Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/5

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EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE III.

Marche de l’armée sur le Caire. — Combats avec les mamelucks. — Prise du Caire, et occupation de cette capitale par l’armée française.

Le général en chef, accompagné de son état-major, quitta la ville d’Alexandrie le 7 juillet, à cinq heures du soir. J’avais pris le devant avec d’autres officiers chargés comme moi de parcourir les différentes divisions en marche, afin de rendre compte à l’état-major de l’état des choses. L’armée avait à traverser un désert de vingt lieues pour arriver au Nil. Nous reconnûmes bientôt combien il était dangereux de s’écarter seul de la marche des colonnes sans être escortés ; c’était courir le risque d’être assassiné, ou victime d’une passion infâme très en vogue dans ce pays, surtout de la part des Arabes-Bédouins. Plusieurs de nos grenadiers s’étaient fait tuer en résistant à leur violence ; d’autres avaient succombé. Plusieurs Français, dans la ville même d’Alexandrie, avaient été enlevés à la nuit tombante, et avaient subi ce sort affreux. Pendant la marche le danger devint plus pressant. Nous étions toujours harcelés par des hordes de Bédouins qui nous tuaient des hommes et même des officiers à vingt-cinq pas de la colonne. Ceux de nos soldats qui, épuisés de soif et de fatigue, ne pouvaient suivre notre marche, étaient égorgés par ces brigands à cheval. C’était une guerre ma foi pire que celle de la Vendée. L’aide-de-camp du général Dugua, appelé Géroret, fut assassiné en allant porter un ordre à une portée de fusil du camp. Nous ne marchâmes plus comme porteurs d’ordres qu’escortés par les dragons ou les chasseurs.

On ne saurait se faire une idée de tous les maux qu’eut à souffrir l’armée pendant ces dix-sept jours de marche jusqu’au Caire, et surtout pendant les vingt lieues de désert qu’elle eut d’abord à parcourir pour arriver jusqu’au Nil. À notre sortie d’Alexandrie pour joindre le fleuve, nous rencontrâmes et passâmes à travers un désert nu comme la main, où l’on ne trouvait, chaque quatre à cinq lieues, qu’un mauvais puits d’eau saumâtre. Qu’on se figure une armée obligée de passer à travers ces plaines arides frappées des rayons d’un soleil brûlant, et les soldats marchant à pied sur un sable plus brûlant encore, tous chargés de leur sac et habillés de laine, portant chacun pour cinq jours de vivres. Au bout d’une heure de marche, accablés de chaleur et du poids de leurs effets, ils se déchargeaient en jetant leurs vivres, et ne songeant qu’au présent sans penser au lendemain. Dévorés bientôt de soif et de faim, ils ne trouvaient plus ni pain ni eau. C’est ainsi qu’il fallait se traîner jusqu’à quatre heures après midi, abîmés de chaleur, et harcelés par les Bédouins, dont nous fûmes continuellement suivis pendant nos trois premières journées de marche. J’ai vu des soldats mourir de soif, d’inanition et de chaleur ; d’autres, accablés, et voyant la souffrance de leurs camarades, se brûler la cervelle. J’ai vu mourir beaucoup de volontaires qui tombaient, de faiblesse, roides sur la poussière. J’ai offert, dans cette marche affreuse d’Alexandrie à Damanhour, un louis d’un verre d’eau. Les soldats étaient sur le point de refuser de marcher.

Engagés sans provisions et sans eau dans ces déserts arides qui bordent la Libye, nous voyions les hommes les plus vigoureux, dévorés par la soif et accablés par la chaleur, succomber sous le poids de leurs armes. Tout-à-coup nous croyions apercevoir devant nous des fleuves, des étangs, et ce n’était que l’effet du mirage, sorte de phénomène qui, par la plus cruelle illusion, nous réduisait au supplice de Tantale. Replongés ainsi dans la plus grande tristesse, il en résultait l’abattement et la perte des forces, que je vis porter au dernier degré chez quelques-uns de nos braves ; ils périssaient comme par extinction. J’entendis l’un d’eux dire, au moment où il allait expirer, qu’il se trouvait dans un bien-être inexprimable : c’était la mort douce et calme des asphixiés. Nous nous en préservions au moyen de quelques gouttes d’esprit de vin, ou d’Hoffmann, dont quelques-uns de nous avaient eu soin de se prémunir. Il nous est mort, dans l’espace de cinq à six jours, cinq à six cents hommes, tous par la soif. Les soldats étaient si exaspérés qu’ils tenaient les propos les plus inconséquens et les plus lâches. J’en ai entendu qui disaient en voyant passer l’état-major : « Les voilà les bourreaux des Français ! » et mille autres propos semblables. J’avais vu des soldats se donner la mort en présence du général en chef, en lui disant : « Voilà ton ouvrage ! »

C’est ainsi que nous arrivâmes avec la plus grande peine, le quatrième jour de marche, à Damanhour, premier endroit de l’intérieur de l’Égypte qui offrît quelques ressources pour nous désaltérer. Nous fûmes obligés de glaner le peu qu’avaient laissé les divisions qui nous précédaient. Là je me reposai à l’ombre de quelques palmiers, et j’attendis le quartier-général. Le général en chef et l’état-major y arrivèrent dans la soirée du 8 juillet. Nous éprouvâmes deux accidens coup sur coup ; nous perdîmes le général Muireur, qui, venant d’acheter un cheval arabe, et voulant l’essayer hors du camp malgré nos avis, fut massacré et dépouillé par des Bédouins avant qu’un des avant-postes d’infanterie fût venu à son secours. D’un autre côté le général en chef reçut d’un cheval arabe un coup de pied qui lui fit à la jambe droite une forte contusion. Le chirurgien en chef Larrey, s’étant trouvé heureusement au quartier-général, prévint par ses pansemens les suites que cet accident aurait pu avoir. Ce ne fut pas là tout. Le lendemain, au sortir de Damanhour, le général en chef, suivi de son état-major, allait être pris ou massacré par un parti de mamelucks et d’Arabes, détaché d’un autre parti plus considérable qui avait cherché à envelopper l’avant-garde du général Desaix. Le prompt secours de la division, et une élévation qui avait dérobé la vue du général en chef aux ennemis, nous sauvèrent. L’armée venait d’arriver à Ramanié, premier village sur le Nil. Là elle s’était jetée presque tout entière dans le fleuve pour étancher sa soif. La vue du Nil fit sur nous une impression délicieuse. Dès lors on eut moins de privations à supporter, et les marches furent moins pénibles. Arrivés le soir au rendez-vous, on se baignait dans le Nil, et ces bains nous délassaient et nous fortifiaient.

Ce fut à Ramanié que nous rejoignit la flottille armée détachée de notre escadre, et qui remontait le Nil, aux ordres du contre-amiral Pérée ; une grande partie de la cavalerie à pied y fut embarquée. La flottille nous suivit en marchant à notre hauteur autant que possible, tandis que nous nous avancions vers le Caire en suivant la rive occidentale du Nil, que nous trouvâmes garnies de melons d’eau ; ils firent la principale nourriture du soldat. Ce ne fut qu’avec peine que nous nous procurâmes quelques volailles et de la viande de buffle ; nous n’avions que de l’eau du Nil pour toute boisson. Souvent le général en chef a jeûné pendant douze et dix-huit heures, parce que le soldat arrivant le premier livrait tout au pillage. Nous côtoyions le Nil à petites journées, rencontrant quelques partis de mameloucks qui fuyaient successivement à notre approche.

Arrivés à Salamé le 12 juillet, le général en chef apprit que les mameloucks, au nombre de 4,000, l’attendaient au village de Chebreki, situé au bord du Nil, leur droite appuyée au fleuve, où ils avaient une flottille d’une douzaine de barques canonnières, et que là ils étaient couverts de quelques retranchemens grossiers armés de canons. Un second espion vint annoncer que les beys allaient marcher sur nous avec leurs forces réunies, et que nous devions être attaqués le lendemain. Le général en chef organisa aussitôt sa marche de bataille, chaque division formant le carré, défendu par son artillerie ; et il prit toutes les précautions nécessaires pour n’être ni surpris ni entamé, détachant trois chaloupes canonnières à la découverte. Mourad-Bey, retranché au village d’Embabeh, avait sommé tous les habitans du Caire de se rendre à Boulac pour voir la destruction des chrétiens, qui, d’après le rapport d’un de ses espions, étaient attachés par des chaînes qui les tenaient serrés l’un à l’autre dans leur ligne de bataille. Mourad demandant à ce même espion quel était le nombre des Français, celui-ci prit une poignée de sable et la jeta en l’air.

Les divisions de l’armée ayant été mises en marche, notre flottille remonta le Nil[1], et vint mouiller en face du village où étaient réunis les mameloucks. Dès la pointe du jour, ils firent voir toutes leurs forces, rôdant autour de l’armée, tantôt au galop, tantôt au pas, par bandes de dix, de trente, de soixante, et vingt fois essayant de nous charger, mais trouvant partout nos bataillons hérissés de baïonnettes, ou couverts par l’artillerie. Les mameloucks passèrent ainsi toute la journée, nous tenant exposés à un soleil brûlant. Le général en chef temporisa pour connaître son ennemi et se mettre au fait de son genre de guerre.

Ces mameloucks sont des hommes bien montés sur des chevaux arabes, et bien armés ; mais aucune tactique ni aucun élément de guerre ne les conduit ; ils se montrent intrépides à l’excès. Cette première journée se décida par la retraite, après qu’ils eurent perdu environ vingt-cinq hommes qui vinrent se faire tuer dans nos rangs. Aucun ne s’est rendu. Étonnés de l’ordre que présentaient nos colonnes, ils remirent à un autre jour le sort de l’Égypte, nous laissant avancer sur le grand Caire. Le lendemain, à la pointe du jour, je fus chargé par l’état-major de porter un ordre à l’adjudant-général Boyer, qui était à bord d’une chaloupe canonnière chargée d’aller à la découverte. On annonçait la prochaine arrivée de la flottille des mameloucks. Nous montâmes sur le mât de la canonnière, et nous découvrîmes en effet six chaloupes turques qui venaient sur nous ; au même moment survint une de nos demi-galères de renfort. À peine eus-je été remis à terre pour rejoindre le quartier-général, que le combat entre les deux flottilles commença ; il fut d’abord à notre désavantage ; cinq chaloupes turques, qui avaient fait un feu terrible sur nous, en vinrent à l’abordage. Nous fûmes obligés d’abandonner trois chaloupes, et de manœuvrer du côté où l’ennemi avait le moins de forces ; mais notre armée avançait ; la flottille fut dégagée, et une canonnière turque sauta en l’air.

Nous nous trouvions alors à trois lieues du Caire et à cinq lieues des fameuses Pyramides, dont on apercevait le sommet.

Déjà les mameloucks, au nombre de 4,000 hommes à cheval, et placés sur la rive gauche du Nil, marchaient sur nous au petit pas pour nous livrer bataille. Ils rôdèrent d’abord autour de nos divisions formées en carré, sans pouvoir faire la moindre attaque sur aucune d’elles ; la journée se passa en escarmouches, jusqu’à trois heures après-midi. On s’aperçut alors que les mameloucks faisaient un mouvement. Notre armée avait sa droite appuyée aux Pyramides, et la gauche au Nil près le village d’Embabeh, retranché par l’ennemi. Alors, cédant à la voix de leur chef, ils vinrent se heurter contre une armée d’élite : leur charge fut un acte de fureur, de rage et de désespoir. La première attaque fut dirigée contre les divisions Desaix et Reynier. Formés en bataillons carrés, les soldats de ces deux divisions les reçurent avec assurance, et à dix pas un feu de file fait sur eux en jeta près de deux cents à terre : la mitraille fit le reste. Ils vinrent ensuite sur la division Bon, qui les accueillit de même ; ils percèrent les carrés, mais sans pouvoir les entamer d’une manière décisive. Enfin, après divers efforts inutiles, on les vit prendre la fuite, après avoir perdu sept à huit cents hommes. Deux cents se noyèrent en voulant passer le Nil à la nage. Le village d’Embabeh fut enlevé presque aussitôt, et nos soldats y firent un grand butin, ainsi que sur le champ de bataille, où ils s’enrichirent des dépouilles des mameloucks.

Cette valeureuse milice n’avait opposé qu’un courage irréfléchi à notre discipline parfaite. Nous inspirâmes une grande idée de notre tactique à un ennemi qui n’en avait aucune, qui ne savait guerroyer que par la supériorité des armes, l’adresse et l’agilité, c’est-à-dire dans un combat corps à corps ; mais du reste, sans ordre, sans tenue, ne sachant même pas marcher par escadrons, donnant sur son ennemi à la manière des hordes, par bourrasques et effarouchées.

En se retirant ils avaient mis le feu à leur flottille, dont ils firent sauter les bâtimens ; ils nous avaient aussi abandonné leur camp, où nous trouvâmes près de deux cents chameaux chargés de bagages. L’armée poussa le soir même jusqu’à Gizeh ; c’était la maison de plaisance de Mourad-Bey, le premier des mameloucks. Le général en chef y vint à pied, suivi de la plupart des généraux, témoignant à tous sa satisfaction du résultat de cette brillante journée. Le quartier-général s’établit à Gizeh à neuf heures du soir ; l’armée bivouaqua sur les bords du Nil et autour des villages d’Embabeh et de Gizeh. Le général en chef ayant demandé à l’ordonnateur ce qu’il avait à donner pour vivres à nos soldats. « Votre bonheur ordinaire ! » dit-il. Je parcourus les différentes divisions, et je vis que dans toutes les soldats, se croyant sortis d’un grand danger, étaient persuadés que si l’on ne s’était pas battu en bataillon carré, l’armée aurait été détruite. «  Nous avons eu l’ennemi partout, disaient-ils, devant, derrière et par les côtés ; mais heureusement nous avons battu les plus redoutables de nos ennemis ; les mameloucks ne craignent nullement notre cavalerie ; ils ne redoutent que le canon, tombent sur les coups de fusil, comme le sanglier court sur le chasseur après qu’il est blessé. Ils n’ont pas de canon, ajoutaient nos soldats ; s’ils en avaient, s’ils savaient s’en servir, il n’y aurait nulle nation pour les battre. »

Cependant, tandis que Mourad-Bey fuyait vers la haute Égypte, Ibrahim-Bey, qui était resté sur la rive gauche de ce fleuve, recueillait les beys et les mameloucks qui avaient réussi à traverser le Nil à la nage. La terreur et la confusion régnaient au Caire, où l’on croyait à chaque instant voir arriver les Français sur les traces des fuyards. La populace commençait à remuer, et Ibrahim, ne se croyant point en sûreté, enleva ses trésors, quitta la ville dans la nuit et se dirigea vers Belbeis. Les négocians français du Caire, qui avaient failli être égorgés, se hâtèrent le lendemain d’envoyer au général Bonaparte une députation qui vint le trouver au quartier-général de Gizeh. Après avoir entendu les députés, le général en chef ordonna au général de brigade Dupuis, qu’il nomma commandant du Caire, d’aller la nuit même occuper cette ville. Ce général, que j’accompagnai, ainsi que quelques autres officiers, se mit avec deux compagnies de grenadiers à bord de la barque qui avait amené les députés ; le reste se jeta dans quelques djermes ou bateaux du pays qui se trouvaient à Embabeh ; et une fois sur l’autre rive, avec nos guides, à la nuit close, nous traversâmes Boulac, qui sert de faubourg et de port au Caire, et nous arrivâmes sous les murs de cette ville immense qui renferme une population de trois cent mille âmes. Ainsi, à peine avec deux cents hommes, nous traversâmes, tambour battant et au milieu de la nuit, les rues étroites et silencieuses du Caire, sans qu’aucun habitant osât se présenter, comme si le bruit du tambour leur eût inspiré encore plus de terreur. Il était une heure du matin, et nous étions accablés de sommeil et de fatigue ; pour arriver au quartier des Francs, et pour nous y retrancher, il nous aurait fallu encore plus d’une heure. Le général Dupuis, jugeant combien le repos nous était nécessaire, fit enfoncer la porte d’une maison assez vaste qui se trouvait sur notre passage et qui appartenait à un officier des mameloucks ; nous nous y arrêtâmes pour nous y reposer et attendre le jour. Le lendemain quatre de nos divisions passèrent le Nil, occupèrent la ville et le château. Le même jour le général en chef Bonaparte y fit son entrée accompagné de l’état-major général. Le peuple, remis de sa première frayeur, vint en foule au-devant de nos troupes, et la capitale de l’Égypte présenta le mélange bizarre d’une armée européenne au milieu d’une population musulmane, offrant une grande variété de vêtemens et d’individus. Le peuple se porta au-devant de l’armée avec tant d’affluence que plusieurs soldats furent étouffés et écrasés par l’effet de la curiosité des habitans. Les cris de joie nullul ! se faisaient entendre sur les minarets.

Je me hâtai de parcourir, à cheval, presque toute la ville, qui me parut un grand boyau rempli de maisons entassées les unes sur les autres, sans ordre, sans régularité, et dont les rues étaient presque toutes étroites et puantes. Le seul quartier des mameloucks semblait habitable. Le général en chef s’établit dans une assez belle maison de bey, sur la grande place d’El-Bekir. Le général Dupuis, commandant de la ville, occupa le palais de la femme d’Ibrahim-Bey. L’armée fut cantonnée dans la ville et aux environs ; mais les ordres furent presque immédiatement donnés pour qu’elle se répandît dans la haute et basse Égypte. Au total, la ville du Caire me parut abominable ; les rues y respiraient l’infection par leurs immondices. C’est néanmoins l’entrepôt et le lieu central d’un commerce considérable ; c’est là où aboutissent toutes les caravanes de la Mecque et des Indes ; aussi est-ce une ville riche ; mais toutes les richesses en avaient disparu quand nous y entrâmes. Nous la trouvâmes peuplée d’une canaille paresseuse, accroupie tout le jour devant leur hutte ou leur maison ; fumant, prenant du café ou mangeant des pastèques et buvant de l’eau. Les femmes du peuple étaient horribles ; les beys avaient laissé quelques jolies Arméniennes et Géorgiennes, dont les généraux s’emparèrent soi-disant au profit de la nation. La femme d’Ibrahim-Bey, qui avait dérobé à la mort les Francs qui résidaient au Caire, en les faisant retirer dans ses cours au moment de la crise, eut un sauf-conduit et une garde. Bonaparte ordonna que toutes les femmes des mameloucks eussent à se faire inscrire dans les vingt-quatre heures, sous peine de mort, et qu’elles déclarassent en même temps les effets et bijoux qu’elles pouvaient avoir à leur maître. On établit une police militaire, et des illuminations furent ordonnées pour éviter toute surprise nocturne.

En possession du Caire et d’Alexandrie, l’armée qui avait débarqué toute entière, pouvait se considérer comme maîtresse de l’Égypte, puisqu’il n’existait aucune force ennemie capable de mettre obstacle à ses opérations et à ses progrès. L’expédition d’ailleurs était formidable[2] ; mais dans un état de délabrement et de misère extrême.

Le trésor, resté à Alexandrie, n’était point encore arrivé ; il n’y avait point d’argent, pas même pour solder la troupe. Il était dû quatre mois de solde. On s’empara d’abord des biens des mameloucks. Vint ensuite une ordonnance du général en chef portant que tout l’or et l’argent monnoyé, tous les objets d’or et d’argent, tous les lingots, les schalls de valeur, les tapis brodés en or qui se trouvaient dans les magasins généraux, seraient renfermés dans les caisses du payeur de l’armée. L’ordonnateur Sucy accapara tous les sequins frappés au Caire. La pénurie était extrême, et nos soldats ne vivaient pour ainsi dire que de brocantage. On en vit qui donnèrent pour très-peu de chose des sabres de vermeil, qu’ils prenaient pour du cuivre, et qui vendirent pour douze à quinze francs des schalls de cachemire.

Le général en chef ordonna de fortifier Damiette, Alexandrie, Rosette et plusieurs autres points importans ; il détacha le général Desaix vers la haute Égypte, avec ordre de poursuivre Mourad-Bey ; en même temps il envoya M. Rosetti, pour offrir à Mourad de conserver la province de Girgé, où il se retirerait dans l’espace de cinq jours, tandis que lui, Bonaparte, n’y ferait point entrer de troupes ; on lui faisait même espérer par la suite de plus grands avantages. M. Rosetti était autorisé à signer avec Mourad un traité portant qu’il conserverait avec lui 5 à 600 hommes à cheval, avec lesquels il gouvernerait la province de Girgé, depuis les Cataractes jusqu’à une demi-lieue au-dessous de Girgé ; mais qu’il se reconnaîtrait dépendant de la France. Le général Bonaparte s’engageait à n’y faire entrer aucune troupe. Cette négociation, qui resta secrète, n’eut aucun succès ; mais plus tard elle servit de base à Kléber, dans son arrangement avec Mourad-Bey.

Le parti que le général en chef prit d’étendre et de diviser son armée lui facilita la conquête de l’Égypte, et les moyens de faire subsister les soldats. Mais le dégoût dans l’armée était général ; toutes les administrations étaient désorganisées ; il existait entre les officiers un égoïsme et une humeur qui s’opposaient à ce qu’ils pussent vivre ensemble. Ils étaient toujours aux prises avec les généraux, qui s’emparaient de tout. Le général en chef était le seul qui écoutât leurs plaintes et celles des soldats. Il donnait raison au militaire, il le ménageait, dans la crainte que le mécontentement de l’armée, qui murmurait déjà, ne vînt à prendre un caractère plus sérieux.

La campagne que nous venions de faire était sans contredit la plus pénible qu’eussent jamais faite les Français. Nos marches forcées dans le désert, sous un ciel brûlant, sur un sable plus brûlant encore ; notre disette d’eau pendant cinq jours, de pain pendant quinze, de vin pendant trois mois, sans cesse au bivouac, exposés à une rosée perfide qui aveuglait les imprudens ; voilà sans doute qui était plus redoutable que les batailles et les siéges. Que faut-il pour se battre ? de l’élan ; mais pour supporter la fatigue et les privations, il faut un vrai courage de tête et d’âme. Nos forces étaient épuisées ; la plus grande partie de l’armée était attaquée de la dyssenterie. Nous étions dans un climat où la terre semblait un brasier ; ce climat nous énervait, nous rendait mous et indolens ; les insectes nous tourmentaient et nous dévoraient. Depuis plusieurs jours je n’avais presque pas fermé l’œil quand j’arrivai au Caire ; je ne pus d’abord être couché que sur le carreau, où les mouches, les punaises, les cousins et les fourmis faisaient mon supplice. Les maladies et le fer des Arabes diminuaient tous les jours la force de notre armée. Le général en chef, pour calmer le mécontentement, promettait que des troupes viendraient bientôt nous relever. Nous crûmes généralement à cet adroit mensonge qui nous donna le temps de nous acclimater. Depuis la défaite des mameloucks, nous n’avions plus à craindre que les Égyptiens et les Arabes ; nous savions qu’ils nous portaient une haine violente. Quant aux Arabes, voleurs par profession et par institutions reçues de race en race, ils étaient indestructibles, parce qu’il était difficile de les atteindre ; il n’en était heureusement pas de même des habitans ; quelques têtes de cheiks devaient bientôt nous les soumettre. Les instructions de Bonaparte à ses généraux portaient de désarmer le pays, de faire tomber quelques têtes, et de prendre des otages.

Je cherchais à me former une idée de l’Égypte, ce qui me fut d’autant plus facile que, chargé souvent de porter les ordres de l’état-major aux différentes divisions disséminées autour du Caire, je me familiarisai avec la topographie du pays. Le Nil se divise en deux branches à deux lieues au-dessous du Caire ; l’une descend à Rosette, l’autre à Damiette ; entre ces deux branches est le Delta, pays fertile, non-seulement arrosé par le Nil, mais traversé par une multitude de canaux. Du côté des terres, la lisière du pays cultivé n’excède pas une lieue de large ; au-delà on trouve les déserts qui aboutissent les uns à la Libye, les autres aux plaines sablonneuses qui vont à la mer Rouge. Du Caire à Rosette, le pays est très-habité, et on trouve beaucoup de villages, mais leur construction est abominable. Ce sont toujours des cabanes faites avec de la boue et de la paille. On y cultive beaucoup de riz, des lentilles, du blé-froment et du blé de Turquie. Les cultivateurs, appelés fellahs, sont extrêmement laborieux et sobres, mais d’une malpropreté dégoûtante.

  1. Voici l’état des bâtimens qui composaient la flottille du Nil, sous le commandement du contre-amiral Pérée :

    Le chebec le Cerf, le demi-chebec la Revanche.

    Petits sloops de guerre :

    La Capricieuse, le Sans-Quartier, le Pluvier, l’Étoile, l’Éclair.

    Demi-galères :

    La Coquette, l’Amoureuse.

    Chaloupes canonnières :

    L’Hélène, la Victoire, et l’Espérance.

    (Note de l’auteur.)
  2. Voici par approximation, mais sur des données positives, l’état général des forces françaises employées à l’expédition d’Égypte :
    Forces de terre
    42,000
    hommes de toutes armes
    Forces de mer
    11,710
    Sur les vaisseaux dans le
    port d’Alexandrie
    4,948
    Sur la flottille du Nil
    1,500
    Sur les transports
    3,017
    ———
    63,175
    (Note de l’Auteur.)