’avoir perdu un état considérable pour avoir écrit un mémoire que son zèle seul avait dicté, et dont l’importance ne fut que trop reconnue dans la suite. Je m’étais aperçue dans sa correspondance qu’il penchait pour quelques-unes des idées nouvelles, et j’en étais alarmée, lorsqu’il m’écrivit une lettre qui ne me laissa plus de doute sur ses opinions. Il me disait qu’il ne devait pas me cacher qu’il embrassait le parti constitutionnel ; que le roi lui en avait fait donner l’ordre, après avoir accepté lui-même la constitution ; qu’il marcherait ferme sur cette ligne, parce que, dans ce cas, la ruse serait funeste, et qu’il embrassait ce parti parce qu’il lui était démontré que les puissances étrangères ne serviraient pas la cause du roi sans se prévaloir de prétentions dictées par les plus anciens intérêts, et qui resteraient toujours dans l’esprit de leur conseil ; qu’il ne voyait de salut pour le roi et pour la reine que dans l’intérieur de la France, en cherchant tous les moyens de calmer les craintes et de réunir les esprits ; qu’il allait servir le roi constitutionnel, comme il le servait avant que la révolution eût amené la nécessité de fixer les destinées de la France par un nouveau code. Enfin il me priait de faire connaître à la reine les véritables sentimens d’un des agens de Sa Majesté dans une cour étrangère. À l’instant même, j’entrai chez la reine et lui remis la lettre de mon frère ; elle la lut avec attention, et me dit : « Cette lettre est d’un jeune homme que le mécontentement et l’ambition ont égaré ; je sais que vous ne pensez pas comme lui ; ne craignez pas de perdre ma confiance et celle du roi. » Je lui proposai de cesser toute correspondance avec mon frère ; elle s’y opposa en me disant que cela serait dangereux. Alors je la priai de vouloir bien me permettre de lui montrer à l’avenir mes lettres et les siennes ; elle y consentit. J’écrivis avec force à mon frère contre le parti qu’il prenait. Je faisais passer mes lettres par des occasions sûres : il me répondait par la poste, et ne me parlait plus que de ses affaires de famille. Une fois seulement il me manda qu’il ne me répondrait plus quand je lui écrirais sur les affaires du temps. « Servez votre auguste maîtresse avec le dévouement sans bornes que vous lui devez, me disait-il, et faisons chacun notre devoir : je vous observerai seulement que souvent à Paris les brouillards de la Seine empêchent, même du pavillon de Flore, de voir cette immense capitale, et je la vois plus clairement de Pétersbourg. » La reine dit en lisant cette lettre : « Peut-être n’a-t-il que trop raison : qui peut juger une position aussi désastreuse que la nôtre l’est devenue ? » Le jour même où j’avais fait lire à la reine la première lettre de mon frère, elle eut plusieurs audiences à donner à des dames et à d’autres personnes de la cour, qui vinrent exprès lui apprendre que mon frère était constitutionnel et révolutionnaire déclaré. La reine leur répondit : « Je le sais, madame Campan est venue me le dire. » Les gens jaloux de ma position, et quelques têtes exaltées, m’ayant fait éprouver des dégoûts, et mes peines se renouvelant chaque jour, je demandai à la reine de me retirer de la cour. Elle se récria contre une semblable idée, me la fit voir comme très-dangereuse pour ma propre réputation, et eut la bonté d’ajouter qu’elle n’y consentirait jamais, ni pour moi ni pour elle. Après cet entretien, pendant lequel j’étais aux genoux de Sa Majesté, baignant ses mains de mes larmes, je me retirai dans mon appartement. Un instant après un valet de pied vint m’apporter de sa part un billet conçu en ces termes : « Je n’ai cessé de vous distinguer et de vous donner, à vous et aux vôtres, des preuves de mon attachement ; je veux vous dire par écrit que je crois à votre honneur et à votre fidélité, autant qu’à vos autres bonnes qualités, et que je compte toujours sur le zèle et l’intelligence que vous employez à me servir[7]. »

À l’instant où j’allais sortir pour exprimer à la reine toute la reconnaissance dont j’étais pénétrée, j’entendis gratter à ma porte qui donnait sur le corridor intérieur de la reine ; j’ouvris : c’était le roi. J’en fus saisie ; il s’en aperçut, et me dit avec un air de bonté : « Je vous fais peur, Madame Campan ; je viens pourtant vous rassurer ; la reine m’a dit combien vous étiez affligée de l’injustice de beaucoup de gens à votre égard. Mais comment vous plaignez-vous de l’injustice et de la calomnie, quand vous nous en voyez les victimes ? De la part de quelques-unes de vos compagnes, c’est jalousie ; de la part des gens de la cour, c’est inquiétude. Notre position est si fâcheuse ; nous avons trouvé tant d’ingrats et tant de traîtres, que les craintes des gens qui nous aiment sont excusables ! Je pourrais les rassurer en leur disant les services secrets que vous nous rendez tous les jours ; mais je ne veux pas le faire. Par bonne volonté pour vous, ils répéteraient ce que j’aurais dit, et vous seriez perdue auprès de l’Assemblée. Il vaut bien mieux pour vous et pour nous, qu’on vous croie constitutionnelle ; on m’en a déjà parlé vingt fois ; je ne l’ai jamais démenti, mais je viens vous donner ma parole que, si nous avons le bonheur de voir tout ceci terminé, je dirai chez la reine, en présence de mes frères, tous les services importans que vous nous avez rendus, et je vous en récompenserai vous et votre fils. » Je me jetai aux pieds du roi, et baisai sa main. Il me releva en disant : « Allons, allons, ne vous chagrinez pas ; la reine qui vous aime croit à vos sentimens aussi bien que moi. »

Les occasions de services mystérieux et secrets se renouvelaient à chaque instant. Des trois députés coalisés, Barnave était le seul qui n’avait pas vu le roi et la reine depuis le voyage de Varennes. On redoutait, plus pour lui que pour tout autre, l’espionnage de l’Assemblée.

Jusqu’au jour de l’acceptation, il fut impossible d’introduire Barnave dans l’intérieur du palais ; mais étant quitte de la garde intérieure, la reine lui fit dire qu’elle le verrait. Les précautions extrêmes que ce député devait prendre pour soustraire ses relations avec le roi et la reine, les forcèrent de passer deux heures à l’attendre inutilement dans un des corridors des Tuileries. Le premier jour qu’il devait être admis, un homme que Barnave savait être suspect l’ayant rencontré dans la cour du palais, il crut devoir la traverser sans s’arrêter, et se promena ostensiblement dans les jardins. J’avais été chargée d’attendre Barnave à une petite porte des entresols du palais, la main posée sur la serrure ouverte. J’étais dans cette position depuis une heure. Le roi venait m’y visiter souvent, et toujours pour me parler de l’inquiétude que lui donnait un garçon du château, patriote. Il revint me demander encore si j’avais entendu ouvrir la porte de Decret. L’ayant assuré que personne n’avait passé dans le corridor, il fut tranquillisé. Il craignait vivement que l’on ne découvrît ses relations avec Barnave. « Ce serait, dit le roi, un sujet de graves dénonciations, et le malheureux serait perdu. » Je me permis alors de représenter à Sa Majesté que, n’étant pas la seule dans le secret des affaires qui l’amenaient près de Leurs Majestés, un de ses collègues pouvait être tenté de parler d’un rapprochement dont ils devaient être honorés, et que l’on risquerait de dégager ces messieurs d’une partie de la responsabilité du secret, en leur faisant connaître par ma présence que j’en étais instruite. Sur cette remarque, le roi me quitta brusquement et revint un moment après avec la reine. « Donnez-moi votre poste, me dit-elle. Je vais l’attendre à mon tour. Vous avez convaincu le roi. Il ne faut pas augmenter, à leurs yeux, le nombre des personnes instruites de leurs communications avec nous. »

La police de M. de Laporte, intendant de la liste civile, le fit prévenir, dès la fin de 1791, qu’un homme des offices du roi, qui s’était établi pâtissier au Palais-Royal, allait rentrer dans les fonctions de sa charge que lui rendait la mort d’un survivancier ; que c’était un jacobin si effréné, qu’il avait osé dire que l’on ferait un grand bien à la France en abrégeant les jours du roi. Ses fonctions se bornaient aux seuls détails de la pâtisserie ; il était très-observé par les chefs de la bouche, gens dévoués à Sa Majesté ; mais un poison subtil peut être si aisément introduit dans les mets, qu’il fut décidé que le roi et la reine ne mangeraient plus que du rôti ; que leur pain serait apporté par M. Thierry de Villedavray, intendant des petits appartemens, et qu’il se chargerait de même de fournir le vin. Le roi aimait les pâtisseries ; j’eus ordre d’en commander, comme pour moi, tantôt chez un pâtissier, tantôt chez un autre. Le sucre râpé était de même dans ma chambre. Le roi, la reine, madame Élisabeth, mangeaient ensemble, et il ne restait personne du service. Ils avaient chacun une servante d’acajou, et une sonnette pour faire entrer quand ils le désiraient. M. Thierry venait lui-même m’apporter le pain et le vin de Leurs Majestés, et je serrais tous ces objets dans une armoire particulière du cabinet du roi, au rez-de-chaussée. Aussitôt que le roi était à table, j’apportais la pâtisserie et le pain. Tout se cachait sous la table, dans la crainte que l’on eût besoin de faire entrer le service. Le roi pensait qu’il était aussi dangereux qu’affligeant de montrer cette crainte d’attentats contre sa personne, et cette défiance du service de sa bouche. Comme il ne buvait jamais une bouteille de vin entière à ses repas (les princesses ne buvaient que de l’eau), il remplissait celle dont il avait bu à peu près la moitié avec la bouteille servie par les officiers de son gobelet. Je l’emportais après le dîner. Quoiqu’on ne mangeât d’autre pâtisserie que celle que j’avais apportée, on observait de même de paraître avoir mangé de celle qui était servie sur la table. La dame qui me remplaça trouva ce service secret organisé et l’exécuta de même ; jamais on ne sut dans le public ces détails, ni les craintes qui y avaient donné lieu. Au bout de trois ou quatre mois, les avis de la même police furent que l’on n’avait plus à redouter ce genre de complot contre les jours du roi ; que le plan était entièrement changé ; que les coups que l’on voulait porter seraient autant dirigés contre le trône que contre la personne du souverain[8].

D’autres que moi ont su que, dans ce temps-là, une des choses que la reine désirait le plus de savoir, était l’opinion du célèbre Pitt. Quelquefois, elle me disait : « Je ne prononce pas le nom de Pitt, que la petite mort ne me passe sur le dos. (Je répète ici ses propres expressions.) Cet homme est l’ennemi mortel de la France ; il prend une cruelle revanche de l’impolitique appui que le cabinet de Versailles a donné aux insurgés américains. Il veut, par notre destruction, garantir à jamais la puissance maritime de son pays des efforts que le roi a faits pour relever sa marine, et des résultats heureux qui en ont été la suite pendant la dernière guerre. Il sait que c’est non-seulement la politique, mais l’inclination particulière du roi, de s’occuper de la marine ; que la démarche la plus marquante qu’il ait faite, pendant son règne, a été d’aller visiter le port de Cherbourg. Pitt a servi la révolution française dès les premiers troubles ; il la servira peut-être jusqu’à son anéantissement. Je veux essayer de savoir jusqu’où il compte nous mener, et pour cela j’envoie à Londres M. ***[9]. Il a été lié intimement avec Pitt ; souvent ils ont eu ensemble des entretiens politiques sur le gouvernement français. Je veux qu’il le fasse parler, du moins autant que peut parler un pareil homme. »

Quelque temps après, la reine me dit que son envoyé secret était revenu de Londres, que tout ce qu’il avait pu arracher à Pitt, dans lequel il n’avait trouvé qu’une réserve alarmante, était qu’il ne laisserait pas périr la monarchie française ; que ce serait une grande faute pour la tranquillité de toute l’Europe, de laisser l’esprit révolutionnaire amener en France une république organisée. « Toutes les fois que Pitt, disait-elle, s’est prononcé sur la nécessité de maintenir en France une monarchie, il a gardé le plus absolu silence sur ce qui concerne le monarque. Le résultat de ces entretiens n’a rien que de sinistre ; mais cette monarchie même qu’il veut sauver, en nous laissant succomber, en aura-t-il les moyens et la force ? »

La mort de l’empereur Léopold arriva le 1er mars 1792. La reine était sortie lorsque la nouvelle en parvint aux Tuileries. À son retour, je lui remis la lettre qui la lui annonçait. Elle s’écria que l’empereur avait été empoisonné ; qu’elle avait remarqué et conservé une gazette où, dans un article de la séance des jacobins, à l’époque où l’empereur Léopold s’était déclaré pour la coalition, on disait, en parlant de lui, qu’une croûte de pâté pourrait arranger cette affaire. Dès ce moment, la reine avait regardé cette phrase comme échappée aux propagandistes. Elle regretta son frère. L’éducation de François II, dirigée par l’empereur Joseph, lui donnait cependant de nouvelles espérances : elle pensait qu’il devait avoir hérité de ses sentimens pour elle, et ne doutait pas qu’il n’eût puisé, près de son oncle, cet esprit de valeur si nécessaire au soutien des couronnes. À cette époque, Barnave avait obtenu de la reine de lire toutes les lettres qu’elle écrirait. Il craignait les correspondances particulières qui pouvaient entraver le plan qui lui était tracé : il se défiait de la sincérité de Sa Majesté sur cet article, et malheureusement ce qui entraînait le plus rapidement la cour vers sa perte, était la diversité des conseils, et la nécessité de condescendre d’un côté à une partie des vues des constitutionnels, de l’autre à celles des princes français et même des cours étrangères.

La reine aurait voulu pouvoir montrer à Barnave la lettre de condoléance qu’elle écrivait à François II. Cette lettre devait être communiquée à son triumvirat (c’est ainsi qu’elle désignait quelquefois les trois députés que j’ai nommés). Elle ne voulait pas qu’il s’y trouvât un seul mot qui, en contrariant leurs plans, empêchât sa lettre de partir ; elle craignait aussi d’y insérer quelque chose de contraire à ses sentimens secrets que l’empereur pouvait connaître par d’autres voies. « Mettez-vous à cette table, me dit-elle, et faites-moi un brouillon ; insistez sur ce que je vois en mon neveu l’élève de Joseph. Si votre lettre est mieux que les miennes, vous me la dicterez. » Je l’écrivis ; elle en fit la lecture et me dit : « C’est cela même, la chose me touchait de trop près pour que j’eusse pu saisir le juste degré que vous y avez mis. »

Le parti des princes, ayant été instruit du rapprochement des débris du parti constitutionnel avec la reine, en fut très-alarmé. De son côté, la reine redoutait toujours le parti des princes et les prétentions des Français qui le formaient. Elle rendait justice au comte d’Artois, et disait souvent que son parti agirait dans un sens opposé à ses propres sentimens pour le roi son frère et pour elle ; mais qu’il serait entraîné par des gens sur lesquels Calonne avait le plus funeste ascendant. Elle reprochait au comte d’Esterhazy, qu’elle avait fait combler de grâces, de s’être rangé dans le parti de Calonne, au point qu’elle pouvait même le regarder comme un ennemi.

Cependant les émigrés faisaient entrevoir une grande crainte sur tout ce qui pouvait se faire dans l’intérieur, par le rapprochement avec les constitutionnels qu’ils peignaient comme n’existant plus qu’en idée, et comme nuls dans les moyens de réparer leurs fautes. Les jacobins leur étaient préférés, parce que, disait-on, il n’y aurait à traiter avec personne, au moment où l’on retirerait le roi et sa famille de l’abîme où ils étaient plongés.

Je lisais souvent à la reine les lettres que Barnave lui adressait. Une, entre autres, m’a beaucoup frappée, et je crois en avoir retenu l’esprit assez ponctuellement pour le rendre avec fidélité. Il disait à la reine qu’elle était trop en défiance sur les forces qui restaient au parti constitutionnel ; qu’à la vérité leur drapeau était déchiré, mais qu’on y lisait encore le mot constitution ; que ce mot retrouverait sa force, si le roi et ses amis s’y ralliaient de bonne foi ; que les auteurs de cette constitution, éclairés sur leurs propres erreurs, pouvaient encore la relever, et rendre au trône sa splendeur ; qu’il ne fallait pas que la reine crût que les jacobins eussent le vœu public ; que les faibles s’y ralliaient parce qu’il n’y avait de force que là ; mais que le vœu général était toujours pour la constitution ; qu’on ne devait pas compter sur le parti des princes français entravés malheureusement par la politique des cours étrangères ; que la plupart des émigrés avaient déjà perdu, par des fautes de conduite, beaucoup de l’intérêt que leurs malheurs devaient inspirer ; qu’il ne fallait pas non plus donner une confiance entière aux puissances étrangères dirigées par la politique de leurs cabinets, et non par les liens du sang ; que l’intérieur seul pouvait maintenir l’intégrité du royaume. Il terminait cette lettre en disant qu’il mettait aux pieds de Sa Majesté le seul parti national qui existât encore ; que la dénomination lui en faisait peur ; mais qu’elle ne devait pas oublier que les princes étrangers n’avaient pas aidé Henri IV à reconquérir ses États, et qu’il était monté sur un trône catholique, après avoir combattu à la tête d’un parti protestant.

Barnave et ses amis présumaient trop de leurs forces ; ils les avaient épuisées en combattant la cour. La reine le savait, et si elle paraissait avoir en eux de la confiance, c’était probablement par des motifs d’une politique qui, je l’avoue, ne pouvait que lui être funeste.


  1. Pour confirmer le jugement que madame Campan porte en cet endroit sur les intentions de Louis XVI, je crois devoir donner le récit fait par Bertrand de Molleville de sa première entrevue avec ce prince.

    « Comme c’était la première fois que j’avais l’honneur de me trouver aussi près du roi et tête-à-tête avec lui, la timidité la plus stupide s’empara de moi à un tel point, que, si j’avais dû parler le premier, il m’eût été impossible d’achever une phrase ; mais je repris courage, quand je vis le roi, bien plus embarrassé que moi, balbutier à peine quelques mots sans suite : il se rassura à son tour en me voyant à mon aise, et notre conversation devint bientôt très-intéressante.

    » Après quelques observations générales sur la difficulté des circonstances, le roi me dit : « Hé bien ! vous reste-t-il encore quelque objection ? — Non, Sire ; le désir d’obéir et de plaire à Votre Majesté est le seul sentiment que j’éprouve ; mais, pour savoir si je peux la servir utilement, il serait nécessaire qu’elle eût la bonté de me faire connaître quel est son plan relativement à la constitution, et quelle est la conduite qu’elle désire que tiennent ses ministres. — C’est juste, répondit le roi ; voici ce que je pense : je ne regarde pas cette constitution comme un chef-d’œuvre, à beaucoup près ; je crois qu’il y a de très-grands défauts, et que, si j’avais eu la liberté d’y faire des observations, on y aurait fait des réformes avantageuses. Mais aujourd’hui il n’est plus temps ; je l’ai jurée telle qu’elle est ; je veux et je dois être strictement fidèle à mon serment, d’autant plus que je crois que l’exécution la plus exacte de la constitution est le moyen le plus sûr de faire connaître à la nation et de lui faire apercevoir les changemens qu’il convient d’y faire. Je n’ai ni ne puis avoir d’autre plan que celui-là ; je ne m’en écarterai certainement pas, et je désire que mes ministres s’y conforment. — Ce plan me paraît infiniment sage, Sire ; je me sens en état de le remplir, et j’en prends l’engagement. Je n’ai pas assez étudié la constitution dans son ensemble et dans ses détails pour avoir une opinion arrêtée, et je m’abstiendrai d’en avoir une, quelle qu’elle soit, avant que son exécution ait mis la nation à portée de l’apprécier par ses effets. Mais me serait-il permis de demander au roi si l’opinion de la reine, sur ce point, est conforme à la sienne ? — Oui, certainement ; elle vous le dira elle-même. » Un moment après je descendis chez la reine, qui après m’avoir témoigné avec une extrême bonté combien elle partageait l’obligation que le roi m’avait d’accepter le ministère dans des circonstances aussi difficiles, ajouta ces mots : « Le roi vous a fait connaître ses intentions relativement à la constitution ; ne pensez-vous pas que le seul plan à suivre est d’être fidèle à son serment ? — Oui, certainement, Madame. — Hé bien, soyez sûr qu’on ne nous fera pas changer. Allons, allons, M. Bertrand, du courage ; j’espère qu’avec de la patience, de la fermeté et de la suite, tout n’est pas encore perdu. » (Mémoires particuliers pour servir à la fin du règne de Louis XVI, par M. Bertrand de Molleville, ministre et secrétaire d’État sous ce règne, tome I, p. 101-103.)

    (Note de l’édit.)
  2. Madame Campan, dans un de ses manuscrits, raconte d’une manière plus touchante encore l’anecdote qu’on vient de lire.

    « La reine avait assisté à cette séance dans une loge particulière. À son retour, j’avais remarqué son silence absolu et son air profondément triste.

    » Le roi arriva chez elle par l’intérieur : il était pâle ; ses traits étaient extrêmement altérés ; la reine fit un cri d’étonnement en le voyant ainsi. Je crus qu’il se trouvait mal : mais quelle fut ma douleur, quand j’entendis cet infortuné monarque s’écrier, en se jetant dans un fauteuil et mettant son mouchoir sur ses yeux : « Tout est perdu ! Ah ! Madame, et vous avez été témoin de cette humiliation ! Quoi ! vous êtes venue en France pour voir.... » Ces paroles étaient coupées par ses sanglots ; la reine se jeta à genoux devant lui, et le serra dans ses bras. Je restais, non par une blâmable curiosité, mais par une stupeur qui me rendait incapable de juger ce que je devais faire. La reine me dit : Ah ! sortez, sortez ! avec un accent qui disait seulement : « Ne restez pas spectatrice de l’abattement et du désespoir de votre souverain ! »

    (Note de l’édit.)
  3. Eux seuls à cette époque avaient quitté l’usage de se poudrer les cheveux.
    (Note de madame Campan.)
  4. L’opinion de Barnave et de ses amis était alors partagée par la majorité des ministres : Bertrand de Molleville, qui l’était alors, en convient lui-même dans ses Mémoires. On y lit ce qui suit :

    « La formation de la maison civile du roi et de la reine, dont les ministres avaient abandonné le projet, à raison de la difficulté qu’ils avaient trouvée à remplir, à cet égard, la tâche que le roi avait imposée à chacun d’eux, leur parut alors une mesure d’une extrême importance, surtout si, comme on s’en flattait, on pouvait déterminer Leurs Majestés à n’y admettre que des personnes d’un patriotisme bien connu. En conséquence, le comité des ministres reprit cette affaire, et quelques-uns d’entre eux proposèrent des plans et des listes. J’en instruisis Sa Majesté le lendemain 13 février par la lettre suivante rapportée page 122 du troisième recueil des pièces du procès du roi, pièce 98.

    « Il a été fort question, au comité d’hier soir, de la maison civile du roi. On a déjà formé un projet de liste composée de trente personnes ; la discussion sur le plan de la maison civile est renvoyée au comité de mardi. On doit consulter l’ancien Almanach de Versailles et celui de la cour de Londres.

    » Comme je n’ai d’autre désir, à cet égard, que de présenter au roi un plan et des personnes qui lui conviennent, j’ose supplier Sa Majesté de vouloir bien me faire connaître ses intentions ; je ne négligerai rien pour les faire prévaloir au comité, sans laisser soupçonner le moins du monde que le roi m’ait donné cette marque de confiance que je n’ambitionne que pour pouvoir donner à Sa Majesté une nouvelle preuve de mon respect et de mon dévouement sans bornes. »

    » Le roi ne répondit point par écrit à cette lettre ; mais lorsque je me présentai le même jour à son lever, le roi s’approcha de l’embrasure de la fenêtre où j’étais, et me dit tout bas, en ayant l’air de regarder dans la cour du château : « J’ai reçu votre lettre, laissez-les faire. »

    (Note de l’édit.)
  5. Bertrand de Molleville s’occupa, vers le même temps, avec plus de succès, des moyens de contrebalancer l’influence des tribunes par des spectateurs et des applaudissemens dirigés dans un sens favorable à la cour. Voyez, lettre (I), le succès de cette tentative et les circonstances qui le forcèrent d’y renoncer.
    (Note de l’édit.)
  6. M. Genet fut nommé, depuis son retour de Russie, ambassadeur auprès des États-Unis par la faction dite des Girondins, les députés qui la dominaient étant du département de la Gironde. Peu après, il fut rappelé par le parti de Robespierre qui renversa cette première faction le 31 mai 1793, et condamné à paraître à la barre de la Convention, c’est-à-dire à monter sur l’échafaud. Le vice-président Clinton, alors gouverneur de New-York, lui offrit à cette époque un asile dans sa maison et la main de sa fille, Cornélie Clinton. Le crime de M. Genet était d’avoir exécuté les instructions qu’en partant il avait reçues du parti qui dominait alors. Il s’est fixé en Amérique, et y vit en riche cultivateur et en père de famille estimé.
    (Note de madame Campan.)
  7. Je venais de recevoir cette lettre de la reine, lorsque M. de la Chapelle, commissaire-général de la maison du roi et chef des bureaux de M. de Laporte, ministre de la liste civile, vint me voir. Le palais ayant déjà été forcé le 20 juin par les brigands, il me proposa de lui confier cet écrit pour le mettre en un lieu plus sûr que ne l’était l’appartement de la malheureuse reine. Rentré dans ses bureaux, il plaça la lettre qu’elle avait daigné m’écrire derrière un grand tableau qui était dans son cabinet ; mais au 10 août, M. de la Chapelle fut jeté dans les prisons de l’Abbaye, et le comité de salut public s’établit dans ses bureaux, d’où il dicta tous les arrêts de mort. C’est là qu’un infâme valet de M. de Laporte vint déclarer qu’il y avait, dans l’appartement de ce ministre, une feuille de parquet sous laquelle se trouvaient beaucoup de papiers. Ils en furent retirés, et M. de Laporte fut envoyé le premier de tous à l’échafaud, où il périt pour avoir trahi l’État en servant son maître et son souverain. M. de la Chapelle fut sauvé, comme par miracle, des massacres du 2 septembre. Le comité de salut public ayant quitté ses bureaux pour s’installer aux Tuileries dans l’appartement du roi, M. de la Chapelle eut la permission de rentrer dans ses cabinets pour y prendre quelques effets qui lui appartenaient. Ayant retourné le tableau derrière lequel il avait caché la lettre de la reine, il la retrouva à la place où il l’avait glissée, et, ravi de voir que j’étais à l’abri du mal que la découverte de ce papier eût pu me faire, il le brûla à l’instant même. Dans les temps de trouble, un rien sauve la vie ou peut la perdre.
    (Note de madame Campan.)
  8. Les détails dans lesquels madame Campan vient d’entrer, donnent du prix aux différens renseignemens qu’elle avait eu soin de rassembler sur l’administration de la maison de la reine, sur le service de la table, les dépenses de bouche, etc. etc. On trouvera ces renseignemens dans les pièces [****].
    (Note de l’édit.)
  9. J’avais long-temps pensé que cet agent secret était M. Crawford. Ses Mémoires, que je me suis empressée de lire, m’ont fait perdre cette idée, parce qu’il aurait parlé de cette mission, et j’ai oublié le nom de la personne que la reine avait envoyée à Londres, quoiqu’elle ait eu la bonté de me le confier.
    (Note de madame Campan.)