Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/10

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EXPÉDITION D’ÉGYPTE


Détail du combat naval d’Aboukir, entre l’escadre française aux ordres de l’amiral Brueys, et l’escadre anglaise aux ordres de l’amiral Nelson.

La vérité est une ; un marin ne peut ni ne doit la taire : je la dirai toute, malgré l’intérêt qu’avaient certains hommes de laisser enveloppé d’un voile épais le combat naval d’Aboukir, dont les résultats désastreux sont l’ouvrage de la lâcheté, de l’impéritie des chefs, et peut-être de la trahison.

La flotte française aux ordres du vice-amiral Brueys, des contre-amiraux Blanquet-Duchayla, Villeneuve, et Decrest, partit de Toulon le 19 mai, et arriva le premier de juillet devant Alexandrie. Sur l’avis qui fut donné que l’escadre anglaise s’y était présentée deux jours avant, et qu’on avait insinué aux Turcs que les Français venaient dans l’intention de faire une descente en Égypte, le vice-amiral Brueys fit signal de se préparer au combat en faisant embossure nord-est et sud-ouest : première sottise, puisque la flotte française, qui, d’après l’apparition des Anglais, devait rester à la voile, mouilla sans ordres, contre toutes les règles de la tactique, de la prudence et du sens commun, en pleine mer, sur des rochers inconnus, au risque de perdre ancres et câbles.

Cependant la descente s’effectua sans obstacles à l’ouest d’Alexandrie ; et le 2 juillet, cette ville fut au pouvoir des Français. Le lendemain, tous les bâtimens du convoi entrèrent dans le port vieux. Bonaparte témoigna à Brueys son désir que toute l’escadre y entrât. Ce dernier, qui cherchait l’occasion de se soustraire aux ordres de Bonaparte, ne voulant pas néanmoins heurter son opinion, fit explorer l’entrée du port, et en fit sonder la profondeur. Ceux qui furent chargés de cette opération rapportèrent que la passe du port, dans sa partie la plus étroite, était d’un demi-câble, qu’il y avait cinq brasses et demie d’eau de profondeur (vingt-huit pieds), et que le vaisseau l’Orient pouvait être mis à vingt-trois pieds de son tirant-d’eau : cela suffisait. Sur ce rapport, l’amiral convoqua tous les officiers commandans pour décider s’il y avait possibilité de faire entrer l’escadre dans le port vieux. Comme le chef avait insinué d’avance la négative, elle prévalut, et il fut décidé qu’on n’y entrerait pas ; et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que pendant que les généraux provoquaient cette décision, l’amiral promettait un grade supérieur à celui qui ferait entrer l’escadre dans le port vieux. Il rebuta ensuite qui voulut s’en charger.

Brueys, qui n’avait pas voulu faire entrer l’escadre dans le port, malgré la possibilité démontrée, alla mouiller dans la rade découverte d’Aboukir, assez bonne en été.

On ne peut attribuer l’obstination des généraux de la marine à ne point entrer dans le port qu’à leur morgue, ne voulant pas rester sous les ordres de Bonaparte ; mais du moment qu’il fut décidé que l’escadre n’y entrerait pas, pourquoi ne pas retourner à Toulon ou à Corfou, ou bien tenir la mer prêt à recevoir l’ennemi ? Puisqu’on était assuré qu’il était dans la Méditerranée, on devait s’attendre à être attaqué ; et c’était positivement ce qu’il fallait éviter.

La vérité est qu’on pouvait faire entrer l’escadre dans le port vieux ; et qu’en supposant qu’on craignît de toucher, on pouvait user des moyens connus : établir des balises avec des bâtimens démâtés, et mouiller sur chaque côté de la passe. Avec ces précautions, le vaisseau gouvernant mal serait, par son choc entre les balises, rentré d’autant plus sûrement dans sa véritable route, que le vent était constamment favorable à cette opération. D’ailleurs, pourquoi cette offre d’un grade supérieur à l’officier qui se chargerait de l’entrée de l’escadre dans le port d’Alexandrie ? Ou elle était praticable, ou elle ne l’était pas. Dans le premier cas, les chefs devaient l’exécuter, et ils sont coupables de ne l’avoir pas fait. Dans le second cas, pourquoi confier le sort de notre escadre à l’ambition d’un homme, si la chose était jugée impossible ? N’était-ce pas pour avoir sujet de faire retomber la responsabilité sur quelque subalterne en cas d’enquête ?

On ne peut se défendre de quelques soupçons, quand on considère que les généraux de la marine, après s’être obliquement opposés à l’entrée dans le port vieux, n’ont pris aucune mesure indiquée par l’art pour s’embosser dans la rade d’Aboukir. Les mesures étaient : I° de mouiller le vaisseau de tête sur les bancs, une ancre d’avant et une d’arrière, l’escadre formant l’angle obtus, la pointe de l’angle ouest, les vaisseaux beauprés sur poupe ; 2° d’établir une batterie de douze pièces de 36 sur l’île, qui aurait défendu la tête de notre ligne ; 3° de serrer tout-à-fait la ligne ; et à cet effet, de placer les vaisseaux le Causse et le Dubois, qui étaient à Alexandrie, par les trois brasses et demie à quatre d’eau ; 4° de compléter les équipages des vaisseaux avec ceux du convoi, devenus inutiles dans le port. Ces précautions eussent empêché une partie des malheurs où nous a plongés la faute de rester au mouillage et d’y attendre l’ennemi ; car, pour attaquer, il eût dû renoncer au précieux avantage du vent, qui souffle dans la même direction depuis juin jusqu’en septembre. À toutes ces mesures on pouvait ajouter celle de faire placer des frégates de 44 canons, pour empêcher d’être doublés par la tête et par la queue, et d’être mis entre deux feux croisés.

Au lieu de tout cela, la ligne fut établie nord-ouest et sud-est, formant une ligne courbe, la pointe nord, ayant une ancre de poste-stribord au nord-ouest, avec un croupiat, et une ancre-agée babord à l’ouest-sud-ouest, distant d’un vaisseau à l’autre de deux tiers de câble, de l’île douze, et quatre des bancs, sur la pointe desquels nous aurions dû être mouillés.

L’escadre ayant mouillé sans ordres à Aboukir, le vice-amiral ordonna que le vaisseau le Guerrier formât la tête de la ligne. À cet effet, ce vaisseau, qui se trouvait par son poste à l’arrière-garde, appareilla, et fut mouiller en tête des bancs, par les cinq brasses et demie d’eau, distant trois câbles du Conquérant, qui était devenu, par la nouvelle disposition du général, son matelot.

Ensuite, il fut ordonné que le Guerrier se repliât sur le Conquérant. Le capitaine du premier, voyant que, bien que près de terre, il avait encore de l’évitage, en fit avertir le vice-amiral par un officier ; et sur ce qu’on ne révoquait pas l’ordre de culer, il alla lui-même représenter au vice-amiral l’importance du poste qu’il occupait. Mais l’ordre fut irrévocable ; et le vaisseau le Guerrier fut obligé de se replier de deux encâblures et demie.

Telle était la misérable position de l’escadre dans la rade d’Aboukir, au nombre de treize vaisseaux de ligne, quatre frégates, deux bombardes et deux corvettes, l’armée ayant en tout 1216 pièces de canon.

Le Ier août, à deux heures après-midi, nous avons aperçu l’armée ennemie, forte de quatorze vaisseaux, une corvette, et ayant 1032 pièces de canon. À deux heures et demie, le vice-amiral fit le signal d’envoyer haut les perroquets, et celui de se préparer au combat. À trois heures, il fit le signal que son intention était de combattre à l’ancre. À trois heures et quart, signal aux bricks l’Alerte et le Railleur d’appareiller, et à l’un d’eux de passer à poupe, ce qu’ils exécutèrent. Ils mirent sous voile, et poussèrent différentes bordées pour aller en découverte. À quatre heures, un de nos bricks était à la portée du canon de 36 avec celui de l’ennemi, et à celle de 8 d’une djerme, bâtiment du pays, qui paraissait attendre les Anglais. Notre brick lui tira plusieurs coups de canon pour la faire arriver. Elle tint le vent, et n’arriva que lorsque la tête de l’armée ennemie fut près d’elle. Alors elle fit route en avant des Anglais, jusqu’aux bancs, qu’il leur fallut doubler pour attaquer la tête de notre ligne. À quatre heures, le général fit dire à la voix d’amener tous les pavillons. L’ennemi était alors nord et sud avec notre tête, et faisait route sur nous.

Après qu’il eut doublé les bancs qui nous restaient au nord-est, lesquels lui furent indiqués par la djerme, qui lui servit de pilote, il vira lof pour lof, et dirigea pour doubler notre tête. Le premier vaisseau anglais la longea tribord à la portée du fusil. Un second vaisseau fit la même évolution, et lorsqu’ils furent, l’un par la hanche babord-d’avant, et l’autre par la hanche tribord-d’avant du vaisseau de tête, à la portée du pistolet, le général fit le signal de faire feu, ce qui fut exécuté. Ces deux vaisseaux se portèrent, l’un par la hanche babord-d’arrière, et l’autre par la hanche babord-d’avant du vaisseau de tête, ayant mouillé une grosse ancre par le sabord de la sainte-barbe babord, et un croupiat à l’écubier du même bord, présentant leurs travers aux hanches du Guerrier.

Un troisième vaisseau ennemi, destiné à attaquer la tête, échoua sur les bancs qui étaient au nord.

Un quatrième vaisseau ennemi, le dernier de sa ligne, vint prendre poste, par la même évolution, entre le Guerrier et le Conquérant, présentant son côté babord à l’arrière du Guerrier, et son stribord à l’avant du Conquérant.

Les autres vaisseaux ennemis se postèrent de la même manière jusqu’au Tonnant, qui était le huitième de notre ligne. Engagés de cette manière, le vaisseau le Conquérant se battit jusqu’à huit heures et demie ; l’Aquilon, le Spartiate, le Guerrier, et le Peuple-Souverain, jusqu’à neuf heures et quart, et le Franklin, jusqu’à neuf heures et demie.

À neuf heures trois quarts, le vaisseau l’Orient prit feu, au moment où il faisait amener un vaisseau anglais, le Bellérophon ; mais les flammes ayant gagné les batteries sur le faux-pont, il fit son explosion, qui fut épouvantable.

Pendant tout ce temps, les généraux Villeneuve et Decrest furent, avec cinq vaisseaux, deux frégates de 44 canons, et une de 36, spectateurs passifs du combat. Quand l’Orient sauta, les vaisseaux de l’arrière-garde coupèrent leurs câbles ; ils se tirèrent par méprise quelques bordées entre eux, et les vaisseaux l’Heureux et le Mercure, au lieu d’abattre au large, abattirent du côté de terre, et s’échouèrent.

Au jour, cinq de nos vaisseaux, l’Heureux, le Mercure, le Généreux, le Timoléon et le Guillaume-Tell, les frégates la Diane, la Justice et l’Arthémise, avaient tous encore leurs mâtures et le pavillon tricolore, ainsi que le Tonnant, quoique dépourvu de tous ses mâts. Les vaisseaux le Guerrier, le Conquérant, l’Aquilon et le Peuple-Souverain étaient tous démâtés. Au Spartiate, il lui restait le mât de misaine ; et au Franklin, celui de misaine, le mât de hune et de perroquet, le bas mât d’artimon et celui de beaupré. La frégate la Sérieuse avait été coulée bas par l’ennemi, et tous les vaisseaux maltraités étaient en son pouvoir. L’ennemi avait un vaisseau, le Bellérophon, démâté de tous ses mâts, et six autres ayant quelques pièces de leurs mâtures et gréemens intéressées ; les six autres étaient presque intacts.

À huit heures du matin, nos vaisseaux le Guillaume-Tell, le Généreux, le Timoléon, les frégates la Diane et la Justice, appareillèrent. Les deux premiers et les frégates prirent leur bordée au large ; le Timoléon mit le cap au sud-est, et s’échoua.

Le vaisseau anglais le Zélé, qui était resté en tête de notre ligne, appareilla, et les ayant dépassés, vira de bord, et vint à leur rencontre ; ils se lâchèrent de part et d’autre leurs bordées du même bord. L’Anglais revint mouiller, et à midi, nos vaisseaux et nos deux frégates étaient hors de vue.

Les Anglais sommèrent le capitaine du Timoléon de se rendre. Il y consentit, à la condition qu’on lui fournirait un parlementaire pour transporter lui et son équipage en France. Sur le refus de l’ennemi, il fit sauver son équipage à terre, et mit le feu à son vaisseau.

L’Heureux et le Mercure, qui s’étaient échoués pendant la nuit, se rendirent aux Anglais sans condition, étant tout gréés. Les Anglais les ont brûlés.

Ainsi de nos treize vaisseaux, quatre frégates et deux bombardes, six vaisseaux furent pris, deux furent brûlés par l’événement du combat, un par son capitaine, et deux par les Anglais… De quatre frégates, la Sérieuse fut coulée bas ; l’Arthémise fut brûlée par son capitaine, après que, sans y être contraint, il eut amené son pavillon.

Les généraux ont pu faire entrer l’escadre au port vieux, et ne l’ont pas voulu. Le vice-amiral, après que l’armée de terre se fut emparée du grand Caire, devait et pouvait retourner à Toulon ou à Corfou, sans craindre de rencontrer les Anglais, d’autant plus que, par les brises qui règnent à cette époque, eux auraient eu vent arrière, tandis que nous aurions été obligés de louvoyer. Ce qui vient à l’appui de ce que j’avance, c’est que les Anglais, ayant eu deux jours devant nous, n’ont pu nous voir avec un convoi immense, si mal mené qu’il tenait la moitié de la mer. Au reste, le pis eût été de les rencontrer ; et si l’on eût fait son devoir, jamais il ne pouvait résulter de leur rencontre rien de semblable à la catastrophe d’Aboukir.

Les généraux, après avoir mouillé dans cette rade, ont eu un mois pour s’y embosser, et ont négligé de le faire ; mais encore le général en chef s’est opposé à ce que le Guerrier gardât son premier poste. L’expérience a démontré que s’il l’eût gardé, les Anglais, pour attaquer la tête, auraient eu trois vaisseaux échoués au lieu d’un ; et encore, dans aucun cas, n’auraient-ils pu doubler notre armée au vent. Se fussent-ils résolus à attaquer la queue, la tête n’aurait eu qu’à couper ses câbles pour mettre l’ennemi entre deux feux, ou à l’obliger à s’échouer.

Les généraux pouvaient, quand l’ennemi fut à demi-portée, faire commencer le feu, selon que le demandèrent les équipages, avec d’autant plus de raison qu’on eût encouru la chance de le dégréer, de faire engorger sa ligne au point de le faire échouer, ou du moins lui faire manquer son but d’attaquer la tête. Les capitaines se refusèrent à cet élan des équipages, sur ce que les généraux n’en donnaient point le signal ; et en attendant qu’ils s’avisassent de le faire, l’ennemi se portait où bon lui semblait, sans essuyer d’opposition de notre part, quoiqu’à la portée du pistolet.

Le premier sentiment de nos équipages fut l’indignation ; il en résulta la confusion ; et de la confusion, ils en vinrent à obéir aussi mal qu’ils furent commandés. Il en était autrement de l’ennemi par la bonne position que nous lui avions laissé prendre. La nôtre était devenue si mauvaise, que nos vaisseaux, dans quatre heures et demie de combat, avaient à peine tiré trois cents coups de canon, tandis que l’ennemi nous criblait.

Jusqu’au premier août, à deux heures, que les deux armées s’aperçurent respectivement, l’ennemi pouvait avoir ignoré si, maîtres d’entrer dans le port vieux, ou de retourner à Toulon ou à Corfou, nous avions préféré rester dehors ; si, maîtres de nous embosser, nous avions simplement mouillé. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à l’apparition des Anglais, une djerme (barque du pays d’Alexandrie) partit pour aller les informer de tout ce qu’il leur importait de savoir ; et ils surent en profiter, car cette même djerme fit route avec eux : ce fut elle qui les conduisit lorsqu’ils vinrent occuper le vide que nous avions laissé entre la terre et nous. Cette djerme était montée par des officiers français attachés à l’expédition. Le citoyen Sieyes, consul général de la république à Naples, a leurs noms.

Depuis deux heures jusqu’à six, que nous nous laissâmes assaillir, on aurait pu appeler tous les capitaines, et tenir un conseil de guerre ; au lieu de cela, on s’amusait sur les vaisseaux des généraux à distribuer du riz qu’on avait reçu de Rosette. Enfin les vaisseaux ont été attaqués qu’ils avaient leurs équipages occupés au palan d’étai pour hisser le riz, etc., lorsqu’ils auraient dû être en batterie, et faire feu sur l’ennemi. Bref, la déroute était complète avant même le commencement du combat.

Telle est la vérité des faits ; le ministre de la marine aura sans doute mis sous les yeux du Directoire tous les rapports qui lui seront parvenus. Il faut conclure de tous ces détails qu’il y a eu dans cette malheureuse affaire au moins impéritie et lâcheté de la part des chefs, de ces hommes qui, regrettant le régime monarchique, cherchent à avilir et à détruire notre marine, pour en rejeter l’odieux sur les braves officiers qui ne doivent point leurs grades au hasard de la naissance, mais à leurs talens, à leur bravoure, et à leur civisme.

Qu’on se rappelle que depuis cinq ans toutes nos flottes ont été commandées par les Truguet, les Trogolff, les Villaret-Joyeuse, les Blanquet-Duchayla, les Villeneuve, les Decrest, les Lelarge, etc., etc. ; par ces hommes qui étaient la crasse de l’ancienne marine ; qu’ils en ont conservé toute la morgue, et non les talens ni l’honneur ; depuis leur funeste empire, cinquante de nos plus beaux vaisseaux sont tombés au pouvoir des Anglais.

Cependant que nos féroces ennemis sachent qu’il nous reste des ressources pour rétablir notre marine, et que le gouvernement saura les mettre à profit ; il rejettera ces conseils flatteurs et perfides qui ne voient qu’obstacles et périls, lorsqu’il s’agit de battre les esclaves des rois ; il prendra à l’égard de la marine les mêmes moyens qu’il a pris pour nos armées de terre ; et ci celles-ci ont produit les Bonaparte, les Marceau, les Hoche, les Jourdan, et tous les héros dont la longue nomenclature passera à la postérité, celle-là peut produire encore des Jean Bart, des Duguay-Trouin. Pour se convaincre de ce que j’avance, qu’on jette un coup d’œil sur les combats du Vengeur, du Censeur, du Ça-ira ; on y verra les marins préférer la mort au joug des Anglais. (Mais des républicains commandaient ces vaisseaux !) Ne vient-on pas récemment de voir ce que peut la valeur républicaine dans la conduite de Richer, commandant une corvette qui a enlevé à l’abordage la frégate anglaise l’Embuscade : il n’est point de la caste noble ce brave officier !…

Les moyens pour y parvenir sont une bonne organisation ; un code pénal rigide, capable de rétablir la discipline ; la suppression à bord des vaisseaux de plusieurs hommes inutiles et dispendieux ; enfin une telle responsabilité pour tout officier commandant qui perdra son vaisseau, qu’il soit toujours obligé d’en rendre compte à un conseil martial, et que le capitaine d’un bâtiment de la république soit à l’égard de son vaisseau ce que l’âme est au corps. Ces dispositions valent mieux que la guerre à mort déclarée aux Anglais ; avec de telles mesures, les marins, à l’exemple des braves armées de terre, montreront à l’univers qu’ils n’ont pas renoncé à vaincre.

Ici finit la relation du lieutenant de vaisseau Achard. À compter de cette malheureuse journée d’Aboukir, les Anglais furent maîtres des côtes de l’Égypte ; ils interceptèrent toutes nos communications avec une seule division de quatre vaisseaux et de quatre frégates. Le reste de leur armée navale et les prises firent route pour la Sicile. Nous jugeâmes dès lors qu’il n’y avait plus que la paix qui pût consolider l’établissement de notre nouvelle colonie. Mais comment espérer la paix de la part de l’Angleterre, qui, après avoir détruit notre flotte, était maîtresse absolue de la Méditerranée ? Ce funeste événement eût enlevé l’espérance à toute l’armée si elle n’avait pas mis sa confiance dans le génie du général en chef qui la dirigeait ; c’était entièrement sur lui qu’on se reposait du soin de nous tirer du mauvais pas où nous étions engagés. Déjà il avait repoussé Ibrahim-Bey dans le désert, tandis que Desaix contenait et repoussait dans la haute Égypte Mourad-Bey, encore plus redoutable qu’Ibrahim. On croyait généralement dans l’armée, qu’une fois maîtres de toute l’Égypte, nous pourrions nous y maintenir pour peu que le Directoire nous envoyât des secours pendant l’hiver, époque où la croisière n’était plus tenable.

L’Égypte et la Syrie, disait-on, sont deux contrées qui, par leur climat, la bonté de leur sol et leur fertilité, peuvent devenir le grenier du commerce de la France, son magasin d’abondance, et par la suite des temps l’entrepôt de son commerce des Indes. Après nous être emparés des deux pays, après nous y être organisés, nous pourrons jeter nos vues plus loin, et, par la suite, détruire le commerce anglais dans les Indes, l’utiliser à notre profit, et nous rendre maîtres du commerce même de l’Asie et de l’Afrique.

Voilà comment l’inconcevable témérité du général Bonaparte n’avait d’autre appui que la crédulité sans bornes et l’esprit d’illusion de ses soldats et de ses officiers.