Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Avril

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 379-392).
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Avril 1765

Ier Avril. — On peut se rappeler les vers du chevalier de Boufflers, insérés au 20 février dernier. M. le comte de Choiseul-la-Beaume ayant réprimandé le jeune seigneur au nom des dames de Lorraine, voici les vers par lesquels il a répondu[1] :


Je le connais trop bien ce dangereux Amour ;
Dès mes plus jeunes ans il reçut mon hommage :
Il n’est le plus souvent que l’ouvrage d’un jour,
Mais un jour ne peut pas détruire son ouvrage.
J’ai goûté ses douceurs et j’ai senti ses coups :
Je sais qu’il se nourrit de plaisirs et de larmes.
Je saVous ne connaissiez que ses charmes ;
Je saAh ! je le connais mieux que vous.
Je saLas des mépris, des inconstances
Je saDont furent payés tous mes soins,
Je saJe cherchai d’autres jouissances,
Moins pures, il est vrai, mais qui me coûtaient moins ;
J’eus recours, je l’avoue, à ces beautés faciles
Qui veulent de l’argent et non pas des soupirs ;
Elles ont essuyé, courtisanes habiles,
Les larmes de l’Amour par la main des Plaisirs.

Je saÀ l’amant qui leur plaît, ces belles,
Pour n’en point violer, ne font pas de sermens.
Que de femmes, hélas ! devraient faire comme elles
Je saPour ne point tromper leurs amans.
Voilà les vingt beautés que j’ai si bien trahies
Je saEt qui me l’ont si bien rendu ;
Je saVoilà les Iris, les Sylvies,
Au nom de qui, Choiseul, vous m’avez répondu.
Soyez leur chevalier ; elles doivent vous rendre
Je saBien des faveurs pour ce bienfait ;
Mais elles trouveront que vous auriez mieux fait
De les bien attaquer que de mal les défendre.

2. — Sur la destruction des Jésuites en France, par un auteur désintéressé[2]. Tel est le titre d’une brochure in-12 de deux cent trente-cinq pages, qui annonce de la part de son auteur une impartialité qu’il justifie dans le corps de son ouvrage. Il rend un compte succinct de tout ce qui s’est passé au sujet de cette fameuse révolution ; il indique les principaux faits, les raisons politiques et morales qui ont préparé cet événement. Le précis dans lequel il entre à cet égard est bien fait, et présente le tableau fidèle de la société ; on y trouve des anecdotes hardies, mais adroitement déguisées, qui rendent ce livre rare et précieux. On l’attribue à quelques gens de lettres, entre autres à M. d’Alembert, qui s’en défend fortement. Des critiques, cependant, trouvent ce livre croqué ; ils sont fâchés que l’auteur y ait indistinctement ramassé les quolibets de toute espèce qui ont couru dans le public sur cette Société.

3. — On répand des copies d’une Lettre de M. de Voltaire à M. Berger, l’intime ami dans le sein duquel cet auteur déposait ses secrets, et à qui l’on a enlevé les lettres qui ont été imprimées depuis quelque temps sous le nom de Lettres secrètes. M. de Voltaire, après avoir plaisanté M. Berger sur la pierre dont il est tourmenté, et avoir fait quelques réflexions burlesques sur la Providence, le gronde de s’être laissé prendre des copies de ses lettres par un nommé Vaugé. Au reste, il prétend quelles sont si défigurées qu’il ne s’y reconnaît pas lui-même. Il tombe ensuite sur Fréron, et finit par se féliciter de la vie délicieuse et simple qu’il mène aux Délices. On voit, dans toute cette façon de penser et de plaisanter, quelque chose de contraint qui déplaît : c’est un vieillard septuagénaire qui s’efforce de rire, la rage dans le cœur.

4. — Il paraît un Mémoire de M. Loyseau, jeune avocat, qui traite son métier plus en orateur qu’en jurisconsulte. Cet ouvrage fait grand bruit comme littéraire. C’est l’histoire des amours de M. Le Bœuf de Valdahon, mousquetaire de la première compagnie, avec mademoiselle Le Monnier, fille du premier président de la chambre des Comptes de Dôle. Il fait parler le jeune homme ; il raconte d’une manière tendre et touchante toute son intrigue, qu’il ne révèle qu’à la dernière extrémité, et contraint à le faire pour repousser les imputations atroces du père de la demoiselle. Rien de plus agréablement écrit que ce roman, plein d’incidens et de peintures voluptueuses. C’est le même sujet qu’on avait annoncé devoir être traité par J.-J. Rousseau[3].

Ce jeune homme s’était déjà laissé condamner par contumace, au parlement de Franche-Comté, à vingt ans d’absence et à vingt mille livres de dommages-intérêts. M. Le Monnier n’a point cru cette peine assez grande, et a voulu se pourvoir en cassation du jugement, ce qui augmente encore l’intérêt pour le malheureux amant.

5. — Il paraît un livre en deux volumes, intitulé Observations sur l’Histoire de France, par M. l’abbé de Mably. Cet auteur traite la matière depuis le commencement de la monarchie jusqu’au règne de Charles-le-Bel, dernier fils de Philippe-le-Bel. On ne peut que louer la manière courageuse avec laquelle il défend dans son ouvrage les droits de l’humanité contre les princes ambitieux qui regardent les autres hommes comme nés pour l’esclavage. Cette liberté n’a point plu au gouvernement, et le livre est proscrit. Il est écrit d’un style ferme et noble.

6. — Il y a une fermentation très-grande dans le tripot comique. Un acteur assez médiocre, nommé Dubois, s’est fait guérir d’une maladie honteuse par un chirurgien. Celui-ci s’est plaint à la compagnie de n’avoir pas été payé par l’acteur, qui a nié la dette. Mademoiselle Clairon, très-vive sur le point d’honneur, a ameuté toute sa cohorte, et l’on a parlé à M. de Richelieu, gentilhomme de la Chambre. Celui-ci a traité l’affaire comme une affaire de vilains ; il n’a pas voulu s’en mêler, et en a remis la décision aux Comédiens, disant qu’ils étaient les pairs de Dubois, et qu’ils pouvaient le juger. En conséquence il a été chassé, lui et un nommé Blainville, qui paraissait avoir rendu quelque faux témoignage dans l’affaire. Mademoiselle Dubois, fille de l’expulsé, prend la chose fortement à cœur ; elle met en œuvre tous ses charmes auprès de M. le duc de Fronsac, et se flatte de réintégrer son père.

8. — Il paraît à Leipsick une huitième édition, en quatre parties in-8o, des Satyres de M. Rabener. Les deux premières parties ont déjà été traduites de l’allemand par MM. Sellius et de Boispréaux[4]. La vérité, la force et la grâce avec lesquelles ce grand homme décrit les mœurs de son pays, font désirer de voir la suite à la portée de notre nation.

9. — M. Quélant répand dans le public là traduction d’un sonnet de Pétrarque, qui commence par ces mots : S’amor non è, che dunque è quel ch’iosento ? Il peint à merveille le caractère original de cet auteur.


Si ce n’est point amour, qu’est-ce donc que je sens ?
Si c’est amour, grand Dieu, quelle espèce est la sienne ?
Pourquoi, si c’est un bien, cause-t-il mes tourmens ?
D’où vient, si c’est un mal, aimé-je tant ma peine ?
Si j’aime de bon gré, d’où vient que je gémis ?
Si j’aime malgré moi, que me servent mes larmes ?
Ô mort vive et sensible, ô tourment plein de charmes,
Comment à ton pouvoir me suis-je donc soumis ?

Si je l’ai bien voulu, j’ai donc tort de me plaindre.
Agité par les vents de cent côtés divers,
Je suis comme un vaisseau qui se perd sous les mers.

Hors de moi, je ne sais qu’espérer ni que craindre,
J’ignore qui je suis, quelle est ma volonté,
Je brûle en plein hiver, et tremble en plein été.

10. — M. le comte de Lauraguais et mademoiselle Arnould sont deux personnages trop intéressans dans le monde littéraire pour ne pas rassembler avec empressement tout ce qui a rapport à eux. Depuis quelque temps il a débuté à l’Opéra une danseuse fort bien tournée, nommée mademoiselle Robbe ; elle a donné dans les yeux à M. de Lauraguais, qui n’a pu s’empêcher de témoigner à mademoiselle Arnould l’impression qu’il avait éprouvée. Celle-ci a reçu cette confidence avec la même philosophie que l’amant la faisait ; elle a pris sur elle de suivre la passion nouvelle de M. de Lauraguais, et d’en apprendre les progrès de sa propre bouche. Un jour qu’elle lui demandait où il en était, il ne put s’empêcher de lui témoigner qu’il était désolé de voir toujours chez sa nouvelle divinité un certain chevalier de Malte qui l’offusquait fort, « Un chevalier de Malte ! s’écrie mademoiselle Arnould ; vous avez bien raison, M. le comte, de craindre cet homme… ; il est là pour chasser les infidèles. »

11. — On a laissé passer en France, depuis quelque temps, le livre de M. d’Argenson, intitulé : Considérations sur le Gouvernement de France. On y a mis des cartons. Ceux qui ont eu l’ouvrage manuscrit entre les mains et qui étaient amis de l’auteur, tels que plusieurs membres de l’Académie des Belles-Lettres, conviennent que ni celui-là ni l’autre, imprimé en Hollande, ne sont le véritable texte. Tout en a été altéré, jusqu’au titre, qui était : Jusqu’où la Démocratie peut s’étendre dans un État monarchique. On prétend que c’est à Rousseau de Genève qu’on doit cet ouvrage, tout imparfait qu’il soit, et que M. le marquis de Paulmy, fils de l’auteur, a le véritable manuscrit.

11. — Il passe pour constant que Garrick, ce fameux comédien de Londres, qui est à Paris depuis long-temps, a pour but de travailler à une pièce qui puisse servir de pendant au Français à Londres. On assure qu’il a un talent admirable pour saisir les ridicules, et qu’il joue parfaitement la pantomime. Reste à savoir si sa composition aura la finesse de tact, la délicatesse de goût de M. de Boissy, qualités bien rares dans un Anglais.

13. — Mademoiselle Clairon ne cesse de souffler le feu de la discorde dans sa troupe. Elle est furieuse, à ce qu’on prétend, du bruit qui court que Dubois aura un ordre du roi pour continuer son rôle de Mauni, dans le Siège de Calais, dont on avait déjà chargé un autre acteur. Mademoiselle Dubois a si bien mis en œuvre ses charmes auprès de M. le duc de Fronsac, qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait. On assure qu’il y a des comités fréquens entre les Comédiens : on cabale, on fait des menées. On ne sait comment finira cette histoire.

14. — M. Diderot s’étant trouvé obligé de vendre sa bibliothèque pour des dispositions de famille, cette nouvelle s’est répandue chez les étrangers. On en a parlé à l’impératrice des Russies, et cette princesse vient de faire écrire une lettre[5] très-flatteuse à notre philosophe. Elle lui marque que, instruite des raisons qui le font défaire de ses livres, et du prix qu’ils valent, elle désire les acheter ; qu’en conséquence elle a donné ordre qu’on lui comptât une somme de quinze mille livres, qu’on lui avait assuré valoir cette acquisition, et mille livres en outre en forme de gratification, dont elle prétend qu’il jouisse tous les ans. Sa Majesté Impériale ajoute qu’elle ne veut point le priver d’un dépôt aussi précieux et aussi utile ; elle le prie de garder cette bibliothèque jusqu’à ce qu’elle la lui fasse demander.

15. — Il s’est passé aujourd’hui à la Comédie Française une scène dont il n’y a pas encore eu d’exemple depuis l’institution du théâtre : c’est une suite de la fermentation dont nous avons annoncé les progrès. Les Comédiens, instruits de la certitude de l’ordre du roi pour faire jouer Dubois, n’ont point voulu en avoir le démenti, et le complot s’étant formé chez mademoiselle Clairon de ne pas jouer, il s’est exécuté de la façon suivante. Tout étant disposé, Le Kain est arrivé sur les quatre heures et demie ; il a demandé aux semainiers qui jouerait le rôle de Mauni. « C’est Dubois, lui a-t-on répondu, suivant l’ordre du roi. — Cela étant, a-t-il répliqué, voilà mon rôle, » et il s’en est allé. Molé est venu ensuite, qui a fait la même chose. Brizard et Dauberval ont suivi les traces de ces mutins. Enfin est entrée l’auguste Clairon, sortant de son lit, assurant qu’elle était toute malade, mais qu’elle savait ce qu’elle devait au public et qu’elle mourrait plutôt sur le théâtre que de lui manquer. « Qui fait le rôle de Mauni ? » a-t-elle demandé. Ensuite, sur la réponse que c’était Dubois, elle s’est trouvée mal, et est retournée se mettre au lit. Grand embarras dans le reste de la troupe : point de gentilshommes de la chambre. L’heure s’approchait. On consulte M. de Biron, qui se trouvait là par hasard. On convient de donner le Joueur, au lieu du Siège de Calais, et de glisser cette annonce à la suite du compliment. Cependant la nouvelle avait transpiré et faisait l’entretien du parterre. On s’arrête à la vue du complimenteur, homme de mine piètre et mesquine, le sieur Bourette ; il annonce sa mission, et déclare que la défection de quelques acteurs les met dans le cas de substituer le Joueur au Siège de Calais. À l’instant des huées, des sifflets ; le mot de Calais ! se répète de tous les endroits de la salle ; on crie : À l’Hôpital la Clairon ! Molé, Brizard, Le Kain, Dauberval, au Fort-l’Évêque. L’orateur est obligé de se retirer, et l’on met de nouveau en délibération ce qu’on fera. Cependant le tapage continuait, et la garde voulait imposer silence. M. de Biron envoie dire qu’elle se contienne et laisse le public en liberté, qui ne cessait de répéter : la Clairon, à l’Hôpital ! etc. M. de Biron, consulté de nouveau par les Comédiens, leur conseille d’essayer toujours d’entrer, en scène, ce qui ayant été exécuté par Préville et madame Bellecour, les cris ont redoublé. Les acteurs, ne pouvant se faire entendre, rentrèrent dans la coulisse, et le spectacle ne pouvant avoir lieu, un sergent vint haranguer le parterre de la part de M. Le marechal de Biron ; il annonça qu’on allait rendre l’argent ou des billets.

Préville et l’autre semainier, le soir même, ont été rendre compte de l’aventure à M. le lientenan-général de police, qui leur a témoigné combien il était sensible à cela, mais qu’il ne pouvait se dispenser d’exercer ses chatimens.

16. — Fermentation étonnante dans Paris au sujet de cette histoire, grand comité des gentilshommes de la chambre tenu chez M. de Sartines. Le résultat est d’envoyer les coupables au Fort-l’Évêque. Brizard et Dauberval y vont aujourd’hui. Molé et Le Kain, en fuite, se sont arrêtés à une certaine distance, et ont écrit une belle lettre, où ils rendent compte de leur conduite, et déclarent que l’honneur ne leur permet pas de jouer avec un fripon.

Mademoiselle Clairon reçoit des visites de la cour et de la ville au sujet de cet événement. Elle ne peut digérer l’affront qu’on a voulu lui faire de la mettre en face de Dubois. On rapporte à ce sujet qu’ayant interpellé quelques officiers qui faisaient cercle chez elle, et leur ayant demandé si, dans leur corps, ils n’en useraient pas de même si quelqu’un d’eux avait fait une bassesse ? ce qu’ils feraient ? s’ils ne le chasseraient pas ? et si, par extraordinaire, la cour voulait les forcer à garder un infâme, s’ils ne quitteraient pas tous ? « Sans doute, Mademoiselle, reprend l’un d’eux avec vivacité, mais ce ne serait pas un jour de siège. »

18. — Mademoiselle Clairon est au Fort-l’Évêque depuis avant-hier. Molé et Le Kain s’y sont rendus du lieu de leur retraite.

Les Comédiens ont repris hier leur service. Comme on craignait que la scène ne fut tumultueuse, on n’a fait afficher que fort tard, en sorte qu’il y a eu très-peu de monde, comme on le désirait, et des gens gagés qui ont applaudi un assez maigre compliment qu’est venu débiter Bellecour. M. de Sartines, à qui on l’attribue, était présent au spectacle. Ils ont joué ensuite le Chevalier à la mode et le Babillard, et tout s’est passé fort tranquillement. Le sieur Bellecour, en rentrant dans les foyers après son débit, a paru pénétré de la scène humiliante qu’il venait de jouer, et a déclaré qu’il fallait avoir autant d’attachement pour sa compagnie qu’il en avait, pour s’être prêté à un pareil rôle.

19. — Discours prononcé à la Comédie Française par Bellecour, avant la pièce du Chevalier a la mode.

Messieurs,

C’est avec la plus vive douleur que nous nous présentons devant vous ; nous ressentons avec la plus grande amertume le malheur de vous avoir manqué. Notre âme ne peut être plus affectée qu’elle l’est du tort réel que nous avons. Il n’est aucune satisfaction qu’on ne vous doive : nous attendons avec soumission les peines qu’on voudra bien nous imposer, et qui ont été déjà imposées à plusieurs de nos camarades. Notre repentir est sincère. Ce qui ajoute encore à nos regrets, c’est d’être forcés de renfermer au fond de notre cœur les sentimens de zèle, d’attachement et de respect que nous vous devons, qui doivent vous paraître suspects dans ce moment-ci. C’est par nos soins et par les efforts que nous ferons pour contribuer à vos amusemens, que nous espérons vous ôter jusqu’au moindre souvenir de notre faute, et c’est des bontés et de l’indulgence dont vous nous avez tant de fois honorés, que nous attendons la grâce que nous vous demandons, et que nous vous supplions de nous accorder.

20. — Molé et Brizard sont sortis aujourd’hui de leur prison pour jouer dans le Glorieux et Zénéide.

On ne peut qu’attribuer à une cabale gagée par eux les applaudissemens multipliés avec lesquels ils ont été reçus. Leur insolence s’en est accrue, et l’on ne peut rendre l’indignation qu’a causée aux gens comme il faut ce contraste révoltant.

Quant à mademoiselle Clairon, elle convertit en triomphe une disgrâce qui devrait l’humilier. Elle a été conduite au Fort-l’Évêque par madame Berthier de Sauvigny, l’intendante de Paris ; et l’exempt n’ayant point voulu lâcher sa proie, il est monté dans le vis-à-vis de cette dame, qui a pris mademoiselle Clairon sur ses genoux, tandis que l’alguazil s’est assis sur le devant. On ne peut omettre une réponse qu’il a faite à mademoiselle Clairon, en lui signifiant l’ordre de sa détention. Cette héroïne a reçu la nouvelle avec une noblesse digne d’elle ; elle a déclaré qu’elle était soumise aux ordres du roi, que tout en elle était à la disposition de Sa Majesté ; que ses biens, sa personne, sa vie, en dépendaient ; mais que son honneur resterait intact, et que le roi lui-même n’y pouvait rien. « Vous avez bien raison, Mademoiselle, a-t-il répliqué, où il n’y a rien, le roi perd ses droits. »

Cette actrice a le logement le moins désagréable de la prison : on l’a meublé magnifiquement. C’est une affluence prodigieuse de carrosses. Elle y donne des soupers divins et nombreux ; en un mot, elle y tient l’état le plus grand.

22. — Mademoiselle Clairon est sortie hier au soir du Fort-l’Évêque, sur la représentation de son chirurgien, qui a déclaré que sa santé était en danger. Elle est allée de là chez madame de Sauvigny, où, après les tendres amitiés, sont venus les évanouissemens. Enfin elle s’est rendue chez elle. Elle y est aux arrêts, et n’y peut recevoir que trois personnes, outre celles qui la servent : madame de Sauvigny, M. de Valbelles, et un Russe pot au feu.

24. — Lettres et Observations à une dame de province, sur le Siège de Calais, ornées d’une carte géographique de cette ville, par M. de ***[6]. L’auteur ne se nomme point, et a raison dans un temps où l’on regarderait comme traître à la patrie quiconque oserait faire la critique de cette tragédie. Nous trouvons dans cet ouvrage une anecdote qui nous apprend que M. d’Arnaud fera paraître, l’hiver prochain, un Siège de Calais, poëme commencé depuis plus de trois ans. On dit que ce poète aura pour garans plusieurs personnes dignes de foi, et entre autres un homme de grand mérite, M. de Villaret. L’auteur ne paraît point des ennemis de M. d’Arnaud.

25. — L’affaire des Comédiens est toujours en suspens, et le théâtre ne va que cahin caha. On fait sortir journellement les prisonniers pour jouer, et on les reconduit au Fort-l’Évêque. On négocie beaucoup, M. de Belloy, pour faire plaisir à mademoiselle Clairon, à laquelle il doit son existence, a retiré son Siège de Calais, au moyen de quoi le public n’est plus en droit d’exiger la réparation qu’il devait naturellement attendre, de revoir cette pièce avec les mêmes acteurs qui devaient la représenter le lundi 15, jour de la rentrée et de l’incartade de cette troupe.

26. — Il est question d’introduire en France un livre étranger excellent, mais où il se trouve des assertions hardies et inadmissibles sur la religion. Ce livre est de M. de Beausobre, et a pour titre Introduction à l’étude de la politique, des finances et du commerce. Il est en deux volumes in-12. M. de Sartines travaille à le faire épurer, et cet ouvrage paraîtra ensuite ici au moyen de l’édition châtrée qu’on en fera[7].

28. — Ou annonce une suite au Dictionnaire Philosophique, sous le titre de Philosophie de l’histoire, par feu l’abbé Bazin. Ce livre est dédié à l’impératrice des Russies. On ne peut douter que l’ouvrage ne soit de M. de Voltaire. Tout y est marqué au coin de son esprit, de sa plaisanterie et de son incrédulité. Ce livre, qui paraît ressasser beaucoup de choses déjà répétées mille fois, et qu’il a traitées lui-même ailleurs, va recevoir la plus grande vogue par sa rareté et le mérite du sujet, embelli de tout ce que peut y ajouter le sarcasme du bel esprit. Il y a, à la fin, une petite note par laquelle on annonce que c’est tout ce qu’on a pu recueillir du manuscrit de cet abbé, auquel on n’a eu garde de toucher : si l’on en recouvre la suite, on promet de la donner au public. C’est ce qu’on appelle une pierre d’attente qui nous annonce une suite prochaine, peut-être déjà dans le portefeuille intarissable de M. de Voltaire.

29. — On lit dans une Vie de M. Rossillon de Bernex, évêque et prince de Genève, par le R. P. Boudet, chanoine régulier de Saint-Antoine, une anecdote singulière sur un prétendu miracle, opéré de son vivant par ce prélat. C’est un certificat[8] signé J. -J. Rousseau, par lequel ce philosophe atteste avoir été témoin d’un feu éteint à ses yeux, cet évêque s’étant mis à genoux. Il est assez singulier de voir un homme qui écrit contre les miracles, dresser un Mémoire comme témoin oculaire d’un fait qui ne peut être l’ouvrage du hasard.

  1. Ces vers font partie d’une lettre que l’on trouve, ainsi que ceux de M. de Choiseul, dans les Œuvres complètes de Boufflers édition Furne, tome I, p. 51-54. — R.
  2. Cet écrit de d’Alembert a été plusieurs fois réimprimé. L’édition publiée, en 1821, chez Baudouin frères, est précédée d’un Précis historique par M. Cauchois-Lemaire. Dans le Journal de la librairie de 1826, M. Beuchot a dévoilé la charlatanerie d’un éditeur qui reproduisant l’ouvrage de d’Alembert, l’attribue à un ancien magistrat. — R.
  3. V. 7 avril 1763. — R.
  4. Sellius a été assez fréquemment le collaborateur de Bénigne Dujardin, maître des requêtes, caché ici sous le masque de Boispréaux. — R.
  5. On la trouve dans la Correspondance littéraire de Grimm, à la date du 15 avril 1765. — R.
  6. Paris, L’Esclapard, 1765, in-8o de 96 pages. Dans la huitième lettre on désigne De Rosoy comme auteur de la brochure intitulé les Baladins dont il a été question au 29 mars 1764 ; et ce dernier, qui a répondu*. aux critiques dirigées contre lui, ne se défend point de cette imputation.

    *Sa réponse a pour titre ; Remerciement de l’auteur des Décius Français à l’auteur des Lettres et Observations sur les deux tragédies du Siège de Calais. Amsterdam, 1765, in-8o de 16 pages. — R.

  7. Il en a été publié une nouvelle édition, corrigée et augmentée, en 1771, 3 vol. in-12. — R.
  8. Ce certificat se trouve dans les diverses éditions des Œuvres de Rousseau.