Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/6

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EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE IV.

Sur les déserts qui environnent l’Égypte, et sur les Arabes.

Dans l’espace de près de deux cents lieues, la vallée du Nil, qui forme l’Égypte, est bordée au levant et au couchant par d’immenses déserts. Ces déserts ont des plaines de sable sans eau ni végétation, dont l’aspect monotone n’est varié que par des monticules ou des rideaux de sable. Là il n’existe aucune trace de chemin ; les vents déplacent parfois les mamelons de sable mouvant, ce qui rend pénible et souvent très-dangereuse la marche dans le désert. Parfois le sol enfonce sous les pieds, parfois il est ferme ; il est rare qu’on y trouve des arbres ; quelquefois pourtant on trouve des puits, on rencontre des palmiers. Il est rare aussi d’y faire plus de vingt à vingt-cinq lieues sans trouver une source ; mais l’eau y est d’ordinaire peu abondante ; elle est d’ailleurs saumâtre, exhalant presque toujours une odeur alcaline. Il y a aussi dans le désert des bas-fonds où les eaux séjournent et s’écoulent plus ou moins long-temps. Autour des mares naissent des broussailles d’un pied ou un pied et demi de hauteur. C’est la partie pittoresque des déserts. Ces broussailles servent de nourriture aux chameaux. On trouve également dans le désert une grande quantité d’ossemens d’hommes et d’animaux dont les Arabes se servent pour faire du feu ; enfin on y voit assez souvent des gazelles et des troupeaux d’autruches qu’on prendrait de loin pour des Arabes à cheval. Quels que soient les inconvéniens de la marche dans ces sables mouvans, on est forcé de les traverser souvent pour communiquer du sud au nord de l’Égypte, pour passer de l’Égypte en Syrie ; on triplerait la distance si l’on suivait toujours les sinuosités du cours du Nil.

On conçoit que ces déserts ne puissent avoir que des habitans nomades, et ces nomades ce sont les Arabes, qui sont divisés en une soixantaine de tribus, toutes dépendantes de l’Égypte. Nous avons déjà dit qu’elles forment une population d’à peu près 120,000 âmes qui fournissent dix-huit à vingt mille cavaliers, et dominent les différentes parties du désert. Il y a telle tribu de deux mille âmes qui possède quatorze cents chameaux, met en campagne trois cents cavaliers, et occupe quatre-vingts à cent lieues carrées de terrain. Ces différentes tribus possèdent une grande quantité de chameaux, de chevaux et de brebis. Elles possèdent aussi des oasis[1], qui, semblables à des îles, ont, au milieu même du désert, de l’eau, de l’herbe et des arbres. Les Arabes les cultivent et s’y réfugient à certaines époques de l’année. Toutefois ils sont assez généralement misérables ; ils ont constamment besoin de l’Égypte, viennent en cultiver annuellement les lisières, y vendre le produit de leurs troupeaux, et louer leurs chameaux pour les transports dans le désert. Le bénéfice qu’ils retirent de ce trafic, ils l’emploient d’ordinaire à acheter les objets qui leur sont indispensables.

Voici sur les Arabes-Bédouins qui occupent les déserts des environs d’Alexandrie, qui poussent leurs incursions jusqu’à la vallée des lacs de Natron et aux Pyramides, des détails propres à faire connaître leurs mœurs et leurs habitudes. Les Bédouins se lèvent chaque jour de très-bonne heure, et, se mettant aussitôt à genoux, baisent la terre deux fois en regardant le ciel. Au lever du soleil et à l’apparition de la lune ils font la même cérémonie, trois fois de suite, en tournant les regards vers cette planète. Commandés par des chefs appelés cheiks, ils les respectent, les saluent toutes les fois qu’ils passent devant eux, et remplissent exactement leurs ordres.

Ils sont vêtus d’une toile blanche de laine qui s’attache à leur col et dont ils jettent les pans sur leurs épaules. Leurs bras sont nus. Ils ont une espèce de pantalon large qui s’attache aux genoux. La jambe est nue comme les bras et ils n’ont aux pieds qu’une sandale de cuir jaune.

Comme les Scythes, ils s’établissent dans des camps qu’ils transportent à volonté et selon les circonstances. Ils amènent avec eux toute leur famille qu’ils mettent sur des chameaux, dont ils ont un bien plus grand nombre que de chevaux. Les femmes et les enfans montent sur le dos d’un chameau où se trouve une espèce de cabane circulaire dans laquelle ils sont très-commodément couchés ensemble avec leurs enfans.

Les femmes sont habillées à peu près comme les hommes ; elles portent leurs enfans sur le dos. Quoiqu’elles soient considérées de leurs maris, elles ne mangent pas avec eux ; il en est de même entre les hommes, quoiqu’ils se voient souvent, qu’ils soient complaisans et très-familiers entre eux ; les personnes d’une même famille ne mangent jamais chez une autre.

Leur manière de vivre est très-dure. Ils vivent d’un pain très-noir cuit sur le crottin de leurs chameaux. Leur eau, contenue pendant long-temps dans des sacs de peaux de boucs exposés toujours au soleil, est très-puante. Ils trempent leur pain dans une espèce d’huile qui exhale aussi une très-mauvaise odeur. Ils font des échanges de marchandises ou autres objets d’utilités générales, et ont peu besoin d’argent.

Chaque famille habite seule une même tente ; elle est commandée par un chef ; c’est lui qui fait la guerre ; mais tout ce qui est pris appartient à celui qui a fait la capture ; l’homme même fait prisonnier peut être vendu par celui qui s’en est rendu maître sans que d’autres puissent avoir rien à y prétendre. En général ils ont pour habitude de dévaliser sans tuer, à moins qu’on ne leur résiste. C’est à cheval qu’ils font toutes leurs expéditions ; leurs chevaux sont de la plus grande agilité ; tous sont sauvages, et franchissent les monticules et les hauteurs avec la même rapidité qu’ils courent dans la plaine ; ils ne sont jamais ferrés. Les Arabes s’accoutument dès l’enfance à s’orienter dans les déserts par les sinuosités des collines ou des rideaux de sable, par les accidens du terrain, ou par les astres.

Il est impossible que tant de tribus errantes ne se fassent pas souvent la guerre entre elles, soit pour la démarcation de leurs limites, soit pour le pacage de leurs bestiaux, soit pour tout autre objet.

Mais à notre arrivée en Égypte, presque toutes ces tribus se réunirent contre nous, et il nous fallut réprimer quinze à vingt mille voleurs indépendans de la justice, parce qu’ils se réfugiaient dans l’immensité du désert ; ils portaient l’audace au point de venir piller des villages, tuer des fellahs, et enlever leurs troupeaux presque à la vue de nos cantonnemens.

On comptait pendant notre occupation dans la province du Caire cinq tribus principales d’Arabes ; celle des Billy était la plus nombreuse ; au moment de l’expédition de Syrie, elle était en paix avec nous ; elle avait son chef et plus de deux cents chameaux à l’armée. Nous étions également en paix avec la tribu des Joualk. Les fils de ses deux principaux cheiks étaient en otage chez le commissaire près le divan du Caire. Les Terrabuis, avec qui nous étions également en paix, avaient aussi leurs cheiks et presque tous leurs chameaux dans les convois de l’armée. Nous avions pour ennemies les tribus Aouatah et des Faydé : nous avions brûlé leurs villages et détruit leurs troupeaux. Ils s’étaient réfugiés dans le fond du désert ; mais ils revenaient souvent faire des brigandages aux environs du Caire. L’ordre était donné dans les petits forts qui environnaient la ville de leur tirer des coups de canon quand ils approcheraient de trop près. Nous avions aussi un poste à Gizeh, pour donner la chasse aux Bédouins.

  1. Ce sont des portions de terres cultivées et situées, comme des îles, au milieu des déserts de la Libye. Des eaux abondantes y entretiennent une végétation continuelle ; on y trouve beaucoup d’arbres d’espèces variées, et les habitans y recueillent une quantité considérable de fruits.

    (Note de l’Éditeur.)