Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Mars

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 371-379).
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Mars 1765

Ier Mars. — Les Enfans de France, pour qui Poinsinet a fait un Divertissement assez mauvais[1], ayant su sa disgrâce au Théâtre Italien, en ont été si touchés que les gentilshommes de la chambre, pour faire leur cour, ont exigé des Comédiens de jouer Tom Jones une seconde fois. On a distribué beaucoup de billets gratis, et par une révolution assez extraordinaire, cette pièce, huée, bafouée la veille, hier est montée aux nues. On a demandé les auteurs, et ils ont reçu de grands applaudissemens.

3. — Les Lettres écrites de la Montagne, par J-J. Rousseau, dont on a parlé, qui représentent Genève comme gémissant sous l’oppression, le Conseil comme un amas de tyrans exerçant le plus dur despotisme, le Magnifique Conseil des deux cents comme un vil fauteur de la tyrannie, ont excité la plus grande fermentation dans cette petite république, et porté les membres outragés par ces qualifications odieuses à inviter les citoyens et bourgeois à déclarer publiquement s’ils les regardaient comme bons et fidèles magistrats ; ce que le plus grand nombre a fait, en leur donnant un témoignage de leur estime, de leur respect et de leur confiance.

6. — On débite, depuis quelques jours, une traduction d’un ouvrage anglais intitulé : l’Hôpital des Fous[2]. Cette plaisanterie ingénieuse n’est cependant pas assez originale pour mériter une distinction particulière. M. Dorat, dans une lettre aux auteurs de l’Avant-coureur et dans une lettre à Fréron, désavoue cette production qu’il prétend qu’on lui attribue.

7. — Le Siège de Calais continue à faire l’engouement de la cour et de la ville. Il n’est dans les talons rouges que le comte d’Ayen qui ait le courage de se déclarer, et de larder la pièce de tous les sarcasmes que lui présentent les circonstances. On lui reprochait, ces jours-ci, un tel acharnement contre ce monument patriotique : « Vous n’êtes donc pas bon Français ? lui disait-on. — Bon Français ! À Dieu ne plaise, s’écria-t-il, que je ne le fusse pas meilleur que les vers de la pièce. » En effet, elle est barbarement écrite.

8. — Nous ne pouvons omettre un trait dont nous sommes sûrs, et qui est trop propre à découvrir à nu l’âme du sieur Fréron, pour l’oublier.

L’imprimeur Barbou étant allé voir ce journaliste au sujet de l’Essai d’une traduction en vers de l’Iliade, que vient de donner au public M. de Rochefort, Fréron demanda s’il s’intéressait beaucoup à cet ouvrage. Le libraire répondit que non, puisque l’auteur l’avait fait imprimer à ses frais. « Cela posé, répliqua-t-il, ce n’est point la peine de le lire, ni d’en parler. » On sent facilement à ce langage quel ressort fait remuer sa plume, et le cas à faire de ses éloges ou de ses critiques.

9. — Mademoiselle Mazarelli, non contente d’avoir enrichi le public d’un Éloge du duc de Sully, soi-disant éclos de sa Minerve, vient de donner au public Camédris, conte. C’est une féerie peu importante, quant au fond, et dénuée même de ces grâces dont le sexe sait orner tout ce qu’il touche ; on y reconnaît la main flétrie et décharnée du pauvre Moncrif.

10. — La ville de Calais, enchantée de la commémoration que M. de Belloy a faite de ses antiques héros, lui a écrit une lettre fort reconnaissante, lui a fait offrir des lettres de bourgeoisie, avec un présent, et l’a supplié de trouver bon qu’on plaçât son portrait dans son hôtel-de-ville.

11. — Lettre d’un Cosmopolite sur le Réquisitoire de M. Joly de Fleury et sur l’arrêté du parlement de Paris, du 2 janvier 1764, qui condamne au feu l’Instruction pastorale de M. l’archevêque de Paris du 28 novembre 1763. Paris, Romain Constant, 1764.

Tel est le titre d’un volume in-12 de près de quatre cents pages, où l’auteur entreprend de réfuter le censeur de tous les ordres de l’État, le censeur de M. l’archevêque, qualités qu’il donne à M. le procureur général. Cet écrit est dans la forme et le goût de celui : Il est temps de parler. Il attaque tous les parlemens qui ont proscrit les Jésuites, les Comptes rendus à cet égards, et ceux qui y ont eu part, ainsi que les prélats qui ont condamné les Assertions[3] imputées aux Jésuites. Il est terminé par un arrêt factice, que l’auteur présume devoir être rendu contre son ouvrage, où, ironiquement, il le condamne au feu dans l’esprit qu’il critique[4].

Cette Lettre, très-peu connue ici, n’est pas nouvelle, à en juger par ce qu’elle contient ; il paraît qu’elle a été écrite il y a plus de dix mois, et avant que le roi eût statué sur le sort de la feu Société. Quoi qu’il en soit, l’auteur fera bien de garder l’anonyme ou de se tenir éloigné[5].

12. — On ne peut rendre l’affluence du peuple qui s’est présenté à la Comédie, où l’on donnait gratis la tragédie du Siège de Calais : la rue et les entours étaient pleins dès le matin. On a commencé le spectacle à une heure et demie, et il a été écouté avec une attention surprenante de la part des spectateurs. On ne doute pas qu’il n’y eût là des gagistes qui les avertissaient d’applaudir aux endroits désignés. L’auteur a été obligé de se montrer, et a été reçu avec les acclamations les plus réitérées ; on lui a fait l’honneur insigne de joindre son nom à celui du roi, et l’on a crié : Vivent le roi et M. de Belloy ! Des courtisans en grand nombre étaient présens à cette cérémonie : ils sont partis sur-le-champ pour en rendre compte à Versailles.

13. — Il paraît une nouvelle Lettre de M. de Voltaire à M. Damilaville, où il rend compte, d’une façon très-intéressante, de la manière dont il a pris en main la défense des Calas, de toutes les ressources dont il a eu besoin pour se garantir de toute surprise et pour mettre en mouvement cette grande affaire. Il en annonce une nouvelle du même genre à l’égard des Sirven. On ne peut assez, applaudir au style touchant et plein d’humanité dont cette Lettre est écrite, et que M. de Voltaire sait si bien employer.

14. — Entre les différens vers faits à l’honneur de M. de Belloy, on a distingué le madrigal, ou plutôt l’épigramme suivante :


Belloy nous donne un Siège, il en mérite un autre :
BelloGraves Académiciens,
BelloFaites-lui partager le vôtre
Ou tant de bonnes gens sont assis pour des riens.

18. — On parle beaucoup d’un écrit très-scandaleux qui a pour titre Avis important : c’est un libelle infâme contre M. l’évêque d’Orléans.

19. — Pour contre-balancer le coup que paraît avoir porté à la réputation de mademoiselle Clairon l’éclat très-scandaleux qu’elle a fait, les partisans de cette héroïne du théâtre viennent de faire paraître une brochure intitulée : Lettre de M. le chevalier M….. à milord K…, traduite de l’anglais. On y a rassemblé tout ce qu’on a pu ramasser’d’éloges prodigués à cette divinité, et l’on en a formé un corps de défense, qui ne laisse pas moins subsister en entier toute la flétrissure empreinte sur sa personne.

21. — Le parlement a enfin accordé au Dictionnaire philosophique et aux Lettres de la Montagne les honneurs de la brûlure ; mais on les a accouplés malheureusement à trois libelles obscurs et fanatiques qui déparent cette apothéose : Avis important à nosseigneurs les cardinaux, archevêques et évêques, aux seigneurs de la cour, etc.[6] ; Lettre d’un Cosmopolite ; et les Réflexions impartiales[7]. On a déjà parlé des deux premiers.

21. — On ne peut s’empêcher de consigner ici une lettre d’un militaire, grand seigneur très-respectable, qui paraît avoir entrepris de nous retracer encore les loyales et franches vertus de, l’ancienne chevalerie, dont il semble avoir conservé jusqu’au style.

Lettre de M. le duc de Brissac, à madame la comtesse
de Gisors,
Qui l’avait prié de solliciter les juges du curé de Saint-Sulpice
contre son concurrent, l’abbé Noguès[8].

Ma seule, unique et essentielle déité, veut donc que j’aille donquichotter pour les paroissiaux intérêts de sa conscience couleur de rose ? Elle m’ordonne le rôle de valet de tragédie d’un schisme en faubourg Saint-Germain, à moi qui galope une place dans Calais assiégé. L’équitable marguillier[9] d’honneur d’un temple commencé[10] doit porter par écrit ses sollicitations, fondées sur l’amour des héroïnes de nos bandières processionnales. Je n’ai vécu qu’avec nos drapeaux et nos étendards. Nourri de détails unis avec l’honneur, j’ai vu démissions valoir, d’autres refusées, selon la volonté du chef ; j’ai vu qu’autrefois faire et dire étaient un terminé inviolable. Sur quoi tabler dans ces climats nouveaux, où les formes sont en continuelle bataille avec le fond ? Que la volonté de Dieu soit faite au profit de nos âmes en leur direction ! Je ne balaierai jamais la mienne, ma chère sœur, de l’amour que vous m’avez inspiré

22. — Goldoni est attaché plus que jamais à la France : il vient d’être fait maître de langue italienne des Enfans de France, avec deux mille écus d’appointemens.

24. — On voit dans la Gazette littéraire une Lettre de de M. de La Condamine, don Quichotte-né de l’inoculation, où il réfute un fait qu’il se croit personnel, inséré dans le Rapport des commissaires contre l’inoculation[11]. Il déclare qu’il est prêt à accepter le défi qu’on lui a fait, et sur lequel on voudrait mettre en doute son courage, de se faire inoculer pour éprouver si cette opération réussirait sur un sujet qui a déjà eu la petite vérole.

25. — Le Siège de Calais de M. de Belloy paraît imprimé. Cette tragédie est dédiée au roi : elle est précédée d’une préface, et suivie de réflexions ou plutôt de notes historiques. Dans la première, l’auteur annonce qu’il travaille depuis long-temps à une Poétique[12], qui sera bien mauvaise s’il a fait ses tragédies sur les règles qu’il a imaginées, ou s’il a tracé ses règles d’après ses tragédies : quoi qu’il en soit, cette pièce ne fait plus à la lecture la même illusion que sur la scène. On convient généralement qu’elle est barbarement écrite, et que l’auteur, faute de trouver le mot propre, estropie toutes ses pensées les plus belles ; en un mot, on la relègue dans la classe des tragédies médiocres, pour ne rien dire de plus.

26. — Plusieurs pairs, les uns disent seize, les autres dix-huit, ont signé un Mémoire par lequel ils prétendent établir que la véritable cour des pairs n’est autre que les pairs assemblés et présidés par le roi, et que cette cour subsiste sans la participation et indépendamment du parlement, où ils ont droit d’aller siéger. Ce Mémoire doit être présenté au roi par M. le duc de Sully, qui en a obtenu la permission. C’est M. Moreau qui paraît être le rédacteur de cet ouvrage intéressant : peut-être M. de Villaret y a-t-il quelque part.

28. — M. Dorat vient de faire imprimer une tragédie en vers et en trois actes, intitulée Régulus. Sans examiner le mérite de ce drame, qui a le grand défaut de manquer d’action, nous nous contenterons de citer ce qu’il dit plaisamment dans sa préface : « Quel ouvrage qu’une tragédie ! je ne sache rien de si embarrassant à faire, et de si embarrassant quand elle est faite. La présentera-t-on aux Comédiens ? La recevront-ils ? La joueront-ils ? Réussira-t-elle ? Restera-t-elle au théâtre ? Ira-t-elle à la postérité ? Qu’en diront les journalistes ? »

31. — Histoire amoureuse de Pierre-le-Long et de sa très-honorée dame Blanche Bazu, écrite par icelui[13]. Tel est le titre d’un roman moderne, où l’on a voulu imiter la naïveté de Daphnis et Chloé. Cet ouvrage n’est pas sans mérite. Il est de M. de Sauvigny.

  1. V. 9 décembre 1764. — R.
  2. La Haye (Paris), 1765, in-8o de 40 pages. L’original anglais est de Guillaume Walsh. — R.
  3. V. 9 janvier 1763, à la note. — R.
  4. La Lettre d’un Cosmopolite fut en effet condamnée au feu par arrêt du parlement de Paris, en date du 20 mars 1765. — R.
  5. Un nommé Fardeau, prêtre, soupçonné d’avoir eu part à cet ouvrage, fut arrêté et mis à la Bastille. M. Van-Thol, qui a fourni de nombreux renseignemens à l’auteur du Dictionnaire des Anonymes, attribue la Lettre d’un Cosmopolite à Verlac de La Bastide, d’autres à l’abbé Dazès. — R.
  6. Bruxelles, 1765, in-12. — R.
  7. Réflexions impartiales d’un Français papiste et royaliste, etc. Alais, chez Narcisse Buisson, imprimeur, à l’enseigne du Probabilisme, 1764, in-12 de 234 pages. — R.
  8. Voici à quelle occasion cette lettre fut écrite. « M. Dulau Dallemans avait résigné*. la cure de Saint-Sulpice, une des plus considérables de Paris entre les mains de M. le comte de Clermont, prince du sang, et, en sa qualité d’abbé de Saint-Germain, patron de la cure. En conséquence de ce sacrifice, on donna une riche abbaye à M. Dulau, et le prince patron nomma l’abbé Noguès pour lui succéder. Celui-ci, connu pour janséniste, souleva contre lui tous les molinistes de la paroisse, que madame la comtesse de Gisors**. , amie intime de M. l’archevêque de Paris, se faisait gloire de commander. Intrigue, cabale, rien ne fut épargné de part et d’autre pour triompher d’une manière éclatante ; mais M. Dulau prit un parti courageux et décisif. Un curé qui a résigné sa cure, peut se repentir de sa résignation pendant un certain espace de temps limité. Alors la résignation est nulle. M. Dulau, après avoir reçu et accepté l’abbaye qu’on lui avait donnée, se repentit. Sa résignation fut nulle, et il ne resta que l’acceptation de l’abbaye de valable ; c’est ce que le parlement lui-même, qui portait l’abbé Noguès de toutes ses forces, ne put s’empêcher de juger dans son arrêt. Le repentir du curé de Saint-Sulpice ne surprit personne, parce que M. Dulau est depuis long-temps un homme fort décrié ; mais cela n’empêcha pas le parti moliniste de triompher, comme s’il avait le plus grand saint à sa tête. En fait de parti, il est question de succès, n’importe par quels moyens, et la probité qui échoue a mauvaise grâce vis-à-vis la friponnerie qui réussit. La morale de M. le duc de Brissac n’admet pas cette doctrine. » (Grimm, Correspondance littéraire. ier décembre 1765). — R.

    * Le 29 mai 1765. La révocation est du 26 juillet suivant. — R.

    **Elle était fille du duc de Nivernois. — R.

  9. Il était marguillier d’honneur de Saint-Sulpice. — R.
  10. L’église de Saint-Sulpice n’était point encore achevée. — R.
  11. Douze commissaires avaient été nommés par la Faculté de Médecine à Paris, pour examiner et discuter les avantages et les inconvéniens de l’inoculation de la petite vérole ; six d’entre eux s’étaient déclarés contre. — R.
  12. On trouve dans le sixième volume des Œuvres de De Belloy des Observations sur la langue et sur la poésie française. — R.
  13. Londres (Paris), 1765, in-12. Ce petit roman, plusieurs fois réimprimé, l’a été en dernier lieu sous ce titre : Les amours de Pierre-le-Long et de Blanche Bazu ; Paris, Werdet et Lequien fils, 1829 (et non 1819, comme le porte le frontispice), in-32. — R.