Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 1/13


CHAPITRE XI.

La reine mécontente de la nomination de M. de Calonne. — Million qui lui est offert par ce ministre pour secourir les pauvres. — Elle le refuse. — Par quels motifs. — Actes et secours de bienfaisance. — Acquisition de Saint-Cloud ; à quelle occasion. — Règlemens de police intérieure : de par la reine. — Ces mots excitent des murmures. — La reine en témoigne sa surprise. — État de la France. — Beaumarchais. — Le Mariage de Figaro. — Le roi veut connaître la pièce manuscrite. — Lecture qu’en fait madame Campan en présence de Leurs Majestés seules. — Jugement que Louis XVI porte sur la pièce. — Intrigues pour en favoriser la représentation. — Elle est défendue une première fois. — On la joue chez M. de Vaudreuil. — Nouvelles intrigues. — Elle est représentée. — Louis XVI et la reine surpris et mécontens. — Marie-Antoinette en conserve du ressentiment contre M. de Vaudreuil. — Caractère de M. de Vaudreuil. — Anecdote. — Il aspirait à devenir gouverneur du dauphin. — Réflexions de la reine à ce sujet.

La reine, n’ayant pu empêcher la nomination de M. de Calonne, ne déguisa pas assez le mécontentement qu’elle en avait ; elle dit même un jour chez la duchesse, au milieu des partisans et des protecteurs de ce ministre, que les finances de la France passaient alternativement des mains d’un honnête homme sans talent dans celle d’un habile intrigant. M. de Calonne fut donc bien loin d’agir de concert avec la reine tout le temps qu’il resta en place, et, tandis qu’il circulait dans Paris de plats couplets où l’on peignait la reine et sa favorite puisant à leur gré dans les coffres du contrôleur-général, la reine évitait toute communication avec lui.

Pendant le long et cruel hiver de 1783 à 1784, le roi donna trois millions pour le soulagement des infortunés. M. de Calonne, qui sentait la nécessité de se rapprocher de la reine, saisit infructueusement cette occasion de lui montrer son respect et son dévouement. Il vint lui offrir de lui remettre un million sur les trois destinés au secours des indigens, pour qu’il fût distribué en son nom et selon sa volonté. Sa proposition fut rejetée ; la reine lui répondit que ce bienfait en entier devait être distribué au nom du roi, et qu’elle se priverait cette année des moindres jouissances pour ajouter au soulagement des malheureux ce que ses épargnes lui permettraient de leur offrir.

À l’instant où M. de Calonne sortit du cabinet, la reine me fit demander : « Faites-moi votre compliment, ma chère, me dit-elle ; je viens d’éviter un piége, ou tout au moins une chose qui, par la suite, aurait pu me donner de grands chagrins. » Elle me raconta mot à mot la conversation qu’elle venait d’avoir, en ajoutant : « Cet homme achèvera de perdre les finances de l’État. On dit qu’il est placé par moi : on a fait croire au peuple que je suis prodigue ; je n’ai pas voulu qu’une somme du Trésor royal, même pour l’usage le plus respectable, ait jamais été entre mes mains. »

La reine faisant chaque mois des économies sur les fonds de sa cassette, et n’ayant pas dépensé les dons d’usage à l’époque de ses couches, possédait, par le fruit de ses propres épargnes, cinq à six cent mille francs. Elle employa donc une somme de deux à trois cent mille francs, que ses premières femmes envoyèrent à M. Lenoir, aux curés de Paris, de Versailles, aux sœurs hospitalières, et répandirent sur des familles indigentes.

La reine désirant placer dans le cœur de Madame, sa fille, non-seulement le désir de soulager l’infortune, mais les qualités nécessaires pour se bien acquitter de ce devoir sacré, quoiqu’elle fût encore bien jeune, l’occupait sans cesse des souffrances que le pauvre avait à subir pendant une saison si cruelle. La princesse avait déjà une somme de huit à dix mille francs pour ses charités, et la reine lui en fit distribuer elle-même une partie.

Voulant donner encore à ses enfans une leçon de bienfaisance, elle m’ordonna de faire apporter de Paris, comme les autres années, la veille du jour de l’an, tous les joujoux à la mode, et de les faire étaler dans son cabinet. Prenant alors ses enfans par la main, elle leur fit voir toutes les poupées, toutes les mécaniques qui y étaient rangées, et leur dit qu’elle avait eu le projet de leur donner de jolies étrennes ; mais que le froid rendait les pauvres si malheureux, que tout son argent avait été employé en couvertures, en hardes, pour les garantir de la rigueur de la saison et leur donner du pain ; ainsi, que cette année ils n’auraient que le plaisir de voir toutes ces nouveautés. Rentrée dans son intérieur avec ses enfans, elle dit qu’il y avait cependant une dépense indispensable à faire ; que sûrement un grand nombre de mères feraient cette année la même réflexion qu’elle ; que le marchand de joujoux devait y perdre, et qu’elle lui donnait cinquante louis pour l’indemniser de ses frais de voyage et le consoler de n’avoir rien vendu.

Une chose, fort simple en elle-même, et qui eut, à raison de l’esprit qui régnait alors, des résultats très-défavorables pour la reine, fut l’acquisition de Saint-Cloud.

Le palais de Versailles, tourmenté en dedans par une infinité de distributions nouvelles, et mutilé dans son ordonnance, tant par la suppression de l’escalier des ambassadeurs, que par celle du péristyle à colonnes placé au fond de la cour de marbre, avait également besoin de réparations pour la solidité et la beauté du monument. Le roi demanda donc à M. Micque plusieurs plans pour la restauration du palais. Il me consulta sur quelques distributions analogues au service de la reine, et demanda, en ma présence, à M. Micque, ce qu’il fallait d’argent pour exécuter la totalité de ses plans, et combien d’années il emploierait à cet ouvrage. J’ai oublié le nombre de millions qui furent indiqués ; mais je me souviens que M. Micque répondit que six années suffiraient pour terminer toute l’entreprise, si le Trésor royal pouvait effectuer les paiemens sans aucun retard. « Et combien d’années demandez-vous, dit le roi, si les paiemens ne sont pas aussi exacts ? — Dix ans, Sire, répondit l’architecte. — Il faut alors compter sur dix années, reprit Sa Majesté, et remettre cette grande entreprise à l’année 1790 ; cela occupera le reste du siècle. » Le roi parla ensuite de la baisse qu’avaient éprouvée les propriétés à Versailles pendant le temps où le régent avait fait transporter la cour de Louis XV aux Tuileries, et dit qu’il faudrait aviser aux moyens de parer à cet inconvénient : ce fut ce projet qui favorisa celui de l’acquisition de Saint-Cloud. La première idée en était venue à la reine, un jour qu’elle s’y promenait en calèche avec la duchesse de Polignac et la comtesse Diane ; elle en parla au roi à qui cela convint très-fort : cette acquisition favorisait l’intention qu’il avait de quitter Versailles pendant dix années consécutives.

Le roi se proposait de faire rester à Versailles les ministres et les bureaux, les pages et une grande partie de ses écuries. MM. de Breteuil et de Calonne furent chargés de traiter l’affaire de l’acquisition de Saint-Cloud avec M. le duc d’Orléans, et l’on crut d’abord qu’elle serait faite par de seuls échanges : la valeur du château de Choisy, de celui de la Muette et d’une forêt, formait la somme demandée par la maison d’Orléans, et, dans cet échange dont la reine se flattait, elle ne vit qu’une économie à obtenir, au lieu d’une augmentation de dépense. On supprimait par cet arrangement le gouvernement de Choisy, qu’avait le duc de Coigny, et celui de la Muette, qui était au maréchal de Soubise. On avait de même à supprimer les deux conciergeries et tous les serviteurs employés dans ces deux maisons royales ; mais pendant qu’on traitait cette affaire, MM. de Breteuil et de Calonne cédèrent sur l’article des échanges, et plusieurs millions en numéraire remplacèrent la valeur de Choisy et de la Muette.

La reine conseilla au roi de lui donner Saint-Cloud, comme un moyen d’éviter d’y établir un gouverneur, son projet étant de n’y avoir qu’un simple concierge, ce qui épargnerait toutes les dépenses qu’amenaient les gouverneurs des châteaux. Le roi y consentit. Saint-Cloud fut acheté pour la reine : elle fit prendre sa livrée aux suisses des grilles, aux garçons du château, etc., comme à ceux de Trianon, où le concierge de cette maison avait fait afficher quelques règlemens de police intérieure, avec ces mots : De par la reine. Cet usage fut imité à Saint-Cloud. Cette livrée de la reine à la porte d’un palais où l’on ne croyait trouver que celle du roi, ces mots : De par la reine, à la tête des imprimés collés auprès des grilles, firent une grande sensation et produisirent un effet très-fâcheux, non-seulement dans le peuple, mais parmi les gens d’une classe supérieure : on y voyait une atteinte portée aux usages de la monarchie, et les usages tiennent de près aux lois. La reine en fut instruite et crut que sa dignité serait compromise, si elle faisait changer la forme de ces règlemens, qui même pouvait être supprimée sans inconvénient. « Mon nom n’est point déplacé, disait-elle, dans les jardins qui m’appartiennent ; je puis y donner des ordres sans porter atteinte aux droits de l’État. » Ce fut la seule réponse qu’elle fit aux représentations que quelques serviteurs fidèles crurent pouvoir se permettre de lui adresser à ce sujet. Le mécontentement que les Parisiens en manifestèrent porta sans doute M. d’Esprémenil, à l’époque des premiers troubles du parlement, à dire qu’il était également impolitique et immoral de voir des palais appartenir à une reine de France[1] : ainsi, un changement opéré par un motif d’économie, prit, aux yeux du public, un caractère tout différent.

La reine fut très-mécontente de la manière dont cette affaire avait été traitée par M. de Calonne ; l’abbé de Vermond, le plus actif et le plus persévérant des ennemis de ce ministre, voyait avec plaisir que les moyens des gens dont on pouvait espérer de nouvelles ressources, s’épuisaient successivement, parce que cela avançait l’époque où l’archevêque de Toulouse pourrait arriver au ministère des finances.

La marine royale avait repris une attitude imposante pendant la guerre pour l’indépendance de l’Amérique ; une paix glorieuse avec l’Angleterre avait réparé, pour l’honneur français, les anciens outrages de nos ennemis ; le trône était environné de nombreux héritiers : les finances seules pouvaient donner de l’inquiétude ; mais cette inquiétude ne se portait que sur la manière dont elles étaient administrées. Enfin la France avait le sentiment intime de ses forces et de sa richesse, lorsque deux événemens qui ne semblent pas dignes de prendre place dans l’histoire, et qui cependant en ont une marquée dans celle de la révolution française, vinrent jeter, dans toutes les classes de la société, l’esprit de sarcasme et de dédain, non-seulement sur les rangs les plus élevés, mais sur les têtes les plus augustes : je veux parler d’une comédie et d’une grande escroquerie.

Depuis long-temps Beaumarchais était en possession d’occuper quelques cercles de Paris, par son esprit et ses talens en musique, et les théâtres par des drames plus ou moins médiocres, lorsque sa comédie du Barbier de Séville lui acquit des suffrages plus marqués sur la scène française. Ses mémoires contre M. Goësman avaient amusé Paris, par le ridicule qu’ils versaient sur un parlement mésestimé ; et son admission dans l’intimité de M. de Maurepas lui procura de l’influence sur des affaires importantes. Dans cette position assez brillante, il ambitionna la funeste gloire de donner une impulsion générale aux esprits de la capitale, par une espèce de drame, où les mœurs et les usages les plus respectés étaient livrés à la dérision populaire et philosophique. Après plusieurs années d’une heureuse situation, critiquer et rire étaient devenus plus généralement la disposition de l’esprit français ; et lorsque Beaumarchais eut terminé son monstrueux et plaisant Mariage de Figaro, tous les gens connus ambitionnèrent le bonheur d’en entendre une lecture, les censeurs de la police ayant prononcé que cette pièce ne pouvait être représentée. Ces lectures de Figaro se multiplièrent à tel point, par la complaisance calculée de l’auteur, que, chaque jour, on entendait dire : J’ai assisté ou j’assisterai à la lecture de la pièce de Beaumarchais. Le désir de la voir représenter devint universel ; une phrase qu’il avait eu l’adresse d’insérer dans son ouvrage, avait comme forcé le suffrage des grands seigneurs ou des gens puissans qui visaient à l’honneur d’être rangés parmi les esprits supérieurs : il faisait dire à son Figaro, qu’il n’y avait que les petits esprits qui craignissent les petits écrits. Le baron de Breteuil, et tous les hommes de la société de madame de Polignac, étaient rangés parmi les plus ardens protecteurs de cette comédie. Les sollicitations auprès du roi devenaient si pressantes, que Sa Majesté voulut juger elle-même un ouvrage qui occupait autant la société, et fit demander à M. Le Noir, lieutenant de police, le manuscrit du Mariage de Figaro. Je reçus, un matin, un billet de la reine qui m’ordonnait d’être chez elle à trois heures, et de ne point venir sans avoir dîné, parce qu’elle me garderait fort long-temps.

Lorsque j’arrivai dans le cabinet intérieur de Sa Majesté, je la trouvai seule avec le roi ; un siége et une petite table étaient déjà placés en face d’eux, et sur la table était posé un énorme manuscrit en plusieurs cahiers ; le roi me dit : « C’est la comédie de Beaumarchais, il faut que vous nous la lisiez ; il y aura des endroits bien difficiles à cause des ratures et des renvois ; je l’ai déjà parcourue, mais je veux que la reine connaisse cet ouvrage. Vous ne parlerez à personne de la lecture que vous allez faire. »

Je commençai. Le roi m’interrompait souvent par des exclamations toujours justes, soit pour louer, soit pour blâmer. Le plus souvent il se récriait : « C’est de mauvais goût ; cet homme ramène continuellement sur la scène l’habitude des Concetti italiens. » Au monologue de Figaro, dans lequel il attaque diverses parties d’administration, mais essentiellement à la tirade sur les prisons d’État, le roi se leva avec vivacité et dit : « C’est détestable, cela ne sera jamais joué : il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. Cet homme déjoue tout ce qu’il faut respecter dans un gouvernement. » Certes, le roi avait porté le jugement auquel l’expérience a dû ramener tous les enthousiastes de cette bizarre production. « On ne la jouera donc point ? dit la reine. — Non, certainement, répondit Louis XVI ; vous pouvez en être sûre. »

Cependant on ne cessait de dire dans la société que le Mariage de Figaro allait être joué ; il y avait même beaucoup de gageures à ce sujet : je n’aurais pas pu en faire moi-même, me croyant sur ce point beaucoup plus instruite que toute autre personne ; je me serais bien trompée. Les protecteurs de Beaumarchais, ou plutôt de son ouvrage, comptant réussir dans le projet de le rendre public, avaient, malgré la défense du roi, fait distribuer les rôles du Mariage de Figaro aux acteurs du Théâtre-Français. Beaumarchais les avait pénétrés de l’esprit de ses personnages ; et l’on voulut au moins jouir d’une représentation de ce prétendu chef-d’œuvre dramatique. Le premier gentilhomme de la chambre consentit à ce que M. de La Ferté prêtât la salle de spectacle de l’hôtel des Menus-Plaisirs à Paris, qui servait aux répétitions de l’Opéra ; on donna des billets à une foule de gens de la première classe de la société, et le jour de cette représentation fut indiqué. Le roi n’en fut instruit que le matin même, et signa une lettre-de-cachet[2], qui défendait cette représentation. Lorsque le courrier qui portait cet ordre arriva, une partie de la salle était déjà garnie de spectateurs, et les rues qui aboutissaient à l’hôtel des Menus-Plaisirs étaient remplies de voitures ; la pièce ne fut point jouée. Cette défense du roi parut une atteinte à la liberté publique.

Toutes les espérances déçues excitèrent le mécontentement à tel point que les mots d’oppression, de tyrannie ne furent jamais prononcés, dans les jours qui précédèrent la chute du trône, avec plus de passion et de véhémence. La colère emporta Beaumarchais jusqu’à lui faire dire : Eh bien ! Messieurs, il ne veut pas qu’on la représente ici, et je jure, moi, qu’elle sera jouée, peut-être dans le chœur même de Notre-Dame ! On pourrait trouver un sens prophétique à ces paroles[3]. Peu de temps après, on insinua dans le monde la résolution que Beaumarchais avait enfin prise de supprimer tous les passages de son ouvrage qui pouvaient blesser le gouvernement, et, sous prétexte de juger les sacrifices faits par l’auteur, M. de Vaudreuil obtint la permission de faire jouer ce fameux Mariage de Figaro à sa maison de campagne. M. Campan y fut invité ; il avait entendu plusieurs lectures de l’ouvrage, et n’y trouva point les changemens annoncés ; il en faisait la remarque à plusieurs personnes de la cour, qui lui soutenaient que l’auteur avait fait tous les sacrifices prescrits. Chacun venait à son tour l’en entretenir ; M. Campan fut si étonné de ces assertions sur une chose évidemment fausse, qu’il leur répondit par une phrase de Beaumarchais lui-même, dans son Barbier de Séville, et prenant le ton de Bazile, leur dit : « Ma foi, Messieurs, je ne sais pas qui l’on trompe ici, tout le monde est dans le secret. » On en vint alors au fait, et on lui demanda avec instance de dire positivement à la reine que tout ce qui avait été jugé répréhensible dans la comédie de M. de Beaumarchais en avait disparu : mon beau-père se contenta de répondre que sa position à la cour ne le mettant dans le cas d’articuler son opinion que dans l’occasion où la reine lui en parlerait la première, il n’en dirait son sentiment que si elle le lui demandait. La reine ne lui en parla pas. Peu de temps après, on obtint enfin la représentation de cet ouvrage. La reine croyait que Paris allait être bien attrapé en ne voyant qu’une pièce mal conçue et dénuée d’intérêt, depuis que toutes les satires en avaient été supprimées[4]. Monsieur, persuadé qu’il n’y avait pas un seul passage susceptible d’applications malicieuses ou dangereuses, se rendit à la première représentation en grande loge : tout le monde sait quel fut le fol enthousiasme du public pour cette pièce, et le juste mécontentement de Monsieur ; bientôt après la détention de l’auteur eut lieu, tandis que son ouvrage était porté aux nues, et que la cour n’aurait pas osé en suspendre les représentations[5].

La reine témoigna son mécontentement à toutes les personnes qui avaient aidé l’auteur du Mariage de Figaro à surprendre le consentement du roi pour la représentation de sa comédie. Ses reproches s’adressaient plus directement à M. de Vaudreuil pour l’avoir fait jouer chez lui. Le caractère violent et dominateur de l’ami de sa favorite avait fini par lui déplaire.

Un soir que la reine rentrait de chez la duchesse, elle dit à son valet de chambre d’apporter sa queue de billard dans son cabinet, et m’ordonna d’ouvrir l’étui qui contenait cette queue. Je fus étonnée de n’en pas trouver le cadenas dont la reine portait la clef à la chaîne de sa montre. J’ouvris l’étui et j’en retirai la queue en deux morceaux. Elle était d’ivoire, et faite d’une seule dent d’éléphant ; la crosse en était d’or, travaillée avec infiniment de goût. « Voilà, me dit-elle alors, de quelle manière M. de Vaudreuil a arrangé un bijou auquel j’attachais un grand prix. Je l’avais posée sur le canapé, pendant que je parlais à la duchesse dans le salon ; il s’est permis de s’en servir, et dans un mouvement de colère, pour une bille bloquée, il a frappé la queue si violemment contre le billard, qu’il l’a cassée en deux. Le bruit me fit rentrer dans la salle ; je ne lui dis pas un seul mot ; mais je le regardai avec l’air du mécontentement dont j’étais pénétrée. Il a été d’autant plus affligé de cet accident, qu’il vise déjà à la place de gouverneur du dauphin, et qu’avec cette ambition, l’emportement n’est pas un défaut à laisser éclater. Je n’ai jamais pensé à lui pour cette place. C’est bien assez d’avoir agi selon mon cœur pour le choix d’une gouvernante, et je ne veux pas que celui de gouverneur du dauphin dépende en rien de l’influence de mes amis. J’en serais responsable à la nation.

» Le pauvre malheureux, ajouta la reine, ne sait pas que ma décision est formée, car je ne m’en suis jamais expliquée avec la duchesse. Aussi jugez de la nuit qu’il a dû passer. Au reste, ce n’est pas le premier événement qui m’ait prouvé que, si les reines s’ennuient dans leur intérieur, elles se compromettent chez les autres. »


FIN DU TOME PREMIER.

  1. La reine n’oublia jamais cette offense de M. d’Esprémenil ; elle disait qu’ayant été faite dans un temps où l’ordre social n’était pas encore troublé, elle en avait éprouvé la peine la plus vive. Peu de temps avant la chute du trône, M. d’Esprémenil ayant embrassé hautement le parti du roi, fut insulté, par les jacobins, dans le jardin des Tuileries, et si maltraité qu’on le rapporta chez lui fort malade. À raison des opinions royalistes qu’il professait alors, quelqu’un invita la reine à envoyer savoir de ses nouvelles ; elle répondit qu’elle était vraiment affligée de ce qui arrivait à M. d’Esprémenil, mais que la politique ne la mènerait jamais jusqu’à donner des preuves d’un intérêt particulier à l’homme qui, le premier, avait porté l’atteinte la plus outrageante à son caractère.
    (Note de madame Campan.)
  2. On appelait lettre-de-cachet tout ordre écrit émané de la volonté du roi ; cette dénomination ne s’appliquait pas seulement aux ordres d’arrestation.
    (Note de madame Campan.)
  3. Le garde-des-sceaux s’était continuellement opposé à la représentation de cette comédie. Le roi dit un jour en sa présence : « Vous verrez que Beaumarchais aura plus de crédit que M. le garde-des-sceaux. » Ce prince croyait-il dire si bien la vérité ?
    (Note de l’édit.)
  4. C’était aussi l’opinion de Louis XVI. « Le roi, dit Grimm, comptait que le public jugerait l’ouvrage sévèrement, et il demanda au marquis de Montesquiou, qui partait pour en voir la première représentation : Eh bien, qu’augurez-vous du succès ? — Sire, j’espère que la pièce tombera. — Et moi aussi, répondit le roi. »
    (Note de l’édit.)
  5. Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, disait Beaumarchais lui-même, c’est le succès. Mademoiselle Arnould l’avait prévu le premier jour en s’écriant : C’est un ouvrage à tomber cinquante fois de suite.

    À la soixante-douzième représentation, il y avait autant de monde qu’à la première. Une anecdote que rapporte Grimm vint ajouter encore à la curiosité du public. Voici ce qu’on lit dans sa Correspondance :

    « Réponse de M. de Beaumarchais à M. le duc de Villequier qui lui demandait sa petite loge pour des femmes qui voulaient voir Figaro sans être vues.

    » Je n’ai nulle considération, M. le duc, pour des femmes qui se permettent de voir un spectacle qu’elles jugent malhonnête, pourvu qu’elles le voient en secret ; je ne me prête point à de pareilles fantaisies. J’ai donné ma pièce au public pour l’amuser et non pour l’instruire ; non pour offrir à des bégueules mitigées le plaisir d’en aller penser du bien en petite loge, à condition d’en dire du mal en société. Le plaisir du vice et les honneurs de la vertu, telle est la pruderie du siècle. Ma pièce n’est point un ouvrage équivoque. Il faut l’avouer ou la fuir.

    » Je vous salue, M. le duc, et je garde ma loge. »

    » C’est ainsi que cette lettre, ajoute Grimm, a couru huit jours tout Paris. D’abord on la disait adressée à M. le duc de Villequier, ensuite à M. le duc d’Aumont. Elle a été sous cette forme jusqu’à Versailles, où on l’a jugée, comme elle méritait de l’être, d’une impertinence rare ; elle a paru d’autant plus insolente que l’on n’ignorait pas que de très-grandes dames avaient déclaré que, si elles se déterminaient à voir le Mariage de Figaro, ce ne serait qu’en petite loge. Les plus zélés protecteurs de M. de Beaumarchais n’avaient pas même osé entreprendre de l’excuser. Après avoir joui de ce nouvel éclat de célébrité, soit qu’il le dût à ses propres soins ou à ceux de ses ennemis, M. de Beaumarchais fut obligé d’annoncer publiquement que cette fameuse lettre n’avait jamais été écrite à un duc et pair, mais à un de ses amis dans le premier feu du mécontentement. »

    Il fut prouvé que la lettre avait été écrite au président d’un parlement, et dès-lors l’indignation s’apaisa. Ce qui paraissait impertinent envers des hommes de la cour, ne l’était plus envers des hommes de robe.

    (Note de l’édit.)