Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Mai

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 392-401).
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Mai 1765

2 Mai. — Épigramme contre mademoiselle Clairon.


Quoi ! mille francs pour ma v…,
Disait Dubois à son frater ?

Frétillon[1], pour beaucoup moin cher,
A fait cent tours de casserole.
— Eh donc ! répliqua le Keyser ;
Sandis, c’est un exemple unique :
La belle, alors, de tout Paris
Était la meilleure pratique :
J’aurais dû la traiter gratis ;
C’était l’espoir de ma boutique.

3. — Le chevalier de La Morlière, personnage très-renommé pour sa causticité et ses démêlés avec les Comédiens et différens auteurs, après avoir essuyé diverses corrections de la police à cette occasion, avait enfin reçu, quelque temps avant la clôture des spectacles, un ordre précis de M. de Sartines de ne plus s’y présenter. Mademoiselle Clairon avait eu l’autorité de lui faire enjoindre cette défense inouïe, sous prétexte qu’elle ne pouvait jouer à la vue de ce monstre.

Quoi qu’il en soit, le chevalier, après avoir présenté différens Mémoires à M. le lieutenant de police et à M. de Saint-Florentin, veut faire un Mémoire en forme de consultation, où, en exposant l’histoire de ses démêlés avec les Comédiens, il demandera par quelle voie se pourvoir pour jouir du droit qu’a tout citoyen libre d’aller à ce spectacle ?

4. — On lit dans le Mercure de ce mois une Lettre de M. Piron au sieur de La Place, auteur du Mercure, où il annonce sa conversion dans son style ordinaire et avec la tournure d’esprit qui lui est propre. On ne peut encore décider si c’est sincérité, hypocrisie ou persiflage. Cette épître est occasionée par l’envoi de la traduction d’un psaume. On se doute bien que cet ouvrage, qui est le plus édifiant, n’est pas le meilleur de l’auteur. Quoi qu’il en soit, cette démarche est des plus originales, et la Lettre y répond on ne peut mieux.

Nous apprenons que M. Piron est furieux de l’impression de sa Lettre. Il l’avait jointe au psaume pour lui servir d’introduction, mais il ne comptait pas que M. de La Place la rendrait publique.

5. — Messieurs des requêtes de l’hôtel, à la suite du jugement en faveur des Calas, ont arrêté que le roi serait supplié de faire abolir une certaine procession d’usage à Toulouse, le 17 mai de chaque année. On vient de faire imprimer l’histoire de cette cérémonie, sous le titre suivant : Histoire de la Délivrance de la ville de Toulouse, arrivée le 17 mai 1562, où l’on voit la conspiration des huguenots contre les catholiques, leurs différens combats, la défaite des huguenots, et l’origine de la procession du 17 mai, le dénombrement des reliques de l’église de Saint-Cernin : le tout tiré des annales de ladite ville. On y a mis cette épigraphe :


Tantùm religio potuit suadere malorum !

L’historien, dans une préface très-judicieuse et très-bien écrite, fait voir la nécessité de supprimer cette cérémonie, monument trop durable du fanatisme et de la révolte, surtout dans ce siècle philosophe, où l’esprit de tolérance se répand si heureusement.

7. — On apprend de Neufchâtel qu’il s’était assemblé un consistoire à Motiers, où réside le célèbre Rousseau ; qu’il avait été question de procéder contre lui comme l’Antéchrist ; mais que le gouvernement avait décidé que ce consistoire n’avait rien à voir à la religion de M. Rousseau, et avait arrêté toute procédure ultérieure contre lui.

9. — Les Comédiens Italiens ont donné hier une pièce nouvelle, intitulée les Amours de Gonesse, comédie en un acte et en vers, mêlée d’ariettes ; les paroles de M. de Chamfort, et la musique de M. de La Borde. Le premier n’a point soutenu la réputation que lui avait faite la Jeune Indienne jouée aux Français. Le second est encore éloigné d’être sur la ligne des Philidor et des Duni. Il faut qu’il se contente de briller à la tête des amateurs.

10. — L’affaire des Comédiens est enfin terminée. Elle s’est traitée avec une importance qu’on ne s’imaginerait pas devoir apporter à la vilité des personnages. Dubois a paru demander sa retraite et l’a obtenue. On lui a accordé quinze cents livres de pension, quoiqu’il n’eût que vingt-neuf ans de service, et que, selon la règle, il en faille trente. En conséquence, pour ne point déroger à l’usage, il est encore censé au théâtre une année, et il jouira de sa part, quoiqu’il ne joue plus. On lui accorde en outre cinq cents livres de pension extraordinaire, comme ayant fait une élève, sa fille, ce qui est de l’étiquette. Les détenus en prison ont été élargis hier au soir.

11. — On voit ici les fragmens d’une lettre de l’impératrice des Russies, qui, joints à quantité d’autres traits, lui concilient les suffrages des philosophes et des gens de lettres. Elle s’exprime ainsi dans une lettre à madame de ***, pour qui elle a conservé l’amitié dont elle l’honorait autrefois.

« Si vous étiez ici, Madame, il n’y aurait d’autre distance entre vous et moi qu’une petite table. Mes ordonnances, relativement au clergé, n’ont eu pour but que de le débarrasser des soins du temporel, pour que n’étant plus occupé dorénavant que du spirituel, il puisse en paraître plus respectable aux yeux des peuples…

« Ne me nommez plus, je vous prie, le nom de Montesquieu, parce qu’il m’arrache des soupirs. S’il vivait encore, je lui aurais fait des propositions, mais il m’aurait refusée… Son livre est le vrai bréviaire des souverains, j’entends de ceux qui ont le sens commun.

« Le roi de Prusse, ce grand prince, mon ami et mon allié, m’écrit des lettres dont chaque mot et chaque ligne mériteraient d’être imprimés ; mais il n’est pas encore temps pour cela. Nous traitons de nos affaires tout haut, parce que nous ne faisons point usage des fausses finesses qui gouvernent dans les autres cours.

« C’est avec raison que vous pouvez avoir été surprise des Manifestes, mais vous n’avez pas apparemment réfléchi, Madame, que je parlais à des Russes, et non pas à des Anglais. Pour vous contenter, j’ose vous promettre que vous n’en verrez plus de ma façon ».

12. — On fait l’Histoire de la maison, ville et duché d’Orléans. On doit trouver à la tête le portrait de S. A. S. Monseigneur le duc d’Orléans, avec ces vers remarquables :


Vous qui d’un œil surpris comptez dans cette histoire
VoTant de héros, d’exploits et de vertus,
VousSi vous doutiez, ne doutez plus,
VousCe prince vous les fera croire.

13. — Le retour de mademoiselle Dumesnil a mis les Comédiens en état de jouer aujourd’hui une tragédie. Ils ont donné Sémiramis. Le public est retourné en foule à ce spectacle, composé de gens de la plus haute distinction. Mademoiselle Dumesnil a été fort applaudie, mais mademoiselle Dubois, qui faisait le rôle d’Azéma, encore plus : ce qui décèle la cabale ameutée en faveur de cette actrice médiocre.

Mademoiselle Clairon est encore incommodée, ou du moins fait valoir son état pour ne point jouer. Elle veut exciter les désirs du public.

14. — Jupiter et Danaé, poème héroï-comique, par Du Rousset. Genève et Paris, 1764, in-8o de soixante-treize pages. Ce poëme est divisé en six chants, il roule sur la fable agréable et connue de la métamorphose du maître des dieux pour triompher de cette belle princesse. Nous nous contenterons d’indiquer la manière de l’auteur par ces deux vers caractéristiques : Danaé joue aux quilles avec sa suivante, elle se plaint de sa maladresse :


Hélas ! que dira-t-on d’une impuissante fille
Qui n’a pu dans ce jour mettre à bas une quille !

15. — Fréron, toujours acharné contre M. de Voltaire, vient de publier dans l’Année littéraire[2] une pretendue Lettre d’un philosophé protestant à M *** sur Une lettre que M. de Voltaire a écrite à M. Damilaville, à Paris, au sujet des Calas. Ce philosophe protestant réfute la manière dont M. de Voltaire prétend avoir été autorisé à présumer l’innocence des Calas. Il est bien extraordinaire. qu’on sache un mauvais gré à ce grand homme d’avoir embrassé aveuglément la cause d’un vieillard qu’il souhaitait n’être pas trouvé coupable. Quelque peu raisonné que fût son zèle, il ne lui fait que plus d’honneur. Les vrais philosophes sauront très-mauvais gré à Fréron d’avoir mis sous le nom d’un autre philosophe toutes les mauvaises chicanes, tous les raisonnemens scolastiques qu’il emploie pour prouver que M. de Voltaire a eu tort.

19. — Entre les différens ouvrages qui ont paru sur l’éducation depuis quelque temps, on distingue celui de M. Garnier, professeur royal d’hébreu et de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il est intitulé de l’Éducation civile. L’auteur, après avoir étalé ses recherches sur l’éducation antique, trace le meilleur plan, suivant lui, pour nos mœurs. Entre les différentes vues qu’on remarque dans cet ouvrage, on distingue le projet d’une troisième année de philosophie, où l’on étudierait la morale pratique, économique et politique, qui comprendrait le droit de la nature et des gens, la science de l’homme civil. C’est cette dernière partie qui fait l’objet de l’ouvrage, divisé en sept livres précédés d’une introduction sur la nécessité d’apprendre à se connaître. M. Garnier voudrait surtout qu’on ramenât les lettres à leur véritable institution. Nous ne les regardons plus que comme un objet d’amusement. Il fait une sortie assez vive contre les tragiques français, auxquels il reproche d’avoir dégradé leur art et de l’avoir fait dégénérer de la première institution.

20. — M. Bret vient de recueillir ses Œuvres de Théâtre en un volume, dédié à S. A. S. M. le prince de Condé. Cette collection renferme l’École amoureuse, la Double extravagance, le Jaloux, l’Entêtement, l’Orphelin ou le Faux Généreux. Les deux premières pièces ont eu du succès et sont restées au théâtre, les trois autres n’ont pas eu le même avantage.

En général, M. Bret a du sens, de la raison, des connaissances ; il possède le ton de la bonne comédie, l’entente des scènes, la variété des caractères ; mais ses défauts sont un manque d’énergie dans ces mêmes caractères, du romanesque dans les ressorts, trop de sagesse, qui dégénère quelquefois en froideur.

24. — L’Académie des Sciences s’étant employée pour faire avoir à M. d’Alembert la place vacante par la mort de M. Clairaut[3], le ministre a répondu aux députés de cette Compagnie que Sa Majesté était trop mécontente des derniers ouvrages de M. d’Alembert pour lui accorder aucune grâce. On croit que ce discours tombe sur le livre concernant la destruction des Jésuites[4].

28. — Les Comédiens Italiens ont donné aujourd’hui une représentation extraordinaire du Roi et le Fermier, avec le Sorcier et deux ballets de Pitrot. Le produit de cette représentation a été destiné à Philidor, musicien connu par ses talens, mais que des malheurs domestiques ont réduit à la nécessité d’accepter ce bienfait de la part des Comédiens, pour lesquels il travaille depuis plusieurs années avec succès.

29. — On parle beaucoup d’avance du discours que doit prononcer à l’assemblée du clergé M. l’archevêque de Toulouse. On sait qu’il roulera sur l’accord des deux puissances. Voici la division de son discours : 1° la puissance royale doit soutenir la puissance ecclésiastique dans toute son étendue ; 2° la puissance royale doit empêcher que la puissance ecclésiastique n’excède ses bornes légitimes. On est d’autant plus curieux de voir comment l’abbé de Brienne traitera cet objet, qu’il est fort lié avec M. d’Alembert, et qu’on ne doute pas qu’il nait consulté cet auteur.

30. — Le Mandement de M. de Sarlat, quoique très-rare encore, commence à se répandre. Nous venons de le lire. Il est du 24 novembre. L’auteur y dévoile d’abord les raisons de son silence et celles de plusieurs évêques ; il révèle à cette occasion des anecdotes précieuses ; il foudroie ensuite les trois Mandemens de feu M. de Soissons, de M. l’évêque d’Angers et de M. d’Alais, conformes aux vues des parlemens. Il défend le livre des Assertions[5] avec une adresse singulière ; il soutient les Jésuites, et prétend démontrer leur innocence. Cet ouvrage, même comme littéraire, est très-bien fait ; il est écrit avec autant de force que de modération, et donne un bel exemple du zèle avec lequel un évêque doit dire son sentiment dans les matières qui le concernent.

31. — M. l’archevêque de Toulouse a prononcé aujourd’hui son discours. Son texte était pris de Zacharie, chap. VI : « Il s’assiéra sur son trône, et il dominera ; le grand-prêtre sera aussi assis sur le sien, et il y aura entre eux une alliance de paix. »

Dans le premier point, l’orateur a établi que c’était la religion qui avait formé les lois et les mœurs, et qu’elle avait eu recours à l’autorité temporelle pour en maintenir l’observation.

Dans le second, il a montré que la puissance ecclésiastique ne doit pas nuire à la protection qu’elle a droit d’attendre de la puissance temporelle, en l’occupant au soin de la contenir dans les limites des fonctions qui lui sont confiées, les peuples n’étant heureux que lorsque l’une et l’autre concourent à entretenir l’harmonie pour le bonheur des sujets.

  1. Mademoiselle Clairon. — R.
  2. Tome III, page 147. — R.
  3. Alexis Claude Clairaut, l’un des grands géomètres français, né le 7 mai 1713, mourut d’une fièvre putride, le 17 mai 1765. Il avait enseigné les mathématiques à madame du Châtelet. — R.
  4. V. 2 avril 1765. — R.
  5. V. 9 janvier 1763, à la note. — B.