Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/7


CHAPITRE XVIII.

Préparatifs du voyage de Varennes. — Par qui la reine est observée et trahie. — Anecdotes diverses. — Le départ de madame Campan pour l’Auvergne précède celui de la famille royale pour Varennes. — Madame Campan apprend l’arrestation du roi. — Billet que lui écrit la reine aussitôt son retour à Paris. — Anecdotes. — Mesures prises pour garder le roi aux Tuileries : elles sont insultantes. — Adoucissemens qu’y apportent plusieurs officiers de la garde nationale. — Les chagrins blanchissent les cheveux de la reine. — Barnave, pendant le retour de Varennes, s’attire l’estime et la confiance de Marie-Antoinette. — Sa conduite honorable et respectueuse : elle contraste avec celle de Pétion. — Trait courageux de Barnave. — Ses conseils à la reine. — Particularités sur le voyage de Varennes.

Au commencement du printemps de 1791, le roi, fatigué du séjour des Tuileries, voulut retourner à Saint-Cloud. Déjà toute sa maison était partie, et son dîner y était préparé. Il monta en voiture à une heure ; la garde se révolta, ferma les grilles, et déclara qu’elle ne le laisserait point partir. Ce coup était certainement monté sur des indices d’un projet d’évasion. Deux personnes, qui s’approchèrent de la voiture du roi, furent très-maltraitées. Mon beau-père fut saisi avec violence par les gardes qui lui enlevèrent son épée. Le roi et sa famille furent forcés de descendre de voiture et de rentrer dans leurs appartemens. Cet outrage ne leur fut pas intérieurement très-sensible ; ils y virent un motif de légitimer, aux yeux du peuple même, le projet qu’ils avaient de s’éloigner de Paris.

Dès le mois de mars de la même année, la reine s’occupa des préparatifs de son départ. Je passai ce mois auprès d’elle, et j’exécutai une grande partie des ordres secrets qu’elle me donna à ce sujet. Je la voyais avec peine occupée de soins qui me semblaient inutiles et même dangereux, et lui fis observer que la reine de France trouverait des chemises et des robes partout. Mes observations furent infructueuses : elle voulut avoir à Bruxelles un trousseau complet, tant pour elle que pour ses enfans. Je sortais seule, et presque déguisée, pour acheter et faire faire ce trousseau.

Je commandais six chemises dans une boutique de lingère, six dans une autre, des robes, des peignoirs, etc. Ma sœur fit faire un trousseau complet pour Madame, sur les mesures des hardes de sa fille aînée, et je commandai des habits pour M. le dauphin, sur celles de mon fils. Je remplis une malle entière de tous ces objets, et l’adressai, par ordre de la reine, à une de ses femmes, veuve du major d’Arras où elle se trouvait en congé illimité, afin qu’elle fût prête à partir pour Bruxelles ou pour tout autre lieu, lorsqu’elle en recevrait l’ordre. Cette dame avait des terres dans la partie de la Flandre autrichienne, et pouvait quitter Arras sans que cela fût observé.

La reine ne devait emmener de Paris que sa première femme de service. Elle m’avait prévenue que, si je n’étais pas en fonction à l’instant du départ, elle s’arrangerait pour que je pusse la rejoindre. Elle voulait aussi emporter son nécessaire de voyage. Elle me demanda le moyen de le faire partir, sous le prétexte d’en faire présent à l’archiduchesse Christine, gouvernante des Pays-Bas. J’osai m’opposer fortement à ce projet, et lui représentai qu’au milieu de tant de gens qui épiaient ses moindres actions, on devait raisonnablement prévoir qu’il s’en trouverait d’assez clairvoyans pour deviner que ce présent n’était qu’un prétexte de faire partir ce meuble avant son départ ; elle persista dans cette idée, et tout ce que je pus obtenir, fut que le nécessaire ne disparaîtrait pas de sa chambre, et de convenir avec M. de ***, chargé d’affaires de la cour de Vienne pendant l’absence du comte de Merci, qu’il viendrait à sa toilette lui demander, en présence de toute sa chambre, de vouloir bien commander, pour madame la gouvernante des Pays-Bas, un nécessaire absolument semblable au sien. La reine m’ordonna donc, devant le chargé d’affaires, de commander ce meuble. Cette manière d’exécuter sa volonté n’avait que le léger inconvénient d’une dépense de cinq cents louis, et parut devoir éloigner tout soupçon. Si je n’omets aucune circonstance sur ce qui concerne ce nécessaire, c’est que ces minutieux détails ont leur importance, puisque ces premiers préparatifs de voyage furent découverts par une femme dont je soupçonnais depuis long-temps la conduite, et dont je redoutais même les délations. C’était une femme de garde-robe ; son service durait toute l’année sans interruption. Placée auprès de la reine, dès le temps du mariage, Sa Majesté, accoutumée à la voir, aimait son adresse et son intelligence. Son sort était au-dessus de celui que devait avoir une femme de sa classe ; ses appointemens et ses profits s’étaient successivement accrus, jusqu’à lui procurer un revenu de plus de douze mille francs. Elle était belle, recevait chez elle, dans les entresols au-dessus de la reine, des députés du tiers, et avait pour amant M. de Gouvion, aide-de-camp de M. de La Fayette. On verra bientôt à quel excès la porta son ingratitude.

Vers le milieu de mai 1791, un mois après que la reine m’eut donné l’ordre de commander le nécessaire, elle me demanda s’il serait bientôt fini. J’envoyai chercher l’ébéniste qui en était chargé. Il ne pouvait le livrer qu’au bout de six semaines ; j’en rendis compte à la reine, qui me dit qu’elle n’avait pas le temps de l’attendre, devant partir dans le courant de juin. Elle ajouta qu’ayant commandé le nécessaire de sa sœur en présence de toute sa chambre, cette précaution suffisait, surtout en disant que sa sœur s’impatientait de ne pas le recevoir ; qu’il fallait donc faire vider et nettoyer le sien, et l’envoyer au chargé d’affaires qui le ferait partir. J’exécutai cet ordre sans paraître le cacher par le moindre mystère. J’ordonnai à la femme de garde-robe d’ôter tout ce que contenait le nécessaire, parce que celui destiné à madame l’archiduchesse ne pouvait être achevé de long-temps ; et d’avoir grand soin de ne laisser aucune trace des parfums qui pouvaient ne pas convenir à cette princesse. J’anticiperai sur l’ordre des événemens pour faire voir que toutes ces précautions ne furent pas moins inutiles que dangereuses.

Après le retour de Varennes, le maire de Paris remit à la reine une dénonciation de la femme de garde-robe, datée du 21 mai, où elle déclarait qu’il se faisait des préparatifs aux Tuileries pour un départ ; qu’on avait cru qu’elle ne devinerait pas le motif de l’envoi du nécessaire de la reine à Bruxelles, mais que l’annonce d’un présent fait par Sa Majesté à sa sœur, n’était qu’un prétexte ; que Sa Majesté était trop attachée à ce meuble pour s’en priver, et qu’elle avait dit souvent qu’il lui serait très-utile en cas de voyage. Elle déclara aussi que j’étais restée une soirée entière enfermée avec la reine, et occupée à emballer de nouveau tous ses diamans ; qu’elle les avait trouvés épars avec du coton sur le canapé de l’entresol de la reine aux Tuileries. Cette dénonciation fit juger à la reine que cette femme avait, à son insu, une double clef de ce cabinet. Sa Majesté avait, à la vérité, interrompu l’arrangement de ses diamans, un soir, à sept heures, pour se rendre à son jeu, et avait ôté la clef de son cabinet, en me disant qu’elle reviendrait le lendemain après son lever, achever cet emballage avec moi ; qu’une sentinelle était sous sa fenêtre ; qu’elle avait la clef de son cabinet dans sa poche, et ne voyait aucun danger pour ses bijoux. C’était donc le soir, après que nous eûmes quitté ce cabinet, ou le lendemain matin de très-bonne heure, que cette malheureuse avait surpris ces préparatifs secrets. Le coffre des diamans fut remis à Léonard, coiffeur de la reine[1], qui partit avec M. le duc de Choiseul, et ce dépôt fut laissé à Bruxelles. Déjà Leurs Majestés avaient livré à des commissaires de l’Assemblée les diamans de la couronne qui étaient à leur usage ; ceux que la reine avait fait sortir de France lui appartenaient en propre.

Ce fut lors de ces préparatifs de départ que la reine me dit qu’elle avait un dépôt bien précieux à me confier, et qu’il fallait que je trouvasse des gens honnêtes, d’une existence indépendante, et entièrement dévoués à leurs souverains, auxquels je confierais un porte-feuille qu’elle me remettrait. J’eus l’idée de choisir madame Vallayer Coster, peintre de l’Académie, logée aux galeries du Louvre, et à laquelle je trouvai, ainsi qu’à son mari, toutes les qualités que la reine exigeait dans les personnes qui se chargeraient de ce dépôt. Ils furent aussi fidèles que je l’avais annoncé. Ce ne fut qu’en septembre 1791, après l’acceptation de la constitution, qu’ils me remirent ce porte-feuille. La femme criminelle, dont je n’ai eu que trop à parler, avait fait aussi quelques délations sur ce fait. Elle disait qu’elle avait vu un porte-feuille sur un fauteuil où jamais il n’y en avait eu de placé ; que la reine me parlait bas en me le montrant, et que, depuis ce moment, il avait disparu. M. Bailly, qui remit deux pages entières de ces dénonciations à la reine, n’en avait fait aucun usage qui eût pu nuire à Sa Majesté.

Madame la duchesse d’Angoulême a dû avoir tous les diamans de la reine. Sa Majesté ne garda qu’une parure de perles, une paire de boucles d’oreilles, composées d’un anneau et de deux poires d’un seul diamant. Ces boucles et beaucoup de bijoux de fantaisie qui ne valaient pas la peine d’être emballés, étaient restés dans la commode de la chambre de Sa Majesté aux Tuileries, et ont sûrement été saisis par le comité qui s’empara du palais le 10 août.

Après avoir fait tous les préparatifs dont j’ai parlé, j’eus encore à remplir diverses commissions secrètes et toutes relatives au départ. J’étais à la veille de quitter moi-même Paris avec mon beau-père. La reine, n’ayant pas voulu qu’il y restât, dans la crainte des excès où le peuple pourrait se porter, au moment de son évasion, contre ceux dont le dévouement à sa personne était connu, avait dit à M. Vicq-d’Azyr de lui ordonner les eaux du Mont-d’Or. Sa Majesté eut aussi la bonté de regretter que mon service ne me mît pas dans la position de pouvoir partir avec elle, et voulut me donner cinq cents louis pour le voyage que j’avais à faire, jusqu’au jour où je pourrais la rejoindre. J’avais tout l’argent nécessaire, et je savais d’ailleurs combien il lui était important d’en conserver le plus possible ; je ne les acceptai point. Au reste, elle m’assura que le roi n’allait qu’aux frontières pour traiter de-là avec l’Assemblée, et ne quitterait la France que dans le cas où son plan et ses propositions ne produiraient pas l’effet espéré. Elle comptait sur un parti nombreux dans l’Assemblée, où beaucoup de gens, disait-elle, étaient guéris de leur première exaltation. Je partis donc le 1er juin, et j’arrivai le 6 au Mont-d’Or, attendant de jour en jour la nouvelle du départ. Enfin elle nous parvint. J’avais déjà préparé ce qui devait assurer ma sortie ; mais les mesures prises par l’Assemblée après le départ de Leurs Majestés eussent rendu cette sortie plus difficile que la reine ne l’avait pensé. J’étais prête à me mettre en route, lorsque j’entendis un courrier, venu de la petite ville de Besse, crier aux habitans du Mont-d’Or, avec des transports de joie, que le roi et la reine étaient arrêtés[2]. Le soir même, cette nouvelle nous fut confirmée, et deux jours après nous reçûmes une lettre de la reine, écrite sous sa dictée par un de ses huissiers[3], dont elle connaissait le dévouement et la discrétion. Elle contenait ces mots : « Je vous fais écrire de mon bain où je viens de me mettre pour soulager au moins mes forces physiques. Je ne puis rien dire sur l’état de mon ame ; nous existons, voilà tout. Ne revenez ici que sur une lettre de moi, cela est bien important. » Cette lettre, non signée, portait la date du jour de l’arrivée de la reine à Paris. Nous reconnûmes la main de celui qui l’avait écrite, et nous fûmes pénétrés d’attendrissement en voyant que dans un moment pareil, cette infortunée princesse avait daigné penser à nous. Après avoir reçu cette lettre, je retournai à Clermont où le comité de surveillance de l’Assemblée voulait nous faire arrêter ; mais, comme il fut prouvé que M. Campan était véritablement malade au moment de son départ de Paris, cette rigoureuse mesure n’eut pas lieu. Vers les premiers jours d’août, la reine me demanda de rentrer à Paris ; qu’elle n’y voyait plus de danger pour moi, et que mon prompt retour lui serait agréable. Je ne pourrai donc donner d’autres détails sur l’évasion de Leurs Majestés que ceux que j’ai entendu raconter par la reine et par les personnes qui furent témoins de son retour dans son intérieur.

Lorsque la famille royale fut ramenée de Varennes aux Tuileries, le service de la reine éprouva les plus grandes difficultés pour arriver jusqu’à son appartement : tout avait été arrangé pour que la femme de garde-robe qui avait servi d’espion restât seule chargée de son service ; elle y devait être aidée par sa sœur et sa fille.

M. de Gouvion, aide-de-camp de M. de La Fayette, avait fait placer le portrait de cette femme au bas de l’escalier qui conduisait chez la reine, afin que la sentinelle ne permît pas à d’autres femmes d’y pénétrer. Aussitôt que la reine fut instruite de cette pitoyable consigne, elle l’apprit au roi qui, ne pouvant le croire, envoya au bas de l’escalier pour s’assurer du fait. Sa Majesté fit donc demander M. de La Fayette, réclama la liberté de son intérieur, et surtout de celui de la reine, et lui ordonna de faire sortir du palais une femme à laquelle lui seul pouvait donner de la confiance. M. de La Fayette fut obligé d’y consentir[4].

Les mesures prises pour garder le roi étaient à la fois rigoureuses pour l’entrée dans le palais, et insultantes dans son intérieur. Les commandans de bataillon, placés dans le salon qu’on appelait grand-cabinet, et qui précédait la chambre à coucher de la reine, avaient l’ordre d’en tenir toujours la porte ouverte, afin d’avoir les yeux sur la famille royale. Le roi ferma un jour cette porte. L’officier de garde l’ouvrit et lui dit que telle était sa consigne, et qu’il l’ouvrirait toujours ; qu’ainsi Sa Majesté, en la fermant, prenait une peine inutile. Elle restait même ouverte la nuit, quand la reine était dans son lit ; et l’officier se plaçait dans un fauteuil, entre les deux portes, la tête tournée du côté de Sa Majesté. On obtint seulement que la porte intérieure serait fermée quand la reine se lèverait et s’habillerait. La reine fit placer le lit de sa première femme très-près du sien ; ce lit, roulant et garni de rideaux, la préservait d’être vue par l’officier.

Madame de Jarjaïe, ma compagne, qui continua ses fonctions pendant tout le temps de mon absence, m’a raconté qu’une nuit le commandant de bataillon, qui couchait entre les deux portes, voyant qu’elle dormait profondément, et que la reine veillait, quitta son poste et s’approcha de Sa Majesté pour lui donner des avis sur la conduite qu’elle devait tenir. Quoiqu’elle eût la bonté de lui dire de parler plus bas, pour ne pas troubler le sommeil de sa première femme, celle-ci fut éveillée et pensa mourir de saisissement en voyant un homme en uniforme de la garde parisienne si près du lit de la reine. Sa Majesté la rassura, lui dit de ne pas se lever, que la personne qu’elle voyait était un bon Français, trompé sur les intentions et sur la position de son souverain et de la sienne, mais dont les discours annonçaient un véritable attachement pour le roi. Il y avait une sentinelle dans le corridor noir qui règne derrière cet appartement, et où se trouve un escalier, qui alors était intérieur et servait au roi et à la reine pour communiquer librement. Ce poste très-désagréable, puisqu’il fallait le garder vingt-quatre heures, fut souvent réclamé par Saint-Prix, acteur des Français. Il s’y était en quelque sorte dévoué pour favoriser de courts entretiens que le roi et la reine avaient dans ce corridor. Il s’éloignait d’eux et les avertissait s’il entendait le moindre bruit. M. Collot, commandant de bataillon de la garde nationale, chargé du service militaire de l’intérieur de la reine, allégea de même, avec prudence, toutes les consignes révoltantes qu’il avait reçues ; par exemple, celle de suivre la reine jusqu’à la porte de sa garde-robe, ce qui ne fut jamais exécuté. Un officier de la garde parisienne osa parler de la reine avec insolence dans son propre appartement. M. Collot voulut en porter plainte à M. de La Fayette, et le faire casser. La reine s’y opposa, et daigna dire à cet homme quelques mots de raison et de bonté ; il devint à l’instant même un de ses partisans les plus dévoués.

La première fois que je revis Sa Majesté, après la funeste catastrophe du voyage de Varennes, je la trouvai sortant de son lit ; ses traits n’étaient pas extrêmement altérés ; mais, après les premiers mots de bonté qu’elle m’adressa, elle ôta son bonnet, et me dit de voir l’effet que la douleur avait produit sur ses cheveux. En une seule nuit, ils étaient devenus blancs comme ceux d’une femme de soixante-dix ans. Je ne peindrai point ici les sentimens qui déchirèrent mon cœur. Il serait trop peu convenable de parler de mes peines, quand je retrace une si grande infortune. Sa Majesté me fit voir une bague qu’elle venait de faire monter pour la princesse de Lamballe : c’était une gerbe de ses cheveux blancs avec cette inscription : blanchis par le malheur. À l’époque de l’acceptation de la constitution, la princesse voulut rentrer en France. La reine, qui ne croyait nullement au retour de la tranquillité, s’y opposa ; mais l’attachement que lui avait voué madame de Lamballe lui fit venir chercher la mort.

Lorsque je rentrai à Paris, la plus grande partie des mesures de rigueur était levée ; les portes ne restaient pas ouvertes ; on donnait plus de témoignages de respect au souverain ; on savait que la constitution, bientôt terminée, serait acceptée, et on espérait un meilleur ordre de choses.

Dès le jour de mon arrivée, la reine me fit entrer dans son cabinet pour me dire qu’elle aurait grand besoin de moi pour des relations qu’elle avait établies avec MM. Barnave, Duport et Alexandre Lameth. Elle m’apprit que M. de J***[5] était son intermédiaire avec ces débris du parti constitutionnel, qui avaient de bonnes intentions malheureusement trop tardives ; et me dit que Barnave était un homme digne d’inspirer de l’estime. Je fus étonnée d’entendre prononcer ce nom de Barnave avec tant de bienveillance. Quand j’avais quitté Paris, un grand nombre de personnes n’en parlaient qu’avec horreur. Je lui fis cette remarque, elle ne s’en étonna point, mais elle me dit qu’il était bien changé ; que ce jeune homme, plein d’esprit et de sentimens nobles, était de cette classe distinguée par l’éducation et seulement égarée par l’ambition que fait naître un mérite réel. « Un sentiment d’orgueil que je ne saurais trop blâmer dans un jeune homme du tiers-état, disait la reine en parlant de Barnave, lui a fait applaudir à tout ce qui aplanissait la route des honneurs et de la gloire, pour la classe dans laquelle il est né : si jamais la puissance revient dans nos mains, le pardon de Barnave est d’avance écrit dans nos cœurs. » La reine ajoutait qu’il n’en était pas de même à l’égard des nobles qui s’étaient jetés dans le parti de la révolution, eux qui obtenaient toutes les faveurs, et souvent au détriment des gens d’un ordre inférieur, parmi lesquels se trouvaient les plus grands talens : enfin que les nobles, nés pour être le rempart de la monarchie, étaient trop coupables d’avoir trahi sa cause pour mériter leur pardon. La reine m’étonnait de plus en plus par la chaleur avec laquelle elle justifiait l’opinion favorable qu’elle avait conçue de Barnave. Alors elle me dit que sa conduite en route avait été parfaite, tandis que la rudesse républicaine de Pétion avait été outrageante ; qu’il mangeait, buvait dans la berline du roi, avec malpropreté, jetant les os de volailles par la portière, au risque de les envoyer jusque sur le visage du roi ; haussant son verre, sans dire un mot, quand madame Élisabeth lui versait du vin, pour indiquer qu’il en avait assez ; que ce ton offensant était calculé, puisque cet homme avait reçu de l’éducation ; que Barnave en avait été révolté. Pressé par la reine de prendre quelque chose : « Madame, répondit Barnave, les députés de l’Assemblée nationale, dans une circonstance aussi solennelle, ne doivent occuper Vos Majestés que de leur mission, et nullement de leurs besoins. » Enfin ses respectueux égards, ses attentions délicates et toutes ses paroles avaient gagné non-seulement sa bienveillance, mais celle de madame Élisabeth.

Le roi avait commencé à parler à Pétion sur la situation de la France et sur les motifs de sa conduite, qui étaient fondés sur la nécessité de donner au pouvoir exécutif une force nécessaire à son action pour le bien même de l’acte constitutionnel, puisque la France ne pouvait être république..... « Pas encore, à la vérité, lui répondit Pétion, parce que les Français ne sont pas assez mûrs pour cela. » Cette audacieuse et cruelle réponse imposa silence au roi qui le garda jusqu’à son arrivée à Paris. Pétion tenait sur ses genoux le petit dauphin ; il se plaisait à rouler sur ses doigts les beaux cheveux blonds de l’intéressant enfant ; et, parlant avec action, il tirait ses boucles assez fort pour le faire crier..... « Donnez-moi mon fils, lui dit la reine, il est accoutumé à des soins, à des égards qui le disposent peu à tant de familiarités. »

Le chevalier de Dampierre avait été tué près de la voiture du roi, en sortant de Varennes. Un pauvre curé de village, à quelques lieues de l’endroit où ce crime venait d’être commis, eut l’imprudence de s’approcher pour parler au roi ; les cannibales qui environnaient la voiture se jettent sur lui. « Tigres, leur cria Barnave, avez-vous cessé d’être Français ? Nation de braves, êtes-vous devenue un peuple d’assassins ?… » Ces seules paroles sauvèrent d’une mort certaine le curé déjà terrassé. Barnave, en les prononçant, s’était jeté presque hors la portière, et madame Élisabeth, touchée de ce noble élan, le retenait par la basque de son habit. La reine disait, en parlant de cet événement, que dans les momens des plus grandes crises, les contrastes bizarres la frappaient toujours ; et que, dans cette circonstance, la pieuse Élisabeth, retenant Barnave par le pan de son habit, lui avait paru la chose la plus surprenante. Ce député avait éprouvé un autre genre d’étonnement. Les dissertations de madame Élisabeth sur la situation de la France, son éloquence douce et persuasive, la noble simplicité avec laquelle elle entretenait Barnave, sans s’écarter en rien de sa dignité, tout lui parut céleste dans cette divine princesse, et son cœur, disposé sans doute à de nobles sentimens, s’il n’eût pas suivi le chemin de l’erreur, fut soumis par la plus touchante admiration. La conduite des deux députés fit connaître à la reine la séparation totale entre le parti républicain et le parti constitutionnel. Dans les auberges où elle descendait, elle eut quelques entretiens particuliers avec Barnave. Celui-ci parla beaucoup des fautes des royalistes dans la révolution, et dit qu’il avait trouvé les intérêts de la cour si faiblement, si mal défendus, qu’il avait été tenté plusieurs fois d’aller lui offrir un athlète courageux qui connût l’esprit du siècle et celui de la nation. La reine lui demanda quels auraient été les moyens qu’il lui aurait conseillé d’employer. « La popularité, Madame. — Et comment pouvais-je en avoir, repartit Sa Majesté, elle m’était enlevée ? — Ah ! Madame, il vous était bien plus facile de la reconquérir qu’à moi de l’obtenir. » Cette assertion fournirait matière à commentaire ; je me borne à rapporter ce curieux entretien[6].

La reine attribuait essentiellement à M. Goguelat l’arrestation à Varennes ; elle disait qu’il avait mal calculé le temps que devait durer le voyage. Il avait fait celui de Montmédy à Paris, seul dans une chaise de poste, avant de venir prendre les derniers ordres du roi, et avait établi tous ses calculs sur le temps qu’il avait mis à faire le trajet. On en a fait depuis l’épreuve, et une voiture légère sans courrier a mis près de trois heures de moins qu’une voiture lourde et précédée d’un courrier.

La reine lui reprochait aussi d’avoir quitté la grande route à Pont-de-Sommevelle, où la voiture devait rencontrer les quarante hussards qu’il commandait. Elle pensait qu’il aurait dû fondre sur une très-petite quantité de peuple à Varennes, et ne pas demander aux hussards s’ils étaient pour le roi ou pour la nation ; que surtout il devait éviter de prendre les ordres du roi, ayant eu connaissance de la réponse faite à M. d’Inisdal, lorsqu’il fut question d’un enlèvement ; que le roi ayant dit à Goguelat : Si on emploie la force, cela sera-t-il chaud ? il avait répondu : Très-chaud, Sire : ce qui suffisait pour que le roi donnât vingt contre-ordres. Comment concevoir qu’on ait aussi négligé d’envoyer un courrier à M. de Bouillé qui aurait eu le temps d’arriver à Varennes avec une force. imposante, et qu’on n’ait pas même pensé à faire arrêter les courriers qui suivraient le roi[7] ? Leurs Majestés descendues chez un épicier, maire de Varennes, nommé M. Sauce, le roi lui avait parlé long-temps sur les motifs qui l’éloignaient de Paris, et désirait lui prouver l’utilité de sa démarche, qui, loin d’être hostile, avait été prescrite par son amour pour ses sujets. Ce maire eût pu sauver le roi. La reine était assise dans la boutique entre deux ballots de chandelles, et parlait à madame Sauce qui paraissait une femme prépondérante dans son ménage, et que M. Sauce regardait de temps en temps comme pour la consulter ; mais la reine obtenait pour toute réponse : « Que voulez-vous, Madame ; votre position est bien fâcheuse ; mais voyez-vous, cela exposerait M. Sauce, on lui couperait la tête. Une femme doit penser pour son mari. — Eh bien ! lui répondait la reine, le mien est votre roi ; il a fait votre bonheur pendant long-temps, il veut le faire encore. » Madame Sauce reparlait des dangers de son mari : les aides-de-camp arrivèrent dans ce moment, et le retour à Paris fut décidé.

La première femme de chambre du dauphin, jugeant que quelque délai pouvait donner à M. de Bouillé le temps d’amener des forces, se jeta sur un lit, et se mit à crier qu’elle se mourait d’une colique affreuse. La reine s’approcha d’elle, et cette dame lui serra la main pour lui faire juger son motif. Sa Majesté dit qu’elle ne pouvait abandonner, dans un semblable état, une femme qui s’était dévouée pour la suivre dans un voyage dangereux, et qu’elle lui devait des soins ; mais on devina probablement cette innocente ruse, et l’on n’accorda pas le moindre délai[8].

Après tout ce que la reine m’avait dit des fautes commises par M. Goguelat, je le croyais disgracié. Quel fut mon étonnement, lorsqu’ayant été mis en liberté, après l’amnistie qui suivit l’acceptation de la constitution, il se présenta chez la reine et fut reçu avec les témoignages de la plus grande bonté ! Elle disait qu’il avait fait ce qu’il avait pu, et que le zèle le plus sincère devait faire excuser le reste[9].


  1. Ce malheureux rentra en France après avoir émigré quelque temps, et périt sur l’échafaud.
    (Note de l’édit.)
  2. Voyez plus bas la note de la page 160, et dans les éclaircissemens fournis par madame Campan, ceux qui sont indiqués [***].
    (Note de l’édit.)
  3. Cet officier fut massacré dans la chambre de la reine, le 10 août 1792.
    (Note de madame Campan.)
  4. La consigne qui écartait toutes les femmes attachées au service de la reine avait été forcée par le peuple d’une manière qui peint ce changement subit que des choses frappantes ne manquent jamais d’amener dans les attroupemens. Le jour que l’on attendait le retour des infortunés voyageurs, les voitures ne circulaient pas dans les rues de Paris. Cinq ou six femmes de la reine, après avoir été refusées à toutes les portes, se trouvaient à celle des Feuillans avec une de mes sœurs qui avait l’honneur d’être attachée à Sa Majesté, insistant avec force pour que la sentinelle leur permît d’entrer. Les poissardes les attaquèrent sur l’audace qu’elles avaient de résister à une consigne. Une d’elles va saisir ma sœur par le bras en l’appelant esclave de l’Autrichienne. « Écoutez, lui dit ma sœur d’une voix forte et avec le véritable accent du sentiment qui l’inspirait, je suis attachée à la reine depuis l’âge de quinze ans ; elle m’a dotée et mariée ; je l’ai servie puissante et heureuse. Elle est infortunée en ce moment ! dois-je l’abandonner ? — Elle a raison, s’écrièrent ces furies, elle ne doit pas abandonner sa maîtresse ; faisons-les entrer. » À l’instant elles entourent la sentinelle, forcent le passage, et introduisent les femmes de la reine, en les accompagnant jusque sur la terrasse des Feuillans. Une de ces furies, que la moindre impulsion eût portée à déchirer ma sœur, la prenant alors sous sa protection, lui donna quelques avis pour arriver sûrement jusqu’au palais. « Ôtez surtout, lui dit-elle, ma chère amie, cette ceinture de ruban vert ; c’est la ceinture de ce d’Artois auquel nous ne pardonnerons jamais. »
    (Note de madame Campan.)
  5. C’était la reine qui avait ordonné à M. de J*** de voir ces trois députés.
    (Note de madame Campan.)
  6. La conduite de Barnave, après le retour de la famille royale à Paris, fut d’accord avec les sentimens qu’il avait fait paraître pendant le voyage. On peut en juger par les détails suivans, et qui sont extraits de la Biographie de Bruxelles.

    « Nommé, avec MM. de Latour-Maubourg et Pétion, commissaire de l’Assemblée pour assurer le retour du roi, Barnave porta, dans cette mission pénible, et que sa conduite antérieure rendait plus délicate encore, les égards les plus attentifs et le sentiment le plus recherché de toutes les convenances. Cette circonstance acheva dans Barnave le grand changement que la réflexion et l’expérience avaient commencé ; il fit décréter, à son retour, la formation d’un comité chargé de revoir la rédaction et le classement des lois. C’est à ce comité, devenu depuis, sous le nom de comité de révision, l’objet de la haine du parti qui, dès-lors, voulait renverser le trône, que Barnave fit renvoyer le Mémoire dans lequel le roi exprimait les motifs qui l’avaient porté à s’éloigner de Paris. On décida, en même temps, que ce Mémoire serait signé par M. de Laporte, intendant de la liste civile, avant d’être adressé au comité. Barnave rendit ensuite le compte le plus simple et le plus noble de la mission qu’il venait de remplir, et ne l’accompagna d’aucune réflexion. Dans la discussion qui s’ouvrit peu après, sur la suite des articles constitutionnels, Barnave s’expliqua avec autant de logique que d’énergie, sur la nécessité de déclarer inviolable la personne du roi ; mais cette opinion, essentiellement conservatrice, fut accueillie par les huées des tribunes devenues dès-lors les instrumens des factieux qui s’essayaient à dominer l’Assemblée. Barnave jeta sur elles un regard de mépris dont l’expression est encore présente à notre mémoire ; son courage et son talent parurent en prendre des forces nouvelles ; et, cette fois, l’Assemblée, n’écoutant que les éternelles lois de la raison, de l’expérience et de la politique, consacra, malgré les sots et les factieux, ce grand principe sans lequel il ne saurait exister de société monarchique. La discussion qui s’établit, peu de jours après, sur la proposition désorganisatrice d’accorder quinze jours aux soldats pour apporter leurs dénonciations contre les officiers qu’ils auraient forcés d’abandonner leurs corps, acheva de prouver combien Barnave s’éloignait de plus en plus des théories qu’il avait apportées à la tribune nationale, pendant les premiers orages de la révolution. Il s’opposa avec force au projet du comité militaire, déclara que les officiers qui avaient été expulsés de leurs corps ne l’avaient pas toujours été par esprit de patriotisme, et demanda le rejet de ceux des articles sur la discipline de l’armée qui accordaient aux soldats le droit de dénoncer leurs chefs. À peu de distance, on entendit Barnave combattre un projet de décret contre les prêtres appelés réfractaires, et accuser les factieux de vouloir entraver la marche de l’Assemblée, en jetant la division et l’inquiétude parmi ses membres. Si la popularité de Barnave succomba sous tant d’atteintes, sa réputation s’accrut aux yeux de tous les gens de bien ; toutefois il n’était plus en son pouvoir de réparer des maux devenus irréparables… »

    (Note de l’édit.)
  7. L’affaire de Varennes, l’un des événemens de la révolution qu’il importe le plus d’éclaircir parce qu’il fut un des plus décisifs, a fait naître une foule de relations qui se contrarient ou se fortifient l’une l’autre, mais qui toutes ont leur genre d’intérêt. Les Relations de M. le marquis de Bouillé, de M. de Fontanges (Mémoires de Weber), de M. le duc de Choiseul, ont déjà paru dans la Collection des Mémoires sur la révolution. La 11e livraison de ce recueil contient encore les Mémoires particuliers de M. le comte Louis, aujourd’hui marquis de Bouillé, et les Relations de MM. les comtes de Raigecourt, de Damas et de Valory, qui tous ont été acteurs ou témoins dans cette scène historique.
    (Note de l’édit.)
  8. La reine me raconta, en me parlant de tous les événemens de ce funeste voyage, que, deux lieues avant d’arriver à Varennes, un inconnu, allant au grand galop, avait passé près de la voiture du roi, en criant quelques mots que le bruit des roues sur le pavé les avait empêchés d’entendre, mais que, depuis l’événement de leur arrestation, en se rappelant le son des paroles de cet inconnu, le roi et elle avaient jugé qu’il leur disait : Vous êtes reconnus, ou vous êtes découverts.
    (Note de madame Campan.)
  9. On a vu à la page 25 de ce volume que madame Campan avait raconté deux fois l’affaire du collier, et que les deux récits, quoique essentiellement pareils, différaient par la nature et l’intérêt des circonstances. Ses manuscrits contenaient également deux relations du voyage de Varennes. La relation que je place dans les éclaircissemens [***], contient, sur les préparatifs du départ, sur l’espionnage dont la reine était l’objet, sur le prix et la richesse de ses écrins, sur le caractère de noblesse et de fierté qu’elle fit paraître au moment de l’arrestation, sur le voyage et le retour, des particularités qu’il importe de conserver à l’Histoire ; elles servent à former son jugement. J’ajouterai que ces détails sur les lieux, les personnes, les plus légères circonstances, sont un des plus grands charmes attachés à la lecture des Mémoires, et qu’ils se trouvent répandus avec moins de correction, peut-être, mais en plus grande abondance, dans la seconde version que pourra consulter le lecteur.
    (Note de l’édit.)