Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/11

CHAP. IX.  ►
EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE VIII.

Mission dans le Delta. — Du lac Menzalech et du Cheik
Hassan-Toubar.

Cependant on ne pouvait pas même parcourir le Nil avec des avisos, sans être obligé de se battre contre les Bédouins et les Arabes, auxquels se joignaient les habitans des villages riverains. Les paquebots, en descendant à Rosette ou à Damiette, étaient sans cesse attaqués. À l’embouchure du Nil, le danger était encore plus grand de la part des croiseurs anglais, auxquels il était presque impossible d’échapper.

Ainsi, il nous restait encore à détruire Mourad-Bey, qui occupait la haute Égypte, et à soumettre l’intérieur du Delta, où plusieurs partisans des beys se trouvaient les armes à la main.

J’y fus envoyé vers la fin d’août, avec une mission, et je trouvai à Damanhour l’adjudant-général Bribes, qui s’y maintenait, malgré les efforts des Arabes et des fellahs. Ils s’étaient réunis pour nous combattre, à la suite du premier échec qu’avait éprouvé le général Félix Du Muy, vers la fin de juillet. Ce général, attaqué à l’improviste à Damanhour, avait été obligé de rentrer à Alexandrie avec sa colonne ; mais le général Kléber venait de prendre des mesures convenables pour dissiper les rassemblemens d’Arabes, protéger l’arrivage des subsistances, et éclairer cette partie des environs d’Alexandrie. Là tout était dans le plus grand ordre, malgré la pénurie extrême qu’on y éprouvait de toute chose. Il n’y avait pas un sol. La douane, qui rapportait 50,000 écus par mois, avant notre invasion, ne rapportait plus rien depuis que les Anglais bloquaient le port.

M. Poussielgue avait laissé à Alexandrie M. Baude, chargé de réaliser 185,000 francs, montant de l’argenterie enlevée à Malte. Il avait emporté avec lui les lingots d’or comme étant d’un transport plus facile et plus faciles aussi à convertir en monnaie. On avait trouvé trop de danger à compromettre le trésor par terre, ne pouvant lui donner qu’une faible escorte ; les dangers de la mer avaient paru moindres, et M. Poussielgue était parti avec le général Menou pour Rosette, et très-heureusement quelques jours avant l’apparition des Anglais.

Abandonné à lui-même le général Kléber s’était créé quelques ressources à Alexandrie. Il avait établi et fait aligner le camp sur la grande place ; il maintenait une discipline parfaite, et organisait une légion nautique. Le pays d’Alexandrie, qui n’est qu’un pays de sable presque sans culture, et où l’habitant mourrait de faim s’il ne recevait ses approvisionnemens du dehors, ne recevant plus rien par la voie de la mer, n’était plus approvisionné que par la voie du Delta.

Le général de division du Muy fut chargé de faire creuser le canal d’Alexandrie à Ramaniéh. Il ne fut navigable que pour de petites djermes. On parvint à faire remonter par là des munitions de guerre et de l’artillerie. Les Arabes saignèrent souvent ce canal et nous enlevèrent quelques barques.

La route de Rosette était la plus sûre ; elle était la mieux gardée. Le général Marmont était chargé de sa défense. Il faisait fortifier les retranchemens et le fort d’Aboukir. Il lui était enjoint, ainsi qu’au général Dommartin, de seconder toutes les dispositions prises par le général Kléber à Alexandrie et par le général Menou à Rosette, à l’effet de mettre la côte et les communications à l’abri de toute insulte.

J’arrivai à Rosette peu de jours après le départ de M. Poussielgue pour le Caire par la voie du Nil ; il était avec le payeur, à bord de deux avisos ayant deux cent cinquante hommes d’escorte. Il y avait aussi une quarantaine de passagers, parmi lesquels se trouvait l’ex-conventionnel Tallien, qui se rendait au Caire pour tâcher de faire fortune.

Je trouvai à Rosette, ville qui est bien au-dessous de sa réputation, le général Menou, installé en qualité de commandant de la ville et de la division. Il était en traité de pacification et même d’alliance avec quelques chefs de tribus arabes. Il espérait convertir à lui la tribu qui avait si mal reçu le général Damas. L’un des chefs avait déjà fait la paix, et on lui avait assigné un lieu de campement. Il venait prendre les ordres du général Menou ; mais il y avait peu de fond à faire sur ces conversions.

Les dames de Rosette, qui se réunissaient au lieu ordinaire des bains, voyant que leurs maris ne voulaient plus permettre qu’elles allassent en liberté dans la ville comme avant l’arrivée des Français, arrêtèrent qu’elles enverraient une députation au général Menou, pour lui demander qu’il prît des mesures à l’effet de leur faire recouvrer leur liberté. Elles chargèrent les deux plus jolies d’entre elles d’être leur organe, entre autres la fille du baigneur de Rosette, que Menou accueillit parfaitement, et qu’il épousa depuis, quand il se fit musulman. Ce général, pour condescendre à la demande des dames de Rosette, prit un arrêté portant que les femmes étaient pour les Français un objet de respect, et que les cheiks et ulemas eussent à les laisser circuler dans la ville comme à l’ordinaire.

Les communications entre Alexandrie et Rosette avaient toujours lieu au moyen des djermes, que les Anglais ne pouvaient intercepter tout-à-fait : la légion nautique venait d’être formée, tant pour l’escorte des courriers, que pour la défense du fort d’Aboukir.

Je trouvai à Damiette le général Vial, qui venait de s’y fortifier ; il s’y était cantonné n’ayant avec lui que quatre cents hommes au moment où trois ou quatre mille Arabes, s’étant soulevés dans la province de Mansourah, avaient chassé le détachement qui occupait cette dernière ville, et menacé Damiette. Le général Vial, ayant informé le général en chef des dangers de sa position, le général Dugua fut détaché sur Mansourah avec une forte colonne. Sa présence dissipa les rassemblemens, et ce général entra sans obstacle dans Mansourah, qu’il trouva presque abandonnée. Mais il eut bientôt à réprimer plusieurs révoltes partielles, entre autres celle du village de Soubat, dans les premiers jours de septembre. « Brûlez ce village, lui écrivit le général en chef, et ne permettez plus aux Arabes de venir l’habiter. »

Dans le reste du Delta, les généraux Fugière et Zayonscheck avaient été aux prises aussi du côté de Ménouf contre des hordes d’Arabes insurgés, et ils avaient livré plusieurs villages aux flammes, afin d’imprimer la terreur à cette population indocile.

La conquête du Delta, ou du moins son occupation paisible, dépendait surtout de la soumission des provinces de Mansourah et de Charqiéh ; toutes deux étaient infestées d’Arabes, maîtres d’ailleurs du lac Menzaléh, qui d’une part confine à la branche de Damiette, et de l’autre aux ruines de Péluse et aux dunes de sable mouvant qui conduisent en Syrie.

Il était impossible dans ces provinces de prendre possession des biens des mameloucks, et même de s’y établir, à cause de la résistance que faisaient tous les villages, et de la manière dont ils recevaient nos troupes et nos ordonnances. Journellement les Arabes attaquaient nos barques sur le lac Menzaléh, les pillaient et assassinaient les escortes. Hassan-Toubar, cheik de Menzaléh, était soupçonné d’être à la tête de l’insurrection de cette partie de la province. Ce fameux cheik des Arabes habitait la ville de Menzaléh avec sa famille ; elle comptait quatre à cinq générations de cheiks. L’autorité d’Hassan-Toubar était très-considérable dans ce canton ; elle était fondée sur son crédit, ses richesses, une nombreuse parenté, la grande quantité de salariés qui dépendaient de lui, et l’appui des Bédouins auxquels il donnait des terres à cultiver, et dont il comblait les chefs de présens. Hassan-Toubar était en outre un des plus riches propriétaires de l’Égypte, et peut-être le seul qui, sous le règne des mameloucks, ait osé accumuler des biens-fonds aussi considérables que ceux qu’il possédait. Il s’était érigé en protecteur de son canton, ce qui lui avait attiré la confiance générale. Les mameloucks avaient plusieurs fois tenté de s’emparer de sa personne, comme étant un obstacle à leurs vexations ; mais il avait toujours résisté avec avantage. Mourad-Bey le redoutait et le ménageait. Depuis notre arrivée en Égypte, il avait fait passer ses richesses à Damas, ainsi que sa femme et sa famille, et il annonçait que si les troupes françaises s’établissaient dans son canton, et qu’il ne pût y résister, il partirait aussi pour la Syrie. L’ascendant qu’il exerçait sur le pays le rendait si recommandable et si puissant, que les généraux chargés du commandement à Mansourah et à Damiette étaient d’avis d’attirer Hassan-Toubar, par tous les moyens possibles, dans les intérêts des Français. « Je suis sûr, mandait de Damiette le général Vial, qu’alors toute incursion d’Arabes cesserait, et qu’on jouirait de la plus grande tranquillité. » Le général en chef, dont la politique consistait à s’entourer de personnes du pays qui eussent de l’influence sur le peuple, instruit que le cheik Hassan-Toubar avait résisté à Menzaléh à toutes les forces des mameloucks, et qu’il ne leur payait aucun tribut depuis plusieurs années, crut aussi devoir le ménager. Il envoya des présens au général Vial, commandant à Damiette, en le chargeant de les offrir de sa part à ce cheik. Le général Vial lui écrivit aussitôt pour l’inviter à venir le trouver à Damiette ; qu’il avait des présens à lui donner de la part du général en chef, et qu’en même temps ils régleraient ensemble la contribution de la ville de Menzaléh ; mais Hassan-Toubar, craignant un piége, répondit qu’il irait à Damiette, mais il n’effectua pas sa promesse. Il parut d’abord vouloir vivre en bonne intelligence avec les Français, et se mit en correspondance avec le général Vial. Le 13 août, il lui apprit lui-même que Bonaparte avait réellement repoussé Ibrahim-Bey sur la frontière de Syrie ; le général Vial fit passer au général en chef une de ses dépêches par le canal d’Hassan-Toubar.

Cependant le général en chef jugea bientôt que le cheik de Menzaléh n’avait d’autre but que de rester indépendant, et maître absolu du pays, et qu’il s’opposait autant par la ruse que par la force à ce que nos troupes occupassent paisiblement la province de Mansourah et le lac de Menzaléh. Des mouvemens précurseurs de la révolte du Caire s’étant manifestés dans le Delta, et particulièrement dans les deux provinces de Charqiéh et de Mansourah ; plusieurs colonnes furent mises en mouvement. Hassan-Toubar, de son côté, arma sur-le-champ les pêcheurs du lac de Menzaléh, et, y joignant une foule d’Arabes des deux provinces voisines du lac, s’embarqua aussitôt avec toutes ses troupes à Matariéh à bord de cent cinquante djermes. Un vent favorable le conduisit en moins de quatre heures au village de Castel-Nazaran, à une demi-lieue de Damiette. Là, les Arabes débarquent en désordre, armés de fusils, de lances et de piques, et ils surprennent le général Vial avec la 13e demi-brigade dans les casernes de Damiette. Les gardes avancées sont égorgées, et les Arabes s’emparent d’une partie de la ville. Leur avidité pour le pillage les détourne de consommer leur conquête ; ils s’emparent du trésor public, mais, trouvant la caisse fermée à clef, cerclée en fer et vissée, ils ne peuvent ni l’emporter, ni l’ouvrir ; ce qui donne le temps aux soldats de se rallier, et aux habitans de Damiette, qui, presque tous Grecs, craignaient le pillage, de faire feu à coups de tromblons, de leurs maisons, sur les assaillans. De part et d’autre on passa la nuit sur le qui-vive. Le lendemain 15 septembre, à la pointe du jour, le général Vial, faisant ses dispositions de retraite, préparait des barques pour repasser le Nil, lorsqu’il reçut un renfort de Mansourah, qui lui permit de prendre l’offensive. En moins de deux heures les Arabes furent obligés de se replier sur les bords du lac, où ils se rembarquèrent après avoir éprouvé quelques pertes. Cependant une de leurs colonnes s’était emparée du village de Schouara, à portée de canon de Damiette, tous les Arabes s’y réunirent et en firent leur quartier général ; les deux jours suivans ils reçurent beaucoup de renforts par le lac de Menzaléh. La garnison de Damiette reçut également un renfort de la 25e demi-brigade : le général Vial décida le 20 septembre, à la pointe du jour, l’attaque du village de Schouara, combinant ses opérations avec notre flottille, qui était sous le commandement du général Andréossi.

Ces deux généraux partirent l’un et l’autre de Damiette ; le général Vial par terre, le général Andréossi ayant à bord de sa flottille quatre cents hommes environ. La colonne du général Vial aperçut bientôt l’ennemi, qui était posté en avant de Schouara, au nombre de douze à quinze cents hommes rangés sur une seule ligne et occupant tout l’espace depuis le lac jusqu’au Nil ; en arrière était un bois de palmiers qui avoisine Schouara. Dès qu’ils aperçurent les Français, les Arabes firent une décharge, mais de trop loin pour qu’elle pût avoir quelque effet. Le général Vial fit défense d’y répondre ; et, voulant d’abord s’emparer du bois, il envoya une compagnie de grenadiers de la 25e avec une pièce de canon pour tourner le bois, et enlever les djermes que l’ennemi avait sur le lac, et au moyen desquelles il pouvait opérer sa retraite. Ce mouvement ne put échapper aux Arabes, qui s’avancèrent aussitôt vers leurs barques ; mais le général Vial les faisant attaquer immédiatement et au pas de charge par une centaine d’hommes, les Arabes, poussés en désordre sur les rizières, se jetèrent, les uns dans Schouara, d’autres vers le village de Miniéh, qu’ils trouvèrent garni de tirailleurs. Beaucoup d’entre eux se jetèrent à la nage, et joignirent leurs barques ; d’autres prirent la fuite, et, traversant plusieurs canaux, eurent de l’eau jusqu’à la ceinture. Toutes les djermes s’étant mises au large, on ne fut plus à temps de les approcher. Le général Vial se porte alors sur Schouara pour attaquer de suite le village. Une partie de ses soldats percent par le grand chemin, l’autre gagne l’extrémité des retranchemens, d’où l’ennemi est chassé et culbuté bientôt sur le Nil. En même temps le général Andréossi, à bord de notre flottille qui, remontant le fleuve, avait été arrêtée par le courant, fait embarquer ses soldats sur des canaux, et arrive au moment même où les Arabes culbutés sur le Nil, et se sauvant à la nage, tombaient sous les coups de fusil des tirailleurs du général Vial. On débarque sur la rive droite, et on se réunit aux troupes de terre. Bientôt le village de Schouara est emporté et livré aux flammes après avoir été pillé. Trois drapeaux, deux petites pièces de canon, deux djermes et la perte d’environ trois cents Arabes tués et noyés ; tels furent les fruits de cette victoire qui ne nous coûta qu’une vingtaine de blessés et très-peu d’hommes tués.

De nombreuses colonnes mobiles parcoururent toute la province de Damiette et celle de Mansourah, où le général Dugua était arrivé avec sa division. Les instructions du général en chef étaient positives : « Mettez tout en usage, écrivait-il au général Dugua, pour vous assurer des deux provinces de Mansourah et de Damiette. Faites passer dans le lac Menzaléh quatre ou cinq djermes armées de canons, que vous avez à Damiette ; et si vous le pouvez, faites-y aussi passer une chaloupe canonnière ; enfin, armez le plus de bateaux que vous pourrez, pour être entièrement maître du lac. Soit par terre, soit par le canal, il faut absolument parvenir à Menzaléh. Tâchez d’avoir Hassan-Toubar dans vos mains ; et pour cela, employez la ruse, s’il le faut ; et si jamais vous le tenez, envoyez-le-moi au Caire. Sur-le-champ, faites partir une forte colonne pour s’emparer d’El-Menzaléh ; faites-en partir une autre pour accompagner le général Andréossi, et s’emparer de toutes les îles du lac. Mon intention est qu’on fasse tout pour être souverainement maître du lac Menzaléh ; dussiez-vous y faire marcher toute votre division ; il faut que le général Andréossi arrive à Péluse. Faites des exemples sévères, opérez le désarmement ; faites couper des têtes, et prenez des otages. »

Le général Dugua, voulant d’abord détacher Hassan-Toubar de la cause des Arabes et des mameloucks, et sachant d’ailleurs qu’il avait été égaré par les écrits et les fausses promesses d’Ibrahim-Bey, lui envoya un émissaire chargé de lui faire des propositions. Hassan-Toubar lui écrivit pour se plaindre du peu de confiance que les Français avaient en lui ; si on l’eût consulté sur la première expédition commandée par le général Damas, sur le lac de Menzaléh, on n’aurait point à se reprocher la perte des deux villages, qui n’étaient coupables, disait-il, d’aucune hostilité ; selon lui, c’était une erreur bien malheureuse, ou des rapports bien faux qui avaient pu décider à commettre de pareils excès ; si on l’en avait averti, il aurait marché lui-même avec tout le pays contre les Arabes qui avaient attaqué Damiette : eux seuls étaient coupables ; tous les villages de son canton étaient prêts à payer les impositions et les contributions ; mais ils ne voulaient pas recevoir de troupes françaises, dont ils craignaient les déprédations et les dévastations.

Sur ces entrefaites le général en chef ordonna au général Andréossi de faire la reconnaissance du lac Menzaléh. Ce général, qui avait commandé l’équipage de pont à l’armée d’Italie, était, plus que tout autre, capable de remplir une pareille mission. Il partit à bord de sa flottille, composée de 16 djermes, dont trois armées ; il était accompagné des citoyens Fèvre jeune, ingénieur des ponts et chaussées ; Polier et Bouchard, élèves de l’école Polytechnique ; du chef de bataillon des pontonniers Tirlet, et du capitaine du génie Sabatié ; plusieurs djermes étaient montées par des troupes d’escorte.

C’est sur les notes mêmes du général Andréossi, que nous allons faire connaître le lac Menzaléh à nos lecteurs ; nous donnerons ensuite le détail militaire de son exploration.

Le lac Menzaléh, appelé autrefois lac Tennis, paraît avoir été formé par l’ancienne branche du Nil appelée Mendésienne ; il est compris entre deux grands golfes, et une longue bande de terre basse et peu large qui le sépare de la mer. Là se réunissent les deux golfes qui, rentrant sur eux-mêmes, forment la presqu’île de Menzaléh, à la pointe de laquelle se trouvent les îles de Matariéh, les seules du lac qui soient habitées. La plus grande dimension du lac est de Damiette à Péluse où elle s’étend d’environ vingt lieues ; sa plus petite dimension n’est que de cinq lieues, depuis Matariéh jusqu’à la bouche de Dibéh.

Les îles de Matariéh sont très-populeuses ; les cabanes qui recèlent leurs habitans sont bâties de boue ou en partie en briques, et couvrent entièrement leur surface. Dans l’île de Mit-el-Matariéh, les cahuttes sont pêle-mêle avec les tombeaux ; elles paraissent plutôt des agglomérations de tanières que des habitations d’hommes. La population de ces îles comprend, outre les femmes et les enfans, onze cents hommes occupés à la pêche et à la chasse des oiseaux.

Les pêcheurs de Matariéh paraissent former une classe particulière : comme ils interdisaient la pêche du lac à leurs voisins, ils avaient avec eux peu de communication. Presque toujours nus, dans l’eau, et livrés à des travaux pénibles, ils sont forts, vigoureux et déterminés ; avec de belles formes ils ont un air sauvage ; leur peau brûlée par le soleil, une barbe noire et dure, rendent cet air plus sauvage encore. Lorsqu’ils se trouvent en présence de leurs ennemis, ils frappent sur une sorte de tambourin, sur le pont de leurs bateaux, sur tout ce qui peut faire du bruit, et poussent mille cris barbares, avec l’accent de la fureur. Ils étaient sous l’autorité de quarante chefs, et ceux-ci dépendaient d’Hassan-Toubar, qui avait la pêche du lac sous la redevance qu’il faisait aux beys d’Égypte. Diverses populations d’Arabes pouvaient se rendre dans le canal de Moës par le canal de Salahiéh qui en est dérivé, et de là déboucher dans le lac pour se joindre aux habitans de Menzaléh et de Matariéh.

La première de ces deux villes, qui a donné son nom au lac, est peu considérable et en partie ruinée ; elle est située sur la rive droite du canal d’Achmoun, à trois lieues de Matariéh, et à six lieues de Damiette. Sa population virile est d’environ 2000 âmes. On y trouve des manufactures d’étoffes de soie et de toile à voiles.

La ville de Péluse est située à l’extrémité orientale du lac, entre la mer et les dunes, au milieu d’une plaine nue, rase et stérile. C’était jadis une ville considérable, dont il ne reste aujourd’hui que quelques colonnes couchées dans la poussière, et de misérables décombres. C’est sur son rivage que Pompée aborda et trouva la mort.

On voit dans le lac, à fleur d’eau, des îles anciennement habitées, couvertes de décombres ; elles sont incultes et stériles.

Les eaux du lac ont une saveur moins désagréable que celles de la mer ; elles sont même potables pendant l’inondation du Nil. La profondeur générale du lac est de trois pieds ; il est très-poissonneux ; l’entrée des bouches est fréquentée par des marsouins. On navigue sur le lac à la voile, à la rame, et à la perche ; on mouille en s’amarant à deux perches qu’on enfonce très-aisément, l’une de l’avant, l’autre de l’arrière. Les bateaux pêcheurs du lac ont à peu près la même forme que ceux du Nil, c’est-à-dire que leur proue est plus élevée d’environ deux pieds que leur poupe. La quille est concave sur sa longueur, à cause de l’échouage assez fréquent dans un lac qui se trouve avoir tant de bas-fonds.

L’air du lac est très-sain ; il y avait plus de trente ans que les habitans de Matariéh n’avaient vu leurs îles ravagées par la peste.

Le lac ne communique avec la mer que par deux bouches praticables, celles de Dibéh et d’Omm-Farége. Ces ouvertures étaient connues des anciens. La langue de terre qui sépare le lac de la mer, et qui s’étend depuis la bouche de Damiette jusqu’à la bouche Pélusiaque, n’a que quatre interruptions sur un développement d’environ vingt lieues ; elle est très-basse, sans culture, et d’une largeur variable.

Le lac reçoit les eaux de l’inondation du Nil, qui lui sont fournies par les canaux qui y aboutissent ; c’est le moment de la pluie pour ce vaste bassin, dont les contours sont en partie stériles, et en partie cultivés.

Les habitans de Menzaléh et de Matariéh étaient seuls propriétaires d’environ cinq à six cents barques qui naviguaient sur le lac. Secondés par les Arabes, ils étaient les tyrans du lac et des pays riverains. Leur commerce consiste en poissons frais, poissons salés, et boutargue qui se fait avec les œufs du mulet.

Tel est le pays sur lequel régnait, pour ainsi dire, Hassan-Toubar.

Le général Andréossi partit de Damiette le 3 octobre, à deux heures du matin, à bord de sa flottille ; il descendit d’abord le Nil, et passa le Bogaz à sept heures. Se mettant en marche aussitôt avec cent hommes, il suivit par terre la digue qui sépare le lac Menzaléh de la mer ; le reste de ses troupes, de cent hommes environ, le suivit embarqué sur les djermes. À trois heures et demie, la flottille et la colonne qui escortait le général arrivèrent au hameau de Dibéh, où le lac communique avec la mer par une ouverture qui porte le nom du village. Quoique la marche sur la langue de terre aride où l’on ne trouve pas une goutte d’eau douce, eût été de plus de huit heures, les soldats ne firent entendre aucun murmure.

Le 4 octobre, à la pointe du jour, le général sonda le bogaz de Dibéh, ainsi que l’entrée des canaux qui se trouvent à son débouché, et qui sont formés par plusieurs îles ; il fit fouiller, pour y trouver de l’eau, une trentaine de cabanes qui s’élèvent à la pointe de l’île de l’ouest, en face de la bouche de Dibéh ; on en trouva plusieurs jarres qui servirent à étancher la soif à nos soldats. Ce ramas de cabanes, formant une espèce de hameau, porte le nom de Mahonadhé, qui veut dire pêcherie. Le général se remit en route vers le milieu du jour, et au sortir du bogaz de Dibéh, il pénétra dans le canal compris entre l’île de l’ouest et la terre qui tient au continent de Damiette. Ce canal a jusqu’à six cents toises dans sa plus grande largeur, et souvent jusqu’à onze pieds d’eau sur un fond de vase noire.

Le général, prenant la direction de Matariéh, aperçut, vers trois heures de l’après-midi, au-dessus d’est, un grand nombre de voiles cachées en partie par des îles, et allant à l’est. Ces îles, ainsi qu’on l’a vu plus haut, sont sans culture et stériles. Les pilotes et l’interprète du général, s’effrayant à l’apparition d’un si grand nombre de djermes ennemies, conduisirent la flottille dans l’intérieur du golfe, en arrière de la pointe de Matariéh ; bientôt l’expédition aperçut, par le travers de la presqu’île, les minarets de la ville de Menzaléh. Au même moment les djermes ennemies débouchent derrière les îles, et se portent sur notre flottille. Le jour baissait, et le général Andréossi se trouvait à cinq lieues de Damiette, sur un lac et au milieu de plages inconnues, entre les mains de pilotes effrayés qui, d’après leurs signes, laissaient voir qu’ils craignaient pour leur tête. N’ayant que peu de troupes, le général ordonna qu’on rabattît vers Damiette ; mais les djermes ennemies, faisant route parallèlement à notre flottille, pénétrèrent dans le même canal où nous naviguions, et bientôt nous nous trouvâmes en présence de plus de cent barques armées. Mille cris barbares, poussés avec l’accent de la fureur, se firent entendre ; les Arabes joignirent à ce vacarme effroyable les sons aigus d’instrumens de cuivre, et le bruit de leurs tambourins. À ces démonstrations succède une vive fusillade. Le général, qui avait fait diminuer de voiles, avait réuni ses embarcations en masse, attachées par de bonnes amarres, pour mieux combattre ses agresseurs dont les djermes arrivaient et s’amarraient aussi à celles qui les précédaient. Alors, rangés sur nos bâtimens, nous fîmes un feu de file nourri et appuyé de six coups de canon. Exécuté dans l’obscurité, ce feu étonne l’ennemi qui, cessant de marcher à la hauteur de la flottille, se contente d’en harceler la queue jusqu’au mouillage de Miniéh, à l’est de Damiette ; là recommence ses vociférations et son vacarme qui sont entendus de Damiette. Ses barques s’approchent de terre, comme pour opérer un débarquement, dans l’espoir que les Français abandonneront leurs djermes ; mais le général fait rester les troupes à bord et recommencer le feu, tant pour repousser l’ennemi que pour avertir le général Vial de la présence de la flottille. Déjà l’une de ses patrouilles, chargée d’observer le lac, arrivait à Miniéh, quand les ennemis, au lever de la lune, opèrent leur retraite, conduits par ce même Hassan-Toubar qui était résolu de résister aux Français. Quelques jours après le général Dugua écrivit à ce cheik pour l’engager à entrer en accommodement : « Je ne veux voir les Français ni de loin ni de près, répond Hassan-Toubar ; s’ils me donnent la certitude de me laisser tranquille chez moi, au bourg de Menzaléh, je leur paierai le tribut que je payais aux mameloucks ; mais je ne veux avoir avec ces infidèles aucune communication. »

Cependant le 8 octobre un nombre de barques encore plus considérable se présente devant notre flottille, toujours mouillée à Miniéh ; mais le feu de nos djermes, soutenu par une pièce de huit, parvient à éloigner l’ennemi qui se retire en désordre.

D’un autre côté, une forte colonne, détachée par le général Dugua, s’emparait du bourg de Menzaléh, résidence d’Hassan-Toubar, et le principal repaire des djermes qui infestaient le lac. Le général Damas, chargé de cette opération, avait d’abord dispersé un rassemblement d’insurgés, puis était entré à Menzaléh sans rencontrer d’obstacles. Là il fut joint par notre flottille forcée de mouiller à une lieue de la côte à cause des bas-fonds. Dès lors les djermes ennemies se virent dans la nécessité de fuir jusqu’auprès de l’ancienne bouche Pélusiaque, donnant ainsi aux Français la facilité d’établir des postes militaires à Matariéh et à Menzaléh, pour la protection de la flottille destinée à croiser sur le lac. Tel fut le résultat des deux opérations combinées entre le général Andréossi et le général Dugua.

Hassan-Toubar, qui avait mis ses trésors en sûreté, restait à bord de sa flottille armée, et là semblait nous braver encore.

Quand le général en chef eut arrêté son expédition de Syrie, il sentit la nécessité de ne pas laisser derrière lui, dans un pays que la force des armes contenait à peine, un homme si considérable par l’antiquité de sa famille, par ses riches propriétés, par ses relations nombreuses, et qui d’abord s’était réuni aux osmanlis contre les Français ; il était à craindre aussi qu’il ne se réfugiât en Syrie, pour se réunir à Ibrahim-Bey. Les généraux Vial et Dugua, et le contre-amiral Ganthaume, furent chargés d’employer tous les moyens qui étaient en leur pouvoir pour s’emparer d’Hassan, ce qui eut lieu à la suite d’une conférence. Il fut aussitôt envoyé au Caire, et tenu dans la citadelle comme otage.

« Vous activerez, écrivit ensuite le général en chef au contre-amiral Ganthaume en partant pour l’expédition de Syrie, vous activerez, par tous les moyens possibles, la navigation du lac Menzaléh, qui dans ce moment est notre moyen principal pour l’approvisionnement de l’armée. »

Après la campagne de Syrie, Hassan-Toubar, prisonnier au Caire, sollicita vivement du général en chef la permission de rentrer dans ses foyers.

Voici ce qu’écrivit à ce sujet le général Bonaparte au général Kléber, le 23 juin 1799 :

« Hassan-Toubar est au Caire, et je dois le voir dans une heure ; je ne sais pas trop le parti que je prendrai avec cet homme. Si je lui rends ce qu’il me demande, le préalable sera qu’il me remettra ses enfans en otages. — Hassan sort de chez moi ; il remet ici ce soir son fils en otage : c’est un homme âgé de trente ans. Il part sous peu de jours pour Damiette ; il paraît un peu instruit par malheur ; d’ailleurs son fils nous assure de lui. Je crois qu’il vous sera très-utile pour l’organisation du lac Menzaléh et de la province de Damiette, pour les communications avec El-Arich, et l’espionnage en Syrie. »

Dans une seconde lettre sur le même sujet, sous la date du Ier juillet, le général en chef s’exprima en ces termes : « Hassan-Toubar se rend décidément à Damiette ; il a laissé ici son fils en otage ; il compte habiter Damiette, ou du moins y laisser sa femme et sa famille pour assurer davantage de sa fidélité. Je lui ai restitué ses biens patrimoniaux. Quant aux femmes qu’il réclame, je n’ai rien statué parce que j’ai pensé qu’elles étaient données à d’autres, et que d’ailleurs il serait ridicule qu’un homme dont nous avons eu tant à nous plaindre, reprît tout-à-coup une si grande autorité dans le pays. Par la suite, vous verrez le parti que vous pourrez tirer de cet homme. »

Quand le général Kléber eut pris le commandement de l’armée, après le départ du général Bonaparte, il traita presque aussitôt avec Mourad-Bey, pour s’en faire un ami, et agit avec la même loyauté et la même franchise à l’égard d’Hassan-Toubar, auquel il fit restituer ses femmes, et qui depuis cette époque témoigna beaucoup d’attachement aux Français. Rentré en possession de Menzaléh, il fut, peu de temps après, victime de la jalousie d’une de ses femmes ; car tels étaient ses penchans érotiques, qu’il passait successivement, la même nuit, dans les bras de plusieurs femmes de son harem. Ayant excité au plus haut degré la jalousie d’une d’elle, nommée Zeftaya, elle l’empoisonna dans une tasse de café, vers le mois de juin 1800, peu de jours après l’assassinat du général Kléber.

Le Courrier d’Égypte, journal officiel de l’armée, pour voiler son genre de mort, annonça qu’Hassan-Toubar venait d’expirer subitement d’une attaque d’apoplexie. Le général en chef Menou accorda la place de grand cheik de tout le pays de Menzaléh, à son frère Chébby-Toubar.