Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/9


CHAPITRE XX.

Nouveau libelle de la femme Lamotte. — On propose à la reine de lui vendre le manuscrit : elle refuse. — Le roi l’achète. — Anecdote. — La reine fait ses pâques en secret, en 1792. — Elle n’ose accorder sa confiance au général Dumouriez. — Derniers avis de Barnave. — Il quitte Paris et la reine qui lui donne, pour récompense, sa main à baiser. — Grossière insulte faite à la reine par un homme du peuple. — Abattement du roi. — Journée du 20 juin. — Détails, anecdotes. — Plastron porté par le roi lors de la seconde fédération. — Ses pressentimens funestes : sa résignation héroïque. — Douleur déchirante de la reine, en songeant à ses enfans. — Elle refuse de porter un plastron pour la cérémonie du 14 juillet 1792. — Bonté du roi pour madame Campan. — Armoire de fer. — Porte-feuille confié par Louis XVI à madame Campan. — Importance des pièces qu’il contenait. — Démarche de M. de La Fayette : pourquoi elle est sans succès. — Un assassin se cache dans les appartemens de la reine. — Trait honorable de cette princesse.

Au commencement de 1792, un prêtre fort estimable me fit demander un entretien particulier. Il avait connaissance du manuscrit d’un nouveau libelle de madame Lamotte. Il me dit qu’il n’avait remarqué, dans les gens qui venaient de Londres pour le faire imprimer à Paris, que le seul appât du gain, et qu’ils étaient prêts à lui livrer ce manuscrit pour mille louis, s’il pouvait trouver quelque amie de la reine disposée à faire ce sacrifice à sa tranquillité ; qu’il avait pensé à moi, et que, si Sa Majesté voulait lui donner les vingt-quatre mille francs, il me remettrait le manuscrit en les touchant.

Je communiquai cette proposition à la reine qui la refusa et m’ordonna de répondre que, dans les temps où il eût été possible de punir les colporteurs de ces libelles, elle les avait jugés si atroces et si invraisemblables, qu’elle avait dédaigné les moyens d’en arrêter le cours ; que, si elle avait l’imprudence et la faiblesse d’en acheter un seul, l’actif espionnage des jacobins pourrait le découvrir ; que ce libelle acheté n’en serait pas moins imprimé, et deviendrait bien plus dangereux, quand ils apprendraient au public le moyen qu’elle avait employé pour lui en ôter la connaissance.

Le baron d’Aubier, gentilhomme ordinaire du roi et mon ami particulier, avait une mémoire facile et une manière précise et nette de me transmettre le sens des délibérations, des débats, des décrets de l’Assemblée nationale. J’entrais chaque jour chez la reine, pour en rendre compte au roi qui disait en me voyant : « Ah ! voilà le postillon par Calais[1]. »

Un jour M. d’Aubier vint me dire : « L’Assemblée a été très-occupée d’une dénonciation faite par les ouvriers de la manufacture de Sèvres. Ils ont apporté, sur le bureau du président, une liasse de brochures qu’ils ont dit être la vie de Marie-Antoinette. Le directeur de la manufacture a été mandé à la barre, et il a déclaré avoir reçu l’ordre de brûler ces imprimés dans les fours qui servent à la cuisson des pâtes de ses porcelaines. »

Pendant que je rendais ce compte à la reine, le roi rougit et baissa la tête sur son assiette. La reine lui dit : « Monsieur, avez-vous connaissance de cela ? » Le roi ne répondit rien. Madame Élisabeth lui demanda de lui expliquer ce que cela signifiait ; même silence. Je me retirai promptement. Peu d’instans après, la reine vint chez moi, et m’apprit que c’était le roi qui, par intérêt pour elle, avait fait acheter la totalité de l’édition imprimée d’après le manuscrit que je lui avais proposé ; et que M. de Laporte n’avait pas trouvé de manière plus mystérieuse d’anéantir la totalité de l’ouvrage, qu’en le faisant brûler à Sèvres parmi deux cents ouvriers dont cent quatre-vingts devaient être jacobins. Elle me dit qu’elle avait caché sa douleur au roi ; qu’il était consterné et qu’elle n’avait rien à dire, quand sa tendresse et sa bonne volonté pour elle étaient cause de cet accident[2].

Quelque temps après, l’Assemblée reçut une dénonciation contre M. de Montmorin. On accusait cet ex-ministre d’avoir laissé quarante dépêches de M. Genet, chargé des affaires de France en Russie, sans les avoir même décachetées, parce que M. Genet marchait dans le sens constitutionnel. M. de Montmorin était venu à la barre pour répondre à cette accusation. Quelle que fût la peine que j’éprouvais en ce moment à m’acquitter de l’ordre que j’avais reçu du roi, de venir lui rendre compte de la séance, je crus devoir n’y pas manquer. Mais, au lieu de donner à mon frère son nom de famille, je dis simplement le chargé d’affaires de votre Majesté à Saint-Pétersbourg. Le roi me fit la grâce de me dire qu’il remarquait dans mon récit une mesure qu’il approuvait. La reine voulut bien ajouter quelques mots obligeans à ceux du roi, dont j’étais déjà si touchée que je me retirai très-émue. Cependant mes fonctions de journaliste venaient de me donner un si vif chagrin, que, m’en étant acquittée encore quelques jours, je saisis une occasion où le roi me témoignait sa satisfaction sur la manière précise dont je lui rendais ce compte journalier, pour lui dire que le mérite en était uniquement à M. d’Aubier qui assistait à toutes les séances pour m’en faire le résumé ; et j’osai demander au roi que ce brave homme vînt lui-même rendre compte des séances. Je me permis d’ajouter que, dans un temps où le cœur du roi était déchiré par la conduite de tant de sujets infidèles, il me semblait que des hommes aussi dévoués que l’était M. d’Aubier, méritaient l’honneur d’être rapprochés de Sa Majesté. J’assurai le roi que, s’il le permettait, ce gentilhomme pouvait, sans être vu, entrer chez la reine par la porte de mon appartement ; le roi y consentit. Dès-lors M. d’Aubier fut admis dans cet intérieur, et donna au roi des preuves multipliées de zèle et d’attachement, unies à beaucoup d’intelligence.

La reine n’avait plus M. le curé de Saint-Eustache pour confesseur, depuis qu’il avait prêté le serment constitutionnel. Je ne me rappelle pas le nom de l’ecclésiastique qui lui succéda dans cette fonction ; je sais seulement qu’il était introduit chez elle avec le plus grand mystère. Leurs Majestés ne faisaient plus leurs pâques publiquement, parce qu’elles ne pouvaient se prononcer pour le clergé constitutionnel, ni agir de manière à prouver qu’elles lui fussent contraires.

La reine fit ses pâques en 1792 ; mais elle se rendit seule avec moi à la chapelle. Elle m’avait chargée de prévenir un de mes parens, qui était son chapelain, de lui dire une messe à cinq heures du matin. Il faisait encore nuit ; elle me donnait le bras, et je l’éclairais avec un bougeoir. Je la laissai absolument seule à la porte de la chapelle ; elle ne revint chez elle que lorsque le petit jour commençait à poindre. Ces pâques, aussi mystérieusement faites, ne pouvaient servir à l’édification publique, mais prouvent en faveur des principes religieux de la reine.

Le danger augmentait chaque jour. L’Assemblée se fortifiait, aux yeux du peuple, par les hostilités des armées étrangères et de l’armée des princes. La communication avec ce dernier parti devenait plus active ; la reine écrivait presque tout le jour. M. de Goguelat avait sa confiance pour toute sa correspondance avec l’étranger, et j’étais forcée de l’avoir chez moi, la reine le demandant très-souvent et à des heures qu’elle ne pouvait indiquer.

Tous les partis s’agitaient, soit pour perdre le roi, soit pour le sauver. Un jour je trouvai la reine extrêmement troublée ; elle me dit qu’elle ne savait plus où elle en était ; que les chefs des jacobins se faisaient offrir à elle par l’organe de Dumouriez, ou que Dumouriez, abandonnant le parti des jacobins, était venu s’offrir à elle ; qu’elle lui avait donné une audience ; que, seul avec elle, il s’était jeté à ses pieds, et lui avait dit qu’il avait enfoncé le bonnet rouge jusque sur ses oreilles, mais qu’il n’était, ni ne pouvait être jacobin ; qu’on avait laissé rouler la révolution jusqu’à cette canaille de désorganisateurs qui, n’aspirant qu’après le pillage, était capable de tout, et pourrait donner à l’Assemblée une armée formidable, prête à saper les restes d’un trône déjà trop ébranlé. En parlant avec une chaleur extrême, il s’était jeté sur la main de la reine et la baisait avec transport, lui criant : Laissez-vous sauver. La reine me dit que l’on ne pouvait croire aux protestations d’un traître ; que toute sa conduite était si bien connue, que le plus sage était sans contredit de ne point s’y fier[3] ; que d’ailleurs les princes recommandaient essentiellement de n’avoir confiance à aucune proposition de l’intérieur ; que les forces du dehors devenaient imposantes ; qu’il fallait compter sur leur succès et sur la protection que le ciel devait à un souverain aussi vertueux que l’était Louis XVI, et à une cause aussi juste.

Les constitutionnels, de leur côté, voyaient qu’on avait seulement feint de les écouter. Les derniers avis de Barnave avaient été donnés sur les moyens de conserver, quelques semaines de plus, la garde constitutionnelle dénoncée à l’Assemblée, et qui devait être cassée. Les dénonciations contre la garde constitutionnelle ne concernaient que l’état-major de cette garde et le duc de Brissac. Barnave écrivit à la reine que l’état-major de la garde était déjà attaqué ; que l’Assemblée allait rendre un décret pour le casser ; qu’il la suppliait, à l’instant même où le décret paraîtrait, d’obtenir du roi de recréer cet état-major et de le composer des gens dont il lui envoyait les noms. Je n’ai pas vu cette liste, mais Barnave disait que tous ceux qui la composaient passaient pour être jacobins prononcés, et ne l’étaient pas ; qu’ils étaient, ainsi que lui, désolés de voir porter atteinte au gouvernement monarchique ; qu’ils avaient su dissimuler leurs sentimens, et que l’Assemblée serait quinze jours au moins avant de pouvoir les bien connaître, et surtout avant d’avoir pu les dépopulariser ; qu’il fallait profiter de ce court espace de temps pour s’éloigner de Paris, et cela dans les premiers jours de la nomination de ceux qu’il désignait. La reine crut ne pas devoir céder à cet avis. M. le duc de Brissac fut envoyé à Orléans, et la garde fut cassée.

Barnave, voyant que la reine n’adoptait aucun de ses avis, et jugeant qu’elle mettait toutes ses espérances dans les secours du dehors, résolut de s’éloigner de Paris. Il obtint une dernière audience. « Vos malheurs, Madame, et ceux que je prévois pour la France, m’avaient déterminé à me dévouer à vous servir. Je vois que mes avis ne répondent pas aux vues de Vos Majestés. J’augure peu de succès du plan que l’on vous fait suivre ; vous êtes trop loin des secours ; vous serez perdus avant qu’ils parviennent à vous. Je désire ardemment me tromper dans une si douloureuse prédiction ; mais je suis bien sûr de payer de ma tête l’intérêt que vos malheurs m’ont inspiré, et les services que j’ai voulu vous rendre. Je demande pour toute récompense l’honneur de baiser votre main. » La reine lui accorda cette faveur, les yeux baignés de pleurs, et conserva l’idée la plus favorable de l’élévation des sentimens de ce député. Madame Élisabeth les partageait, et les deux princesses s’entretenaient souvent de Barnave avec intérêt. Elle avait aussi reçu plusieurs fois M. Duport, mais avec moins de mystère. Ses relations avec les députés constitutionnels furent connues. Alexandre de Lameth fut le seul des trois qui survécut à la vengeance des jacobins[4].

La garde nationale qui remplaça celle du roi s’étant emparée des portes des Tuileries, tout ce qui venait chez la reine fut sans cesse impunément insulté.

Les motions les plus menaçantes se proclamaient jusque dans les Tuileries ; elles appelaient à la destruction du trône et au meurtre du prince. Les insultes avaient pris le caractère de celles de la plus vile populace. Un jour la reine, entendant rire aux éclats sous ses fenêtres, me dit de regarder ce que ce pouvait être. Je vis un homme presque déshabillé et tournant le dos à son appartement ; je fis un mouvement d’étonnement et d’indignation. La reine se leva pour s’approcher ; je la retins en lui disant que c’était la plus grossière des insultes faite par un homme du peuple.

À cette époque, le roi tomba dans un découragement qui allait jusqu’à l’abattement physique. Il fut dix jours de suite sans articuler un mot, même au sein de sa famille, si ce n’est qu’à une partie de trictrac qu’il faisait avec madame Élisabeth après son dîner, il était obligé de prononcer les mots indispensables à ce jeu. La reine le tira de cette position si funeste dans un état de crise où chaque minute amenait la nécessité d’agir, en se jetant à ses pieds, en employant tantôt des images faites pour l’effrayer, tantôt les expressions de sa tendresse pour lui. Elle réclamait aussi celle qu’il devait à sa famille, et alla jusqu’à lui dire que, s’il fallait périr, ce devait être avec honneur et sans attendre qu’on vînt les étouffer l’un et l’autre sur le parquet de leur appartement.

Vers le 15 juin, le roi refusa sa sanction aux deux décrets qui ordonnaient la déportation des prêtres et la formation d’un camp de vingt mille hommes sous les murs de Paris. Il avait voulu les sanctionner, et disait que l’insurrection générale attendait la première occasion d’éclater[5] : la reine insista sur le véto, et se le reprochait amèrement lorsque ce dernier acte de l’autorité constitutionnelle eut amené la journée du 20 juin.

Quelques jours auparavant, plus de vingt mille hommes s’étaient rendus à la commune pour annoncer que, le 20, ils iraient planter l’arbre de la liberté à la porte de l’Assemblée nationale, et présenter au roi une pétition sur le véto qu’il avait mis au décret pour la déportation des prêtres. Cette horrible armée traversa le jardin des Tuileries et défila sous les fenêtres de la reine. Elle était composée de gens qui s’appelaient les citoyens des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau. Couverts de mauvais vêtemens, tous avaient les figures les plus effrayantes ; et leur émanation infectait l’air. Chacun se demandait où résidait une pareille armée : rien d’aussi dégoûtant n’avait encore paru dans Paris.

Le 20 juin, cette troupe, encore plus nombreuse, armée de piques, de haches et d’instrumens meurtriers de toutes sortes, garnis de rubans aux couleurs de la nation, se porta vers le palais des Tuileries, criant : Vive la nation ! à bas le véto ! Le roi était sans gardes. Une partie de ces énergumènes monte à son appartement. La porte allait être enfoncée ; le roi ordonna qu’on l’ouvrît. MM. de Bougainville, d’Hervilly, de Parois, d’Aubier, Acloque[6], Gentil, et d’autres braves gens qui étaient chez M. de Septeuil, premier valet de chambre du roi, entrèrent à l’instant dans l’appartement de Sa Majesté. M. de Bougainville, voyant le flot s’avancer avec fureur, cria : « Mettez le roi dans l’embrasure de la fenêtre, et des banquettes devant lui. » Six grenadiers royalistes du bataillon des Filles-Saint-Thomas pénètrent par un escalier intérieur, et se rangent devant les banquettes. L’ordre donné par M. de Bougainville sauva le roi du fer des assassins, parmi lesquels se trouvait un nommé Lazousky, Polonais, qui devait porter les premiers coups. Les braves défenseurs du roi disaient : « Sire, ne craignez rien. » On sait la réponse du roi : « Mettez la main sur mon cœur, vous verrez si j’ai peur. » M. Vanot, commandant de bataillon, avait détourné l’arme d’un scélérat, dirigée contre la personne du roi ; un grenadier des Filles-Saint-Thomas para un coup d’épée dont la direction annonçait le même dessein. Madame Élisabeth était accourue chez son frère. Dès la porte de la chambre, elle entend des cris de mort contre la reine : on demande la tête de l’Autrichienne. « Ah ! laissez-leur croire que je suis la reine, dit-elle à ceux qui l’environnaient, afin qu’elle ait le temps de se sauver. »

La reine n’avait pu parvenir jusqu’au roi ; elle était dans la salle du conseil, et on avait eu de même l’idée de la placer derrière la grande table, pour la garantir, autant que possible, de l’approche de ces barbares. Dans cette horrible situation, conservant un maintien noble et décent, elle tenait le dauphin devant elle, assis sur la table. Madame était à ses côtés ; madame la princesse de Lamballe, la princesse de Tarente, mesdames de La Roche-Aymon, de Tourzel et de Mackau, l’environnaient. Elle avait attaché à sa tête une cocarde aux trois couleurs, qu’un garde national lui avait donnée. Le pauvre petit dauphin était, ainsi que le roi, affublé d’un énorme bonnet rouge[7]. La horde défila devant cette table ; les espèces d’étendards qu’elle portait étaient des symboles de la plus atroce barbarie. Il y en avait un qui représentait une potence à laquelle une méchante poupée était suspendue ; ces mots étaient écrits au bas : Marie-Antoinette à la lanterne. Un autre était une planche sur laquelle on avait fixé un cœur de bœuf, autour duquel était écrit : Cœur de Louis XVI. Enfin un troisième offrait les cornes d’un bœuf avec une légende obscène.

L’une des plus furieuses jacobines qui défilaient avec ces misérables, s’arrêta pour vomir mille imprécations contre la reine. Sa Majesté lui demanda si elle l’avait jamais vue : elle lui répondit que non ; si elle lui avait fait quelque mal personnel : sa réponse fut la même, mais elle ajouta : « C’est vous qui faites le malheur de la nation. — On vous l’a dit, reprit la reine ; on vous a trompée. Épouse d’un roi de France, mère du dauphin, je suis Française, jamais je ne reverrai mon pays, je ne puis être heureuse ou malheureuse qu’en France ; j’étais heureuse quand vous m’aimiez. » Cette mégère se mit à pleurer, à lui demander pardon, à lui dire : « C’est que je ne vous connaissais pas ; je vois que vous êtes bien bonne. »

Santerre, le roi des faubourgs, faisait défiler ses sujets le plus promptement qu’il pouvait ; et l’on a cru dans le temps qu’il avait ignoré le but de cette insurrection, qui était le meurtre de la famille royale[8]. Cependant il était huit heures du soir quand le palais fut entièrement évacué. Douze députés, guidés par leur attachement à la personne du roi, étaient venus se ranger auprès de lui, dès le commencement de l’insurrection ; mais la députation de l’Assemblée n’arriva aux Tuileries qu’à six heures du soir ; toutes les portes des appartemens étaient brisées. La reine montrait aux députés l’état dans lequel était le palais du roi, et la manière outrageante dont on avait violé son asile sous les yeux même de l’Assemblée : elle s’aperçut, pendant qu’elle parlait, que Merlin de Thionville était attendri au point de verser des larmes. «  Vous pleurez, M. Merlin, lui dit-elle, de voir le roi et sa famille traités si cruellement par un peuple qu’il a toujours voulu rendre heureux. — Il est vrai, Madame, lui répondit Merlin ; je pleure sur les malheurs d’une femme belle, sensible et mère de famille ; mais ne vous y méprenez point, il n’y a pas une de mes larmes pour le roi ni pour la reine ; je hais les rois et les reines ; c’est le seul sentiment qu’ils m’inspirent, c’est ma religion. » La reine ne pouvait s’expliquer une semblable frénésie, et voyait tout ce qu’on devait redouter de gens qui en étaient possédés.

Tout espoir était perdu, on ne pensait plus qu’aux secours étrangers. La reine implorait sa famille et les frères du roi ; ses lettres devenaient probablement plus pressantes, et exprimaient ses craintes sur la lenteur des secours. Sa Majesté m’en lut une de l’archiduchesse Christine, gouvernante des Pays-Bas : elle lui reprochait quelques-unes de ses expressions, et lui disait que, hors de France, on était au moins aussi alarmé qu’elle sur la position du roi et sur la sienne ; mais que la manière de la secourir pouvait amener son salut ou sa perte ; et que, chargée d’intérêts aussi chers, la coalition devait agir avec prudence.

Le 14 juillet, destiné par la constitution à l’anniversaire de l’indépendance de la nation, approchait. Le roi et la reine étaient contraints d’y paraître ; sachant que le complot du 20 juin avait leur assassinat pour but, ils ne doutèrent pas que leur mort ne fût arrêtée pour le jour de cette fête nationale. On conseilla à la reine, pour donner aux amis du roi le temps de les défendre, si l’attaque avait lieu, de le garantir du premier coup de poignard en lui faisant porter un plastron. J’eus ordre d’en faire faire un chez moi : il était composé de quinze épaisseurs de taffetas d’Italie, et consistait en un gilet et une large ceinture. L’essai de ce plastron fut fait ; il résistait aux coups de stylet, et plusieurs balles s’y amortirent. Lorsque l’ouvrage commandé fut terminé, la difficulté fut de le faire essayer au roi sans concourir le risque d’être surpris. Je portai cet énorme et pesant gilet, en jupe de dessous, pendant trois jours, sans pouvoir rencontrer le moment favorable. Enfin, le roi put un matin, dans la chambre de la reine, ôter son habit et essayer le plastron[9].

La reine était couchée ; le roi me tirait doucement par ma robe, et m’éloignait le plus qu’il pouvait du lit de la reine, pour me dire très-bas : « C’est pour la satisfaire que je consens à cette importunité ; ils ne m’assassineront pas, leur plan est changé ; ils me feront mourir autrement. » La reine vit que le roi me parlait bas, et, quand il fut sorti, elle me demanda ce qu’il avait dit. J’hésitais à répondre ; elle insista en disant qu’il fallait ne lui rien cacher, qu’elle était résignée sur tout. Quand elle eut connaissance de la réflexion du roi, elle me dit qu’elle l’avait devinée ; que depuis long-temps il lui avait dit que tout ce qui se passait en France était une imitation de la révolution d’Angleterre, sous Charles Ier, et qu’il lisait sans cesse l’histoire de cet infortuné monarque, pour se conduire mieux qu’il ne l’avait fait dans une crise semblable[10]. « Je commence à redouter un procès pour le roi, ajouta la reine ; quant à moi, je suis étrangère, ils m’assassineront. Que deviendront nos pauvres enfans ? » Un torrent de larmes suivit ces douloureuses exclamations[11]. Je voulus lui donner une potion anti-spasmodique ; elle la refusa, en disant que les maux de nerfs étaient la maladie des femmes heureuses ; que l’état cruel où elle était réduite rendait ces secours inutiles. En effet, la reine qui, pendant le temps de son bonheur, avait souvent des crises spasmodiques, eut la santé la plus égale depuis que toutes les facultés de son ame soutenaient ses forces physiques.

À son insu, je lui avais fait faire un corset semblable au gilet du roi ; mais elle ne voulait pas en faire usage ; mes prières, mes larmes, tout fut inutile. « Si les factieux m’assassinent, répondit-elle, ce sera un bonheur pour moi, ils me délivreront de l’existence la plus douloureuse. » Peu de jours après que le roi eut essayé son plastron, je le rencontrai dans un escalier intérieur ; je me rangeai pour le laisser passer. Il s’arrêta et me prit la main ; je voulus baiser la sienne, il s’y refusa, m’approcha de lui, et, me tirant par la main, il m’embrassa sur les deux joues sans articuler un seul mot. Ce témoignage silencieux de sa satisfaction me troubla tellement, que j’en aurais, dans la suite, confondu le souvenir avec les rêves qui me retraçaient souvent mes infortunés souverains, si mes sœurs ne m’eussent pas rappelé que je leur avais confié cette preuve de bonté du roi, peu de momens après qu’il me l’eut donnée.

La crainte d’une nouvelle invasion des Tuileries fit faire les recherches les plus exactes dans les papiers du roi : je brûlai presque tous ceux de la reine. Elle mit dans un porte-feuille, qu’elle confia à M. de J***, ses lettres de famille, plusieurs correspondances qu’elle jugeait nécessaire de conserver pour l’histoire du temps de la révolution, et particulièrement les lettres de Barnave et ses réponses, dont elle avait fait des copies. M. de J*** n’a pu conserver ce dépôt, il a été brûlé. La reine laissa quelques papiers dans son secrétaire. De ce nombre était une instruction pour madame de Tourzel, sur le caractère de ses enfans et sur l’esprit et les moyens des sous-gouvernantes que cette dame avait sous ses ordres. Cet écrit que la reine avait fait à l’époque de la nomination de madame de Tourzel, ainsi que plusieurs lettres de Marie-Thérèse, remplies des meilleurs conseils et des instructions les plus louables, ont été imprimés, après le 10 août, par ordre de l’Assemblée, dans le recueil de toutes les pièces trouvées dans les secrétaires du roi et de la reine.

Sa Majesté avait encore, sans compter l’argent courant de son mois, cent quarante mille francs en or. Elle voulait m’en remettre la totalité en dépôt ; mais je lui conseillai de garder quinze cents louis, une somme un peu forte pouvant, d’un moment à l’autre, lui être très-nécessaire. Le roi avait une quantité prodigieuse de papiers, et avait eu malheureusement l’idée de faire construire très-secrètement, par un serrurier qui travaillait près de lui depuis plus de dix ans, une cachette dans un corridor intérieur de son appartement. Cette cachette, sans la dénonciation de cet homme, eût été long-temps ignorée[12]. Le mur, dans l’endroit où elle était placée, était peint en larges pierres, et l’ouverture se trouvait parfaitement dissimulée dans les rainures brunes qui formaient la partie ombrée de ces pierres peintes. Mais, avant même que ce serrurier eût dénoncé à l’Assemblée ce que l’on a depuis appelé l’armoire de fer, la reine avait su qu’il en avait parlé à quelques gens de ses amis, et que cet homme, auquel le roi, par habitude, accordait une trop grande confiance, était un jacobin. Elle en avertit le roi, et le décida à remplir un très-grand porte-feuille de tous les papiers qu’il avait le plus d’intérêt à conserver, et à me le confier. Elle l’invita, en ma présence, à ne rien laisser dans cette armoire, et le roi, pour la tranquilliser, lui répondit qu’il n’y avait rien laissé. Je voulus prendre le porte-feuille et l’emporter dans mon appartement ; il était trop lourd pour que je pusse le soulever. Le roi me dit qu’il allait le porter lui-même ; je le précédai pour lui ouvrir les portes. Quand il eut déposé ce porte-feuille dans mon cabinet intérieur, il me dit seulement : « La reine vous dira ce que cela contient. » Rentrée chez la reine, je le lui demandai, jugeant, par les paroles du roi, qu’il était nécessaire que j’en fusse instruite. « Ce sont, me répondit la reine, des pièces qui seraient des plus funestes pour le roi, si on allait jusqu’à lui faire son procès. Mais ce qu’il veut sûrement que je vous dise, c’est qu’il y a dans ce même porte-feuille un procès-verbal d’un conseil d’État, dans lequel le roi a donné son avis contre la guerre. Il l’a fait signer par tous les ministres, et, dans le cas même de ce procès, il compte que cette pièce serait très-utile. » Je demandai à qui la reine croyait que je devais confier ce porte-feuille. « À qui vous voudrez, me répondit-elle, vous en êtes seule responsable : ne vous éloignez pas du palais, même dans vos mois de repos. Il y a des circonstances où il nous serait très-utile de le trouver à l’instant même. »

À cette époque, M. de La Fayette, revenu probablement de l’idée d’établir en France une république semblable à celle des États-Unis, et voulant maintenir la première constitution qu’il avait juré de défendre, quitta son armée, et vint appuyer, par sa présence à l’Assemblée et par un discours courageux, une pétition signée par vingt mille citoyens, sur la violation qui avait été faite de la demeure du roi et de sa famille. Ce général retrouva le parti constitutionnel sans force, et vit que lui-même avait perdu sa popularité. L’Assemblée désapprouva sa démarche ; le roi, pour lequel il la faisait, n’en témoigna aucune satisfaction, et il se vit contraint de retourner en toute hâte à son armée. Il devait compter sur la garde nationale ; mais, le jour de son arrivée, ceux des officiers qui étaient dans le parti du roi, avaient fait demander à Sa Majesté s’ils devaient répondre aux vues du général La Fayette, en s’unissant à lui dans les démarches qu’il ferait pendant son séjour à Paris. Le roi leur enjoignit de ne le pas faire. Par cette réponse, M. de La Fayette se vit abandonné du parti qui pouvait lui rester dans la garde de Paris.

À son arrivée, on avait présenté à la reine un plan dans lequel on lui proposait, par la réunion de l’armée de La Fayette au parti du roi, de sauver la famille royale et de la conduire à Rouen. Je n’ai pas connu les détails de ce plan ; la reine me dit seulement, à ce sujet, « qu’on leur offrait M. de La Fayette comme ressource ; mais qu’il valait mieux périr que de devoir son salut à l’homme qui leur avait fait le plus de mal, et de se mettre dans la nécessité de traiter avec lui. »

Je passai le mois de juillet entier sans entrer dans mon lit ; je redoutais quelque attaque ou quelque entreprise de nuit. Il y en eut une contre les jours de la reine, qui n’a jamais été connue. À une heure du matin, j’étais seule auprès de son lit ; nous entendîmes marcher doucement dans le corridor qui régnait le long de son appartement, et qui était alors fermé à clef aux deux extrémités. Je sortis pour aller chercher le valet de chambre ; il entra dans le corridor, et nous entendîmes bientôt, la reine et moi, le bruit de deux hommes qui se battaient. Cette malheureuse princesse me tenait serrée dans ses bras, et me disait : « Quelle position ! des outrages le jour, des assassins la nuit ! » Le valet de chambre lui cria du corridor : « Madame, c’est un scélérat que je connais, je le tiens. — Lâchez-le, lui répondit la reine ; ouvrez-lui la porte ; il venait pour m’assassiner, il serait demain porté en triomphe par les jacobins. » Cet homme était un garçon de toilette du roi, qui avait pris la clef du corridor dans la poche de Sa Majesté après son coucher, et sans doute dans le dessein de commettre cet attentat. Le valet de chambre, homme d’une très-grande vigueur, le tenait par les poignets et le mit à la porte. Ce misérable n’avait pas articulé une parole : le valet de chambre dit à la reine, qui lui parla avec bonté du danger auquel il s’était exposé, « qu’il ne craignait rien, et que, pour la seule défense de Sa Majesté, il avait toujours deux excellens pistolets sur lui. »

Le lendemain, M. de Septeuil fit changer toutes les serrures de l’intérieur du roi ; j’en fis autant pour celui de la reine.

À chaque instant, on nous disait que le faubourg Saint-Antoine se mettait en mouvement pour marcher sur le palais. Un des derniers jours de juillet, à quatre heures du matin, on vint me donner cet avis. Je fis à l’instant partir deux hommes dont j’étais sûre, qui avaient ordre de se rendre aux lieux ordinaires de rassemblement, et de venir promptement me rendre compte de la situation de la ville. On savait qu’il fallait une heure au moins avant que les faubourgs, réunis sur la place de la Bastille, fussent arrivés aux Tuileries. Il me paraissait suffisant, pour la sûreté de la reine, que tout ce qui l’environnait fût éveillé. J’étais entrée doucement dans sa chambre : elle dormait ; je ne la réveillai pas. Je trouvai dans le grand cabinet le général de W…, qui venait me dire que pour cette fois le rassemblement se dissipait. Ce général avait cherché à plaire à la populace par les moyens qui avaient servi M. de La Fayette. Il saluait la moindre poissarde, et baissait son chapeau jusqu’à son étrier. Mais le peuple, flatté depuis trois ans, avait besoin d’autres honneurs rendus à sa puissance, et ce pauvre homme ne fut pas remarqué. On avait éveillé le roi et madame Élisabeth qui s’était rendue près de lui. La reine, cédant à l’accablement de ses peines, avait, par extraordinaire, dormi, ce jour-là, jusqu’à neuf heures. Le roi était déjà venu savoir si elle était éveillée : je lui avais rendu compte de ce que j’avais fait et du soin que j’avais eu de respecter son sommeil. Il m’en remercia et me dit : « J’étais éveillé, tout le palais l’était, elle ne courait aucun risque ; c’est bien heureux de la voir prendre un peu de repos. Oh ! ses peines doublent les miennes, » ajouta le roi en me quittant. Quel fut mon chagrin, lorsqu’à son réveil, la reine, instruite de ce qui s’était passé, se mit à pleurer amèrement de regret de n’avoir pas été éveillée, et me reprocha à moi, sur l’amitié de laquelle elle devait compter, de l’avoir si mal servie dans une semblable circonstance ! Je lui répétais en vain que ce n’avait été qu’une très-fausse alarme, qu’elle avait besoin de réparer ses forces abattues : « Elles ne le sont pas, disait-elle, le malheur en donne de très-grandes. Élisabeth était près du roi, et je dormais ! moi qui veux périr à ses côtés : je suis sa femme, je ne veux pas qu’il coure le moindre péril sans moi. »


  1. Nom d’un journal du temps.
  2. Bertrand de Molleville, dans ses Mémoires particuliers, donne, sur cette anecdote, les détails suivans :

    « M. de Laporte avait fait acheter, par ordre du roi, l’édition entière des Mémoires de la fameuse madame Lamotte contre la reine. Au lieu de les brûler sur-le-champ, ou de les faire mettre au pilon, il les avait renfermés dans un des cabinets de son hôtel. Les progrès alarmans et rapides que faisait l’esprit de révolte, l’arrogance de cette foule de brigands qui dirigeaient et composaient, en grande partie, la populace de Paris, et les nouveaux excès qui en résultaient chaque jour, firent craindre à l’intendant de la liste civile que quelque attroupement ne fît une irruption chez lui dans le moment où il s’y attendrait le moins, n’enlevât ces Mémoires et ne les répandît dans le public. Pour prévenir cet inconvénient, il donna l’ordre de brûler ces Mémoires avec toutes les précautions et le secret nécessaires ; et le commis qui reçut cet ordre, en confia l’exécution au nommé Riston, intrigant dangereux, sujet détestable, ci-devant avocat de Nancy, échappé un an auparavant à la potence, à la faveur des nouveaux principes et du patriotisme des nouveaux tribunaux, quoique convaincu de falsification du grand sceau et de fabrication d’arrêts du conseil, dans une procédure poursuivie aux requêtes de l’hôtel du souverain, où j’avais fait les récolemens et confrontations, au péril d’être assassiné non-seulement par l’accusé, qui, dans une des séances, poussa la fureur jusqu’à se précipiter vers moi un couteau à la main, mais encore par les brigands à sa solde, dont la salle d’audience était remplie, et qui enrageaient de voir que leurs hurlemens menaçans ne m’empêchaient pas de réprimer les insultes que l’accusé faisait sans cesse aux témoins qui le chargeaient.

    » Ce même Riston, qui était encore, un an auparavant, dans les liens d’une accusation capitale intentée contre lui au nom et par ordre du roi, se trouvant chargé d’une commission qui intéressait Sa Majesté, et dont le mystère annonçait l’importance, s’occupa moins de la bien remplir que de faire parade de cette marque de confiance. Le 30 mai, à dix heures du matin, il fit transporter ces imprimés à la manufacture de porcelaine à Sèvres, dans une charrette qu’il accompagna, et en fit faire un grand feu en présence de tous les ouvriers de la manufacture, auxquels il était expressément défendu d’en approcher. Toutes ces précautions et les soupçons qu’elles devaient faire naître dans des circonstances aussi critiques, donnèrent une telle publicité à ce mystère, que la dénonciation en fut faite le même soir à l’Assemblée. Brissot et tout le parti jacobin soutinrent, avec autant d’effronterie que de véhémence, que ces papiers brûlés si secrètement n’étaient et ne pouvaient être autre chose que les registres et les pièces de la correspondance du comité autrichien. M. de Laporte fut mandé à la barre, et y rendit le compte le plus exact des faits. Riston y fut aussi appelé, et confirma le récit fait par M. de Laporte. Mais ces éclaircissemens, quelque satisfaisans qu’ils fussent, n’apaisèrent point la fermentation violente que cette affaire avait excitée dans l’Assemblée. »

    (Note de l’édit.)
  3. La sincérité du général Dumouriez ne peut, dans cette circonstance, être l’objet d’un doute. On verra, dans le second volume de ses Mémoires, combien la défiance de la reine et ses reproches étaient injustes. Marie-Antoinette, en rejetant ses offres et ses services, se priva de l’unique appui qui lui restait encore. Celui qui sauva la France dans les défilés d’Argonne, eût peut-être, s’il eût obtenu la confiance entière de Louis XVI et de la reine, sauvé la France avant le 20 juin.
    (Note de l’édit.)
  4. Après ce qu’on vient de lire sur Barnave, après ce qu’on sait de ses travaux pour la liberté, de ses efforts pour le maintien du trône, de ses talens, de son éloquence, l’intérêt qu’il inspire donne un grand prix aux dernières circonstances de sa vie. La Biographie de Bruxelles les raconte en ces mots :

    « Lorsqu’après la révolution du 10 août 1792, l’armoire de fer du château des Tuileries eut été découverte et forcée, un grand nombre de pièces qu’on y avait imprudemment conservées, et qui furent communiquées à la Convention par Gohier qui venait de remplacer Danton au ministère de la justice, donnèrent la preuve que la cour avait établi et entretenu, pendant les derniers mois de la session de l’Assemblée constituante, et depuis la réunion de l’Assemblée législative, des relations constantes avec les membres les plus influens de ces Assemblées. Décrété d’accusation, le 15 août 1792, avec MM. Alexandre de Lameth, ex-membre de l’Assemblée constituante, Bertrand de Molleville, Duport du Tertre, Duportail, Montmorin et Tarbé, ex-ministres de la marine, de la justice, de la guerre, des affaires étrangères et des contributions publiques, Barnave fut arrêté à Grenoble et enfermé dans les prisons de cette ville. Il y demeura quinze mois, et ses amis concevaient l’espérance de l’y voir oublié, lorsque l’ordre arriva de le faire conduire à Paris. D’abord prisonnier à l’Abbaye, il fut transféré, peu de jours après, à la Conciergerie, et traduit presque aussitôt devant le tribunal révolutionnaire. Il s’y présenta avec une fermeté admirable, rappela, avec son éloquence accoutumée et sans rien perdre de la dignité du malheur, les services qu’il avait rendus à la liberté, et produisit une telle impression sur le nombreux auditoire qui assistait aux débats, que cette multitude, accoutumée à ne voir que des conspirateurs dignes de mort dans tous ceux qui comparaissaient devant le tribunal, regardait elle-même son absolution comme assurée. Un silence profond accompagna la lecture de l’arrêt de mort ; mais la fermeté de Barnave fut inébranlable. Lorsqu’il sortit de l’audience, il promena sur les juges, les jurés et le public, des regards où se peignaient l’ironie et l’indignation. Il fut conduit au supplice avec le respectable Duport du Tertre, l’un des derniers ministres de Louis XVI. Monté sur l’échafaud, Barnave frappa du pied, leva les yeux au ciel et s’écria : « Voilà donc le prix de tout ce que j’ai fait pour la liberté ! » Il périt le 29 octobre 1793, âgé de trente-deux ans ; son buste est maintenant dans le Musée de Grenoble. Le gouvernement consulaire avait fait placer sa statue auprès de celle de Vergniaud, dans le grand escalier du palais du sénat. »

    (Note de l’édit.)
  5. Cette assertion contrarie le témoignage presque unanime des historiens. Quand on réfléchit sur le caractère pieux de Louis XVI, sur son respect pour la religion, sur la déférence qu’il montra toujours envers ses ministres, on hésite à croire que madame Campan ait été bien instruite sur ce fait. Sans parler de Dumouriez qui dit précisément le contraire, Bertrand de Molleville entre à ce sujet dans quelques détails qui ne peuvent laisser aucun doute.

    « L’Assemblée, dont le crédit se soutenait toujours, dit-il, par des actes de violence, avait rendu un décret contre les prêtres non constitutionnels, pour les obliger à prêter un nouveau serment ou à sortir du royaume. Les évêques, qui étaient alors à Paris, se réunirent pour rédiger un mémoire contre ce décret, convaincus que le roi, qui avait déjà manifesté les regrets les plus amers d’avoir sanctionné les décrets relatifs au clergé, serait bien aise qu’on lui indiquât les motifs et les moyens de refuser sa sanction à celui-là. Lorsque ce mémoire fut rédigé, ils s’adressèrent à moi pour le faire parvenir à Sa Majesté ; et l’évêque d’Uzès eut, à cette occasion, une correspondance secrète avec moi. Car, à cette époque, un ministre n’aurait pu recevoir publiquement un évêque sans se rendre très-suspect à la nation.

    » Le roi, après avoir lu ce mémoire, en parut vivement touché, et me dit, avec cette énergie qu’il avait toujours lorsqu’il s’agissait de la religion : « On peut bien être sûr que je ne sanctionnerai jamais celui-là. Mais l’embarras est de savoir si je dois motiver mon refus, ou le faire pur et simple, suivant la formule ordinaire ; ou si, à raison des circonstances, il n’est pas plus prudent de temporiser. Tâchez de découvrir ce qu’en pensent vos collègues, avant qu’il en soit question au conseil. » Je fis observer au roi que la Constitution le dispensait de motiver son refus de sanctionner ; et que, quoique l’Assemblée dût être satisfaite de voir Sa Majesté se départir d’une prérogative aussi importante, elle était si mal disposée, qu’elle était capable de pousser l’insolence jusqu’à refuser au roi d’entendre ses motifs, et lui reprocherait même cette contravention à la Constitution, comme une violation manifeste de son serment ; que, quant au parti de temporiser, c’était montrer de la faiblesse et inviter cette Assemblée, déjà très-entreprenante, à le devenir davantage ; qu’ainsi le refus de sanction pur et simple était le parti le plus sûr et le plus convenable.

    » Cette affaire fut discutée le lendemain au conseil des ministres. Ils reconnurent tous la nécessité indispensable du refus de la sanction, et, dans le conseil suivant, ils proposèrent unanimement ce parti au roi, qui l’adopta avec une satisfaction extrême. Mais ce moment de bonheur fut troublé par la proposition que lui fit le ministre de l’intérieur de composer sur-le-champ sa chapelle et celle de la reine de prêtres constitutionnels, comme le moyen le plus sûr de fermer la bouche aux malveillans, et d’achever de convaincre le peuple de son sincère attachement à la Constitution : « Non, Monsieur, non, répondit le roi sur le ton le plus ferme, ne m’en parlez pas ; qu’on me laisse tranquille sur cet article. Quand on a établi la liberté du culte, on l’a rendue générale ; je dois par conséquent en jouir. » L’énergie avec laquelle le roi prononça ces paroles, nous étonna tous et ferma la bouche à M. Cahier de Gerville. » Voyez sur ce sujet, et en général sur les sentimens religieux de Louis XVI, les particularités intéressantes que renferme le troisième volume de ces Mémoires.

    (Note de l’édit.)
  6. Citoyen de Paris, commandant de bataillon, qui, pendant toute la durée de la révolution fut, par ses vertus et sa conduite, en opposition avec le régicide Santerre*.
    (Note de madame Campan.)

    *. Son fils est aujourd’hui major de la garde nationale de Paris.

    (Note de l’édit.)
  7. « Une des circonstances de la journée du 20 juin, qui avait le plus affligé les amis du roi, dit Bertrand de Molleville, étant celle du bonnet rouge resté sur sa tête pendant près de trois heures, je me permis de lui demander quelques éclaircissemens sur ce fait qui contrastait si fort avec l’intrépidité et le courage extraordinaire que Sa Majesté avait montrés dans cette horrible journée. Voici quelle fut sa réponse : « Les cris de vive la nation ! augmentant avec violence autour de moi, et paraissant m’être adressés, je répondis que la nation n’avait pas de meilleur ami que moi. Alors un homme de mauvaise mine, perçant la foule, s’avança jusqu’à moi, et me dit sur un ton assez grossier : Eh bien ! si vous dites vrai, prouvez-nous-le en mettant ce bonnet rouge. — J’y consens, répondis-je. Aussitôt un ou deux de ces gens-là s’avancèrent, et placèrent ce bonnet sur mes cheveux : car il était trop petit pour que ma tête pût y entrer. J’étais convaincu, je ne sais pourquoi, que leur intention était seulement de poser ce bonnet un moment sur ma tête, et de le retirer ; et j’étais si préoccupé de ce qui se passait sous mes yeux, que je ne sentis pas si ce bonnet était ou n’était pas resté sur mes cheveux. Je le sentais si peu, que, rentré dans ma chambre, je ne m’aperçus que je l’avais encore que parce qu’on m’en avertit. Je fus très-étonné de le trouver sur ma tête, et j’en fus d’autant plus fâché, que j’aurais pu l’ôter sur-le-champ sans la moindre difficulté. Mais je suis convaincu que si j’avais hésité à consentir qu’il fût mis sur ma tête, l’homme ivre qui me le présentait m’eût enfoncé sa pique dans l’estomac. »
    (Note de l’édit.)
  8. L’un des écrivains royalistes les plus prononcés, Montjoie, s’exprime ainsi sur Santerre dans l’histoire de Marie-Antoinette ; et ce témoignage paraît d’autant plus remarquable qu’il est moins attendu.

    « Les formes épaisses de sa taille élevée, le son rauque de sa voix, ses manières brutales, son éloquence facile et grossière, en faisaient naturellement un héros de la petite populace. Aussi s’était-il acquis, sur la lie du faubourg, un empire despotique. Il la faisait mouvoir à son gré ; mais c’était aussi tout ce qu’il savait et pouvait faire, car, du reste, il n’était ni méchant ni cruel. Il entrait en aveugle dans toutes les conspirations, mais jamais il ne se rendait coupable de l’exécution, ni par lui-même, ni par ceux qui lui obéissaient. Un malheureux, de quelque parti qu’il fût, intéressait toujours son cœur. L’affliction et les larmes désarmaient ses mains. » (Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoie, pages 295 et 296.)

    (Note de l’édit.)
  9. M. Gentil, premier valet de garde-robe, m’aida à faire essayer ce gilet qui servit au roi le 14 juillet 1792 ; mais M. de Parois en fit faire un second quelques jours avant le 10 août.
    (Note de madame Campan.)
  10. Un passage de Bertrand de Molleville montre de quels tristes pressentimens le malheureux prince était agité, et prouve avec quelle résignation courageuse il prévoyait son sort et se préparait à le subir. Sa famille l’occupait seule : il ne craignait que pour elle. Les sentimens touchans d’ami, d’époux, de père, affaiblissaient et suspendaient continuellement en lui les résolutions du monarque.

    « Sa lecture ordinaire était l’Histoire de Charles Ier, et sa principale attention était d’éviter, dans tous les actes de sa conduite, tout ce qui lui paraissait pouvoir servir de prétexte à une accusation judiciaire. Il aurait fait aisément le sacrifice de sa vie, mais non celui de la gloire de la France, qu’un assassinat, qui n’eût été que le crime de quelques individus, n’aurait pas entachée.

    » Ce ne fut que dans la conversation secrète que j’eus avec le roi, le 21 juin à neuf heures du soir, que je fus à portée de juger à quel point il était dominé par ces pressentimens funestes. À toutes mes félicitations sur le bonheur qu’il avait eu d’échapper aux dangers de la journée précédente, Sa Majesté me répondit sur le ton le plus indifférent : « Toutes mes inquiétudes ont été pour la reine et pour ma sœur ; car, pour moi !… — Mais il me semble, lui dis-je, que c’était principalement contre Votre Majesté que cette insurrection était dirigée. — Je le sais bien ; j’ai bien vu qu’ils voulaient m’assassiner, et je ne sais pas comment ils ne l’ont pas fait. Mais je ne leur échapperai pas un autre jour ; ainsi je n’en suis pas plus avancé : il est assez égal d’être assassiné deux mois plus tôt ou plus tard. — Mon Dieu ! Sire, m’écriai-je, Votre Majesté peut-elle donc croire si fermement qu’elle doit être assassinée ? — Oui, j’en suis sûr, je m’y attends depuis long-temps, et j’ai pris mon parti. Est-ce que vous croyez que je crains la mort ? — Non, certainement ; mais je voudrais Votre Majesté moins décidée à l’attendre, et plus disposée à adopter des mesures vigoureuses, qui sont aujourd’hui les seules dont le roi puisse attendre son salut. — Je le crois bien ; mais il y aurait encore beaucoup de chances contre, et je ne suis pas heureux. Je ne serais pas embarrassé, si je n’avais pas ma famille avec moi. On verrait bien que je ne suis pas aussi faible qu’on le croit ; mais que deviendraient ma femme et mes enfans, si je ne réussissais pas ? — Mais Votre Majesté pense-t-elle que, si elle était assassinée, sa famille serait plus en sûreté ? — Oui, je le crois, je l’espère au moins ; et, s’il en arrivait autrement, je n’aurais pas à me reprocher d’en être la cause. D’ailleurs, que pourrais-je faire ? — Je crois que Votre Majesté pourrait sortir de Paris plus aisément aujourd’hui que jamais, parce que la journée d’hier n’a que trop prouvé que ses jours ne sont pas en sûreté dans la capitale. — Oh ! je ne veux pas fuir une seconde fois : je m’en suis trop mal trouvé. — Je crois aussi que Votre Majesté ne doit pas y penser, au moins dans ce moment-ci ; mais il me semble que les circonstances actuelles et l’indignation générale que la journée d’hier paraît avoir excitée, offrent au roi l’occasion la plus favorable qui puisse se présenter pour sortir de Paris publiquement et sans obstacle, non-seulement avec le consentement de la grande majorité des citoyens, mais avec leur approbation. Je demande à Votre Majesté la permission de réfléchir sur cette mesure, et de lui faire part de mes idées sur le mode et les moyens d’exécution. — À la bonne heure, mais c’est plus difficile que vous ne croyez. »

    (Note de l’édit.)
  11. Ces scènes déchirantes se renouvelaient souvent : il n’y a de comparable, dans l’histoire, aux infortunes de Marie-Antoinette, que celle d’Henriette de France, fille de Henri IV, épouse de Charles Ier et mère de Charles II. Comme Henriette, elle était étrangère au milieu d’un peuple dont on avait excité la haine contre elle ; comme Henriette, on l’accusa d’exercer trop d’empire sur le cœur du roi ; elle eut sans cesse à craindre, comme elle, pour les jours de son mari ou de ses enfans ; le plus funeste coup les frappa toutes les deux ; mais elle n’eut point, comme Henriette, après de longs malheurs, la consolation de voir sa famille remonter sur le trône. La fin tragique et déplorable de Marie Stuart attendait celle qui avait épuisé toutes les infortunes d’Henriette de France.
    (Note de l’édit.)
  12. Voyez, sur ce serrurier qui se nommait Gamin, sur la confiance que lui accordait Louis XVI, et même sur l’espèce de familiarité que ce prince lui avait laissé prendre, la note (M) du tome Ier. Il est remarquable que Soulavie lui-même, dont ces détails sont extraits, s’y sert de ces mots, l’infâme Gamin, et lui reproche la pension de 1,200 fr. que lui donna la Convention lorsqu’il accusa Louis XVI d’avoir voulu l’empoisonner.
    (Note de l’édit.)