Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Février

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 361-371).
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Février 1765

5 Février. — Quoique M. de Sartines et M. le vice-chancelier paraissent avoir le projet de supprimer tout-à-fait le Journal de Trévoux, depuis la mort du continuateur, M. Jolivet, ces magistrats se sont laissés aller aux sollicitations de messieurs de Sainte-Geneviève, et il paraît que cet ordre s’est emparé de la continuation. Il est actuellement entre les mains de M. Mercier, bibliothécaire de Sainte-Geneviève, et de M. le duc de La Vallière. C’est un littérateur de beaucoup d’érudition, et qui a un génie caustique, propre à répandre le sel nécessaire à un pareil ouvrage. On commence à en être plus content, depuis qu’il est entre ses mains.

6. — M. de Rosoy vient de faire imprimer une tragédie, ayant pour titre les Décius Français, ou le Siège de Calais. Il rend compte dans une préface assez longue des raisons qui l’ont déterminé à devancer M. de Belloy ; il affirme que sa pièce, présentée aux Comédiens dans le temps que celle-ci était encore au berceau, resta longtemps entre leurs mains, et qu’après lui avoir été rendue sans qu’on lui donnât aucune raison du retard et du refus, il apprit qu’elle avait été dans les mains d’un ami du Comédien à qui il l’avait confiée, lequel ami était fort lié avec M. de Belloy. Il insinue qu’il se pourrait trouver une ressemblance entre les deux drames, et qu’il veut éviter d’être accusé de plagiat. Le reste de sa préface contient deux anecdotes, dont nous avons déjà fait mention, l’une concernant le Cromwell de M. du Clairon[1], et l’autre le Titus de M. de Belloy[2].

Du reste, la pièce est mal écrite, et le canneras ne présente aucun trait de génie.

7. — Nous avons eu entre les mains un manuscrit intitulé les Matinées du Roi de Prusse[3]. C’est une extension d’un petit imprimé qui parut, il y a plus de dix ans, intitulé Idée de la personne et de la manière de vivre du roi de Prusse. On lui fait détailler au prince royal tous les principes de sa conduite secrète, civile, militaire et politique, et débiter les maximes les plus terribles dans tous les genres, ou les donner pour ressorts à ses vertus les plus brillantes. Ce pamphlet est écrit d’un style fin, spirituel et ironique.

9. — Offrande aux Autels et à la Patrie[4]. Cet ouvrage de M. Roustan, ministre du Saint Évangile, est une espèce de réfutation d’un article du Contrat Social de Rousseau, dans lequel il prétend qu’un État composé de chrétiens ne saurait subsister. L’auteur réfute Rousseau comme un ami ; il n’a pas la véhémence et l’énergie de l’autre. Son ouvrage roule sur des matières fort délicates à manier. On y trouve des assertions fort hardies, pour ne rien dire de plus, et qui rendent ce livre très-prohibé.

Le même auteur a fait un Examen historique des quatre beaux Siècles de M. de Voltaire. Il entreprend de faire voir qu’il n’y a point eu de siècle qui ait produit plus de tyrans et de flatteurs, et moins de grands hommes, que les siècles d’Alexandre, d’Auguste, de Léon X et de Louis XIV.

Il y a en outre un Discours sur la manière de réformer les mœurs d’un peuple corrompu. En général, cet auteur écrit faiblement et avec peu de coloris : il y a quelques morceaux d’enthousiasme.

10. — Il y a quatorze ans que M. Garrick, le plus grand acteur du théâtre de Londres, vint passer quelques jours à Paris : il vit jouer mademoiselle Clairon, et reconnut ce qu’elle devait être un jour. Il vient de faire faire un dessin par M. Gravelot, dans lequel mademoiselle Clairon est représentée avec tous les attributs de la Tragédie. Un de ses bras s’appuie sur une pile de livres : on y lit Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire ; et Melpomène est à côté qui la couronne. Dans le haut du dessin on lit ces mots : Prophétie accomplie, et ces quatre vers au bas :

J’ai prédit que Clairon illustrerait la scène,
J’aEt mon esprit n’a point été déçu ;
J’ai pElle a couronné Melpomène ;
Melpomène lui rend ce qu’elle en a reçu.

Ces vers sont de M. Garrick.

Les enthousiastes de mademoiselle Clairon ont saisi avec avidité cette occasion de la célébrer : on a institué l’Ordre du Médaillon, et l’on a frappé des médailles représentant ce portrait, dont ils se sont décorés.

11. — M. le Normand d’Estioles, ayant épousé depuis quelque temps mademoiselle Rem, fille d’Opéra, dont il avait fait sa maîtresse, de fort mauvais plaisans ont ainsi joué sur le mot :

Pour réparer miseriam
Que Pompadour laisse à la France,
Son mari, plein de conscience,
Vient d’épouser Rem publicam.

12. — Mademoiselle Clairon ayant paru menacer de son indignation l’auteur de la parodie rapportée à l’article du 15 janvier, il s’est fait connaître, et s’annonce partout pour l’avoir faite : c’est M. de Saint-Foix. Il rapporte qu’un jour où l’on jouait à la cour Olympie et les Grâces, il pria, avant la pièce, mademoiselle Clairon, de trouver bon que mademoiselle Doligny, qui faisait un rôle de prêtresse, sortît de la scène un peu plus tôt, afin, d’être en état de paraître tout de suite et d’empêcher le roi de s’en aller, suivant sa coutume, quand on met un intervalle entre les deux pièces. Elle répondit fort insolemment, qu’elle ne le voulait point ; que mademoiselle Doligny se donnât bien de garde de manquer à la pompe et à la décence du spectacle, sinon qu’elle quitterait la scène elle-même. Le Breton piqué s’est vengé par la cruelle parodie dont il est question.

13. — Enfin a paru aujourd’hui le Siège de Calais, cette tragédie tant annoncée. La fureur avait redoublé, et l’on a peu vu de foule aussi considérable.

La pièce, plusieurs fois à la veille d’être sifflée jusqu’à la fin du quatrième acte, a repris fortement grâce au jeu supérieur de l’acteur Molé, et a fini par être très-applaudie. Quoi qu’il n’y ait, à proprement parler, qu’un caractère théâtral, point de passion, point d’intérêt, point d’onction, point de vraisemblance dans tout le reste ; que les incidens en soient forcés, le style bouffi, et la plupart des tirades hors d’œuvre et pleines de pensées fausses, nous ne doutons point que cette pièce n’ait le plus grand succès éphémère, à cause des grands noms qu’elle illustre encore et des éloges prodigués aux Français de ce temps-là, que ceux de celui-ci veulent bien s’attribuer. En un mot c’est un sermon monarchique, que le gouvernement doit protéger, étendre et faire entendre à toute la nation, s’il est possible.

Le grand mérite de l’auteur consiste à avoir fait, à l’exemple des Grecs, choix d’un sujet national, où il nous rappelle nos mœurs, nos coutumes, nos lois, notre gouvernement : tous ces détails, quoique gauchement amenés, et froidement énoncés, feront grand plaisir à ceux qui ne regarderont point cet ouvrage avec les yeux du connaisseur.

14. — Mademoiselle Clairon s’étant parfaitement reconnue dans son portrait, tracé d’après nature par Fréron[5], est allée trouver les gentilshommes de la chambre, et a menacé de se retirer si l’on ne lui faisait pas justice de ce vil journaliste. En conséquence, on a sollicité un ordre du roi pour le faire mettre au Fort-l’Évêque. Heureusement pour lui, il a la goutte, et ses amis en ont obtenu la suspension jusqu’à ce qu’il fût en état d’y aller. Toute la littérature impartiale crie contre une pareille injustice, d’autant plus grande que cette reine de théâtre, quoique parfaitement ressemblante, n’est point nommée, et n’est même caractérisée par aucun trait assez particulier pour qu’on puisse dire qu’il l’ait désignée spécialement.

15. — On fait en Hollande une nouvelle édition de la Pucelle, petit format, enrichie d’estampes très-curieuses et en grand nombre. On l’aura dans toute l’ingénuité du texte.

Un petit auteur, nommé Nougaret, a formé le projet assez plat de donner la continuation de ce poëme[6].

16. — Le démêlé de Fréron avec mademoiselle Clairon fait grand bruit à la cour et à la ville. M. l’abbé de Voisenon ayant écrit, à la sollicitation des amis du premier, une lettre très-pathétique à M. le duc de Duras, gentilhomme de la chambre, celui-ci a répondu à l’abbé, qu’il aime beaucoup, que c’était la seule chose qu’il croyait devoir lui refuser ; que cette grâce ne s’accorderait qu’à mademoiselle Clairon seule. Ainsi le pauvre diable, à la honte de devoir son châtiment à mademoiselle Clairon, est menacé de joindre l’humiliation plus grande de lui devoir son pardon. Il dit comme le philosophe grec : « Aux Carrières plutôt. »

17. — Le Siège de Calais prend avec la fureur que nous avions annoncée ; le fanatisme gagne au point que les connaisseurs n’osent plus dire leur avis. On est réputé mauvais patriote pour oser élever la voix. L’auteur est regardé comme le Tyrtée de la nation, et les bas courtisans prônent avec la plus grande emphase une pièce qu’ils sifflent in petto.

18. — M. de Rosoy, l’auteur du Siège de Calais imprimé, vient de se ressentir de sa hardiesse d’avoir osé attaquer M. de Belloy dans sa préface : il est mis au Fort-L’Évêque pour les anecdotes qu’il y a débitées, et malgré le pair de France[7] auquel elle est dédiée.

20. — M. de Voltaire s’étant excusé dans une Épître à M. le chevalier de Boufflers sur sa vieillesse et sur le danger d’écrire encore dans un pareil âge, finit ainsi

C’est à vous, ô jeune Boufflers,
À vous, dont notre Suisse admire
Les crayons, la prose et les vers,
Et les petits contes pour rire ;
C’est à vous de chanter Thémire
Et de briller dans un festin,
Animé du triple délire
Des vers, de l’amour et du vin.


Réponse de M. le chevalier de Boufflers.

Je fus dans mon printemps guidé par la folie,
Dupe de mes désirs et bourreau de mes sens ;
DupeMais s’il en était encor temps
DupeJe voudrais bien changer de vie.
Soyez mon directeur, donnez-moi vos avis,
DupeConvertissez-moi, je vous prie :
DupeVous en avez tant pervertis.
DupeSur mes fautes je suis sincère,
Et j’aime presque autant les dire que les faire.
DupeJe demande grâce aux Amours :
DupeVingt beautés à la fois trahies
DupeEt toutes assez bien servies,
En beaux momens, hélas ! ont changé mes beaux jours.
DupeJ’aimais alors toutes les femmes :
DupeToujours brûlé de feux nouveaux,
Je prétendais d’Hercule égaler les travaux,
DupeEt sans cesse auprès de ces dames
Être l’heureux rival de cent heureux rivaux.
Je regrette aujourd’hui mes petits madrigaux,
Je regrette les airs que j’ai faits pour les belles,
DupeJe regrette vingt bons chevaux
DupeQue, courant par monts et par vaux,
DupeJ’ai, comme moi, crevé pour elles ;
DupeEt je regrette encor bien plus

Ces utiles momens qu’en courant j’ai perdus.
DupeLes neuf Muses ne suivent guère
Ceux qui suivent l’Amour. Dans ce métier galant
Le corps est bientôt vieux, l’esprit long-temps enfant.
Mon esprit et mon corps, chacun pour son affaire,
DupeViennent chez vous sans compliment :
L’esprit, pour se former, le corps pour se refaire.
Je viens dans ce château voir mon oncle et mon père.
DupeJadis les chevaliers errans
Sur terre après avoir long-temps cherché fortune,
DupeAllaient retrouver dans la lune
DupeUn petit flacon de bon sens :
Moi, je vous en demande une bouteille entière ;
DupeCar Dieu mit en dépôt chez vous
L’esprit dont il priva tous les sots de la terre,
Et toute la raison qui manque à tous les fous.

21. — Fréron avait si bien fait mouvoir ses amis, que la reine avait ordonné qu’il eût sa grâce. Mademoiselle Clairon ne s’est point trouvée satisfaite. Elle a écrit de nouveau aux gentilshommes de la chambre une lettre très-pathétique, où elle témoignait son regret de voir que ses talens n’étaient plus agréables au roi qu’elle le présumait, puisqu’on la laissait avilir impunément : qu’en conséquence elle persistait à demander sa retraite. Elle est allée ensuite en personne chez M. le duc de Choiseul, où, après avoir épanché son cœur, elle lui a fait part de son projet. « Mademoiselle, a repris M. le duc, nous sommes, vous et moi, chacun sur un théâtre, mais avec la différence que vous choisissez les rôles qui vous conviennent et que vous êtes toujours sûre des applaudissemens du public. Il n’y a que quelques gens de mauvais, goût, comme ce malheureux Fréron, qui vous refusent leurs suffrages. Moi, au contraire, j’ai ma tâche souvent très-désagréable ; j’ai beau faire de mon mieux, on me critique, on me condamne, on me hue, on me bafoue, et cependant je ne donne point ma démission. Immolons, vous et moi, nos ressentimens à la patrie, et servons-la de notre mieux, chacun dans notre genre. D’ailleurs, la reine ayant fait grâce, vous pouvez, sans compromettre votre dignité, imiter la clémence de Sa Majesté. » La reine de théâtre a souri avec noblesse à ce propos, et s’est retirée fort mécontente du persiflage. Elle est revenue chez elle, où s’est tenu un comité avec ses amis et la troupe des Comédiens, présidés par M. le duc de Duras ; et l’on est convenu que celui-ci ferait craindre à M. de Saint-Florentin la désertion de toute la troupe, si l’on ne faisait pas raison à la Melpomène moderne de l’insolence de Fréron. Cette démarche a fort étourdi M. de Saint-Florentin, et ce ministre écrit à une princesse que l’affaire devient d’une si grande importance, que depuis long-temps matière aussi grave n’a été agitée à la cour, qu’elle en est divisée ; et que, malgré son propre respect pour les ordres de la reine, il ne sait s’il ne sera pas obligé de prendre là-dessus ceux du roi. En sorte que Fréron est encore dans les transes.

22. — Le Siège de Calais a été joué hier à la cour, Le roi en a paru très-flatté ; il a accepté la dédicace que M. de Belloy a demandé d’en faire à Sa Majesté, et la pièce doit être imprimée au Louvre, honneur que n’a jamais eu Corneille. En outre, le roi a chargé M. de L’Averdy d’aviser au moyen de récompenser cet auteur.

24. — Lettre de M. l’abbé de Rancé à un ami, écrite de son abbaye de la Trappe, par M. Barthe. Cet ouvrage annoncé depuis long-temps, parait aujourd’hui, in-8o, enrichi d’estampes et de vignettes ; luxe moderne, dans lequel M. Dorat a mis nos jeunes auteurs. Dans cette pièce, qui ne représente aucune situation neuve, on trouve ce beau vers :


Je n’avais plus d’amante, il me fallut un Dieu.

26. — On a enfin engagé mademoiselle Clairon à souscrire aux volontés de la reine, et Fréron n’ira point au Fort-l’Évêque.

27. — Les Comédiens Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation de Tom Jones, comédie en trois actes et en prose, mêlée d’ariettes ; musique du sieur Philidor, paroles du sieur Poinsinet. Ce sujet, plus susceptible dé pathétique que des bouffonneries de ce théâtre, est absolument raté. L’auteur a semé cette pièce de toutes sortes de plaisanteries grossières et sans aucun sel. Les deux premiers actes ont ennuyé. Le parterre s’est mis en belle humeur au troisième acte, et a renouvelé la scène du troisième acte du Jeune Homme, joué aux Français l’été dernier[8]. À chaque phrase c’étaient des huées, des éclats de rire, des claquemens de mains, qui ont prolongé de beaucoup le spectacle et qui l’auraient absolument fait finir, si la pièce eût été plus longue. Philidor prétend que cette musique est sa meilleure. Elle est tellement noyée dans l’amas de mauvaises choses dont l’auteur l’a surchargée, qu’elle n’a trouvé aucune grâce. Quelque indulgent qu’on soit à ce spectacle, il n’est guère possible qu’on donne deux fois une pareille pièce.

Le sieur Poinsinet, très-confiant, avait dit plaisamment qu’il allait faire lever le Siège de Calais, voulant faire entendre que la foule se tournerait vers lui.

28. — Idées sur l’Opéra, etc. Dans cette brochure d’un amateur il y a d’abord quelques réflexions fort judicieuses et pleines de goût sur les différentes parties de ce spectacle. L’auteur le trouve encore dans l’enfance à beaucoup d’égards. Il passe ensuite à la forme d’administration qu’il voudrait qu’on lui donnât. C’est un projet d’établissement d’une véritable Académie de Musique, qui aurait la direction de l’Opéra et de l’Opéra-Comique ; Par ces arragemens on trouverait de quoi récompenser plus utilement et les auteurs et les acteurs. Il serait à souhaiter que ce projet eût lieu ; il n’est pas douteux que l’Opéra ne parvînt à un plus haut degré de perfection.

  1. V. 20 juin 1764. — R.
  2. V. 10 mai 1762. — R.
  3. Ce manuscrit a été imprimé en 1766 pour la première fois. L’abbé Denina l’attribue à M. le baron Patono, ancien officier piémontais. » — R.
  4. Amsterdam, 1764, in-8o. — R.
  5. En publiant dans l’Année Littéraire les vers de Du Doyer de Gastel à mademoiselle Doligny (22 janvier 1765), Fréron faisait le plus grand éloge de la sagesse de cette comédienne qu’il comparait à une autre actrice dont il faisait, sans la nommer, le portrait le plus infâme. Mademoiselle Clairon eut le courage d’avouer la ressemblance en poursuivant le pamphlétaire. — R.
  6. Il existe une Suite de la Pucelle d’Orléans, en sept chants, poëme héroï-comique, par M. de Voltaire ; trouvée à la Bastille le 14 juillet 1789 ; Berlin et Paris, 1791, in-18. Nous ignorons si cette continuation est celle dont parlent les Mémoires. — R.
  7. Le duc de Grammont. — R.
  8. V. 18 mai 1764. — R.