Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/12

CHAP. X.  ►
EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE IX.

Retour au Caire. — Fêtes données par le général en chef. — Description du Caire. — Insurrection de ses habitans contre les Français.

À mon retour au Caire je trouvai les esprits en apparence plus calmes. Le général en chef y avait donné deux fêtes, l’une à l’occasion de la rupture de la digue qui retient les eaux du Nil, l’autre pour célébrer la naissance de Mahomet. Cette dernière fête avait duré quatre jours, pendant lesquels le général était allé présenter ses félicitations, dans une visite d’apparat, au cheik El-Bekry, l’un des premiers descendans de Mahomet, dont il accepta un repas magnifique. J’arrivai à temps pour assister à une fête d’un autre genre : celle de la fondation de la République, dont l’anniversaire tombait au Ier vendémiaire (21 septembre 1798).

Le général en chef avait fait élever, sur la place d’El-Bekir, une pyramide à quatre faces, où étaient inscrits les noms des soldats de l’armée morts dans les combats précédens ; on avait entouré la pyramide d’autant de colonnes que la France avait de départemens. Un arc de triomphe, sur lequel était représentée la bataille des Pyramides, s’élevait à l’un des points de cette colonnade. Le canon s’étant fait entendre à six heures du matin, toutes les troupes de la garnison du vieux Caire et de Boulac se rendirent en armes et en grande tenue sur la place d’El-Bekir. À sept heures le général en chef parut accompagné par les généraux, les chefs des administrations, les membres de l’Institut, le divan du Caire. Parvenu au pied de la pyramide, il prononça un discours consigné dans les journaux du temps. Après ce discours, qui fut interrompu par les acclamations des soldats, le général en chef fit exécuter des évolutions et des exercices à feu. À quatre heures commencèrent les courses à cheval ; la fête fut terminée par un repas de deux cents couverts, par une illumination, un feu d’artifice, des danses, des fanfares, des salves d’artillerie, ce qui offrit aux Égyptiens un spectacle nouveau, et dont ils parurent étonnés.

Avant la célébration de cette fête le général en chef avait organisé une espèce de divan ; il avait arrêté la formation de l’Institut et pourvu à la police du Caire, objet assez difficile et fort important.

Le Caire est situé à une demi-lieue du Nil ; Boulacq et le vieux Caire sont à la fois ses ports et ses faubourgs. La ville, dont la population s’élève à 200,000 habitans, est environnée de hautes murailles bâties par les Arabes, et surmontées de tours qui tombent de vétusté ; une citadelle, placée sur un mamelon, la commande et la tient en bride.

Le Caire, qui peut avoir environ trois lieues de circonférence, est traversé par un canal qui se remplit pendant l’inondation du Nil. La moitié de son enceinte confine avec le désert. En sortant par la porte de Suez, et par celles qui sont du côté de l’Arabie, on ne trouve que des sables arides. Ses rues sont étroites et non pavées ; les maisons sont mal construites, en briques et en terre, comme toutes celles de l’Égypte en général, mais elles sont élevées et ont jusqu’à trois étages, contre l’usage du pays. Les maisons ne tirent point leur jour de la rue, elles ne sont éclairées que par des fenêtres donnant sur des cours intérieures, ce qui leur donne l’aspect de prisons. Ce système de construction et le rétrécissement des rues ont pour objet de mettre les habitans à l’abri du soleil. Pour le même motif les bazars ou marchés publics sont couverts de toiles. Les beys, du reste, y ont d’assez beaux hôtels, dans le style oriental ; les cheiks y ont aussi d’assez belles maisons. De grands bâtimens carrés nommés Okels, ayant de vastes cours intérieures, sont destinés aux corporations des marchands ; ceux de Suez et de Syrie, ceux qui font le commerce du riz, du séur, sont les plus remarquables ; ils ont, à l’extérieur, de petites boutiques qui donnent sur les rues, et où se tiennent les marchands avec les échantillons de leurs marchandises. Le Caire a un grand nombre de mosquées qu’on élève à près de trois cents, parmi lesquelles il en est quatre ou cinq qui sont très-belles. Chaque mosquée a son minaret, dont plusieurs sont riches et ornés. Ces mosquées se composent de cours dont le pourtour est en colonnades couvertes par des terrasses ; on y pratique dans l’intérieur des réservoirs ou bassins d’eau à l’usage des pélerins, qui y couchent dans leur voyage.

On trouve au Caire le quartier des Francs habité par quelques familles européennes, qui ont des maisons bâties et meublées à la manière d’Europe ; on y trouve aussi des églises pour les cophtes, et quelques couvens pour les catholiques syriens ; en outre beaucoup de cafés où l’on prend du café, des sorbets ou de l’opium, et où l’on cause des affaires publiques. Les bains, dont l’usage est si important chez les Orientaux, sont ce qu’il y a de mieux entretenu et de plus remarquable dans la ville. Lors de la crue du Nil, le canal qui traverse la ville communique son eau à des canaux nombreux. À cette époque la place d’El-Békir, ainsi que la plupart des places et des jardins du Caire, est couverte d’eau, et l’on traverse en bateaux tous ces quartiers. C’est à Boulacq que s’arrêtent les bateaux venant de la haute Égypte ; quelques-uns des beys et des principaux habitans du Caire y possèdent des maisons de plaisance dans lesquelles ils se retirent lors de la haute crue du Nil.

Près du Caire, du côté du désert, se trouve ce qu’on appelle la ville des morts, qui est plus grande que le Caire même ; c’est le Père-la-Chaise du Caire. Là toutes les familles ont leur sépulture ; une multitude de mosquées, de minarets et de dômes conservent le souvenir des grands qui y sont enterrés. Le peuple lui-même a des tombeaux qui s’élèvent à deux pieds de terre, et qui sont distingués par familles ou par quartiers.

Les précautions trop minutieuses que nous prîmes contre les ravages de la peste indisposèrent singulièrement les habitans du Caire. Le général Dupuis, qui y commandait, s’attira la haine de ces peuples, parce qu’il avait dit, dans une proclamation, que la malpropreté des maisons et des rues donnaient aux habitans des maladies inconnues en Europe. Ils étaient contrariés aussi de voir les mosquées gardées par des troupes françaises, quoique cette mesure eût pour objet de faire respecter leur culte, car il y avait peine de mort contre tout Français qui insulterait un Musulman en prières.

D’un autre côté, par un arrêté du général en chef, il était permis aux Grecs de porter le turban de toutes couleurs : ils ne pouvaient le porter que blanc auparavant. Cette innovation, ou plutôt ce privilége, déplut aux Turcs.

Mais ce qui les irritait le plus c’étaient les vexations. On avait du blé, du riz, des légumes en abondance ; mais l’argent manquait et on s’en procurait de toutes manières. Une foule d’intrigans, Juifs, cophtes, Grecs et Européens, que nous trouvâmes au Caire, et qui y étaient venus pour offrir aux beys leur expérience dans l’art de piller et de vexer les peuples, devinrent nos agens, et nous firent détester par de nouvelles et criantes déprédations. Les propriétés des mameloucks ne pouvaient suffire à notre cupidité ; c’était de l’or qu’on voulait tout de suite. On donnait des sauve-gardes aux femmes des beys restées au Caire, mais on les leur faisait payer. La femme de Mourad-Bey fut imposée plusieurs fois, et en dernier lieu à 8000 talaris ; la femme d’Hussein-Chaïm fut imposée à 4000 talaris. On n’épargna pas la femme de Soliman-Bey, qui était très-riche, et dont la maison au Caire avait été une des premières entièrement pillées par la populace, après la défaite des mameloucks. On fit emprisonner la femme d’Osmand-Bey, et on l’imposa durement à 10,000 talaris, sous prétexte qu’elle avait continué d’avoir des intelligences avec le camp de Mourad-Bey.

Les exactions n’allant point assez vite, un cophte promit à M. Poussielgue, notre administrateur-général, de lui indiquer toutes les maisons et jardins des mameloucks, ainsi que toutes les cachettes de mobiliers. On promit au cophte le vingtième de ce qu’il ferait découvrir. Toutes ces causes d’irritation agirent sur les Égyptiens.

Depuis notre prise de possession du Caire, les partisans des Turcs et des mameloucks, et ceux de leurs agens qui étaient restés dans la ville, épiaient l’occasion de pousser les habitans à la sédition. Notre appareil militaire les contenait, et il ne fallut rien moins que le double mobile du fanatisme et de l’intérêt pour soulever la population de cette immense capitale. Le général en chef y avait rassemblé les notables de l’Égypte, et les chefs de la religion des grandes mosquées ; ceux-ci, en s’occupant en apparence des projets du général, attisaient secrètement le feu de la révolte. Les imans firent parler Dieu et le prophète ; ils répandirent à profusion le firman du grand seigneur contre les Français. Enfin une dernière mesure adoptée par le général en chef, excita un mécontentement général. Il s’agissait de soumettre toutes les concessions de propriété à une révision et à un droit d’enregistrement, afin de se procurer des ressources dans une capitale où le numéraire avait disparu en grande partie. L’insurrection éclata le 22 octobre, par des rassemblemens dans différens quartiers de la ville, au moment où le général en chef venait de partir pour Gizéh, où il allait visiter un établissement d’artillerie. Plusieurs jeunes mameloucks avaient pris l’habit et l’uniforme français, pour mieux exciter et enflammer le peuple. Les principales maisons occupées par les Français furent d’abord investies et pillées. La première victime du soulèvement fut le général Dupuis, commandant de la ville ; sorti avec une faible escorte, il fut tué d’un coup de lance dans la rue du Bazar. Sa mort fut le signal d’une révolte générale. Les insurgés égorgèrent ensuite plusieurs négocians français établis au Caire, et mariés avec des Arméniennes. Ils se portèrent en foule au Trésor public, dont les braves grenadiers de la 32e demi-brigade défendirent les approches. Le cheik El-Sarah, qui avait paru protéger les Français, fut vêtu de l’habit d’un soldat assassiné ; on lui coupa ensuite la barbe, et on le vendit pour treize piastres au milieu du Bazar. Le chef de brigade Sulkowski, Polonais, aide-de-camp du général en chef, officier de la plus grande espérance, fut tué en défendant l’entrée de la ville aux Arabes qui voulaient pénétrer pour piller et se réunir aux insurgés.

Après l’assassinat du général Dupuis, le canon d’alarme s’était fait entendre ; plusieurs bataillons avaient pris les armes, et la fusillade s’était engagée dans presque toutes les rues. Cent cinquante Français avaient déjà péri, et rien ne semblait pouvoir calmer le peuple. Pressés par nos troupes, les insurgés, au nombre de 15,000, venaient de se retrancher dans la grande mosquée d’El-Hazar, espérant rallier à eux les habitans qui n’avaient pris encore aucun parti. Le général en chef, averti à Gizéh que la populace s’était assemblée dans les mosquées avec des armes à feu, des piques, des bâtons et des lances, et que partout on égorgeait les négocians français et les soldats isolés, accourut avec des renforts, et ordonna sur-le-champ aux principaux de la ville de se rendre près de lui. On vint lui dire qu’ils cherchaient à ramener le peuple à la soumission, et que leur présence était nécessaire au divan. Sur ce refus, faisant prendre les armes aux troupes qu’il avait rassemblées, il fait cerner la grande mosquée et le quartier qui l’entoure. Des batteries sont dressées dans la nuit. Le lendemain le bombardement commence. Il est dirigé sur la grande mosquée. En vain les insurgés envoient demander grâce ; nos troupes, après deux heures de bombardement, entrent dans la ville la baïonnette en avant. Tout ce qui est trouvé les armes à la main est immolé sans pitié. Le général en chef était furieux ; je lui ai entendu dire : « Serons-nous le jouet de quelques hordes de vagabonds, de ces Arabes que l’on compte à peine parmi les peuples civilisés, et de la populace du Caire, canaille la plus brute et la plus sauvage qui existe au monde ? »

Barthélemy, mamelouck renégat, homme cruel, fut chargé, après le carnage, de faire couper la tête, sur la place de la citadelle, à tous les moteurs de la sédition. Trois cents personnes furent exécutées, parmi lesquelles cinq principaux cheiks. Le divan fut supprimé.

Le général en chef regretta singulièrement son aide-de-camp Sulkowski ; il était membre de l’Institut d’Égypte. On vendit au Caire son portrait, au bas duquel étaient les quatre vers suivans :

 « Il fut savant sans le connaître ;
» Dans toutes les sciences il obtint des succès ;
» Si dans l’art des combats il fit plus de progrès,
 » C’est qu’il choisit un meilleur maître. »

L’insurrection du Caire fit naître au général Bonaparte l’idée d’établir un système de défense complet de cette capitale, qui en embrasserait, par une combinaison de travaux et d’ouvrages, l’enceinte et les abords. Ce moyen lui parut capable de prévenir un second soulèvement. Le général du génie Caffarelli fut chargé de reconnaître et de désigner les emplacemens convenables pour la construction de divers ouvrages autour du Caire, qui missent cette ville immense à l’abri de toute entreprise dans ses murs et hors de ses murs. Sur un monticule, entre le faubourg de Boulacq et le Caire, on éleva d’abord le fort Camin, ainsi appelé du nom d’un adjudant-général massacré par les Arabes. Sur la droite de ce premier fort, on mit en état de défense un ancien château qui, par sa position, dominait une partie de la ville, et qui reçut le nom du brave Sulkowski, tué dans cet endroit même pendant la révolte. Sur l’emplacement des batteries, que le général Dommartin avait établies pour foudroyer la grande mosquée, on éleva plusieurs redoutes ; et non loin de là, on construisit un autre ouvrage, qu’on appela fort Dupuis, en mémoire de ce commandant du Caire, mort victime de la sédition.

Le génie ajouta aussi plusieurs ouvrages à ceux qui existaient à la citadelle, ou château du Caire. On abattit toutes les constructions inutiles qui l’environnaient. Des batteries furent placées sur l’aqueduc qui est entre la ville proprement dite, et le vieux Caire. On construisit aussi un nouveau fort sur une élévation située entre la maison appelée Ferme d’Ibrahim-Bey, et la maison où l’Institut tenait ses séances, et ce nouveau fort reçut le nom même de l’Institut, sorte d’hommage que rendit le général en chef aux membres de cette société savante, pour la conduite courageuse qu’ils avaient tenue pendant le soulèvement. Entre Boulacq et le Caire, une route militaire et une chaussée à parapets furent tracées, afin d’avoir une communication assurée de la ville à Boulacq, et à la Ferme d’Ibrahim. Des deux côtés de la chaussée on creusa un fossé large et profond. On débarrassa la place El-Békir de tous les petits bâtimens qui en obstruaient les avenues, et on en agrandit même l’entrée principale, pour avoir constamment un débouché sûr et facile hors de cette immense place. Enfin deux ponts-volans furent établis, l’un pour communiquer de la Ferme d’Ibrahim à l’île de Roudah sur la petite branche du Nil, l’autre pour servir de communication entre l’île et le village de Gizéh, sur la branche principale du fleuve. Gizéh fut entouré d’une muraille crénelée, qui mettait cette espèce de faubourg du Caire à l’abri d’un coup de main. D’autres ouvrages furent ajoutés par la suite à ceux que je viens d’indiquer, pour tenir en bride la capitale de l’Égypte.