Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Janvier

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 356-361).
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Janvier 1765


1765.

8. — M. de Nougaret ayant fait un livre intitulé la Capucinade, ou Histoire sans vraisemblance, espèce de roman ordurier, dont des religieux sont les héros, la police a cru devoir réprimer cette licence, et l’auteur est à la Bastille.

11. — Un anonyme vient d’envoyer dans les maisons une brochure légère, intitulée : Arbitrage entre M. de Foncemagne et M. de Voltaire, au sujet du Testament du cardinal de Richelieu[1]. Cet auteur ne semble donner gain de cause à M. de Foncemagne sur un point, qu’afin de soutenir avec plus de vraisemblance l’opinion de M. de Voltaire, dont il paraît engoué. Il loue l’un et l’autre sur leur façon polie de s’attaquer et, de se défendre : il prétend que M. de Foncemagne a raison de regarder comme étant du cardinal, ou au moins comme avouée de lui, la première partie de l’ouvrage, qui contient une récapitulation des fastes du règne de Louis XIII. C’est là où se trouvent les ratures et les corrections de la main du cardinal ; le reste est l’ouvrage informe et mal digéré de l’abbé de Bourzeis, et ne porte en rien l’empreinte du génie de ce grand homme.

13. — Dans le grand nombre de chansons, pasquinades, bons mots, plaisanteries de toute espèce, auxquelles M. de L’Averdy est en butte, on distingue l’épigramme suivante, relative à une anecdote qu’il faut savoir.

M. le contrôleur général ayant indiqué un jour et une heure d’audience pour les receveurs généraux, au commencement de cette année, il les fit entrer et les reçut en bonnet de nuit et en habit noir. M. d’Ormesson, intendant des finances, était à la tête.

Sait-on pourquoi le contrôleur pédant
Ces jours derniers, avec un ris mordant,

En bonnet gras, du cou montrant la nuque,
Admit chez lui les publicains jaloux ?
C’est qu’il voulait leur faire voir à tous
Qu’il n’était pas une tête à perruque.

15. — On annonce un fameux médaillon que Garrick a fait frapper pour mademoiselle Clairon[2]. Les flatteurs ont déjà fait les vers suivans :

Sur l’inimitable Clairon,
Il neSuOn va frapper, dit-on,
Il neSuOnUn médaillon,
Il neMais quelque éclat qui l’environne,
Il neSi beau qu’il soit, si précieux,
Il ne sera jamais aussi cher à nos yeux
Il neQue l’est aujourd’hui sa personne.

Un caustique[3] a fait la parodie suivante :

À boDe la fameuse Frétillon
À bon marché se va vendre le médaillon :
À boMais à quelque prix qu’on le donne,
Fût-ce pour douze sous, fût-ce même pour un,
On ne pourra jamais le rendre aussi commun
À boQue le fut jadis la personne.

16. — On a publié à Genève une réponse aux Lettres de la Montagne, sous le titre de Sentiment des Citoyens. Cet écrit est un libelle infâme contre J.-J. Rousseau, et si digne de mépris que ce célèbre proscrit n’a pas cru devoir mieux s’en venger qu’en invitant son libraire, par une lettre du 6 de ce mois, à le réimprimer avec quelques notes, qui en démontrent l’atrocité et la calomnie. Il pense que l’auteur de cette brochure est M. Vernes, ministre du saint Évangile et pasteur à Séligny. Il reproche à Rousseau les maladies les plus infâmes et les débauches les plus honteuses. À la fin est un post-scriptum, où l’on annonce le désaveu des citoyens de Genève, et que ce pamphlet a été jeté au feu comme un libelle[4].

19. — Nous avons lu une Dissertation manuscrite de M. Boulanger, l’auteur du Despotisme Oriental. Elle roule sur saint Pierre. Il cherche à démontrer que ce personnage n’a jamais existé individuellement ; que c’est le résultat de plusieurs autres, et qu’on attribue à ce seul individu ce qui concerne des personnages très-connus chez différentes nations, et même des divinités païennes.

Le même auteur a laissé imparfait un très-grand ouvrage manuscrit intitulé : Nouvelle manière d’écrire l’histoire. Il avait déjà composé le titre sommaire de quatre dissertations, relatives à ce grand projet. On ne peut que regretter qu’il soit resté imparfait. L’auteur, aux connaissances les plus étendues, paraît joindre une force de raisonnement victorieuse. Son système est de prendre le déluge pour le premier et l’unique point historique, auquel il faille rapporter toutes les fêtes, cérémonies et institutions, dont les nôtres dérivent encore[5].

20. — Un nouvel auteur femelle se met sur les rangs : c’est madame la marquise de Champsery. Elle fait paraître un roman intitulé : Mémoires, en forme de lettres, de deux jeunes Personnes de qualité[6]. Cet ouvrage, dans le goût de Clarisse, est écrit avec élégance et naturel ; il respire les bonnes mœurs.. On y trouve du pathétique et des situations intéressantes.

22. — M. Du Doyer de Gastel vient de publier une Épître[7] à la louange de mademoiselle Doligny, jeune actrice de la Comédie Française, distinguée par ses talens et la pureté de ses mœurs. Cette Épître, pleine de grâces, d’aménité, roule sur la sagesse et l’ingénuité de cette comédienne. Elle fait autant d’honneur au panégyriste qu’à l’héroïne.

26. — Avant-hier les Comédiens Italiens ont donné la première représentation de l’École de la jeunesse, ou le Barnevelt français, comédie en trois actes, mêlée d’ariettes, par MM. Anseaume et Duni. Pour donner une idée de la bizarrerie de cette pièce, il suffit de dire que ce sujet est celui de Barnevelt, drame anglais si pathétique et si terrible, pour lequel il ne faudrait pas moins que le pinceau du Dante et de Milton. Il ne pouvait tomber que dans la tête d’un Français d’enjoliver d’ariettes cet ouvrage, le plus sublime de tous les drames. Le goût est tellement perverti, qu’on court en foule à ce monstre bizarre.

30. — Nous tenons de quelqu’un qui a été au collège avec M. de La Harpe, que les couplets dont il se justifie et qu’il nous donne comme des amusemens de sa jeunesse, sont en effet des couplets infâmes et pour le moins aussi abominables que ceux de Rousseau ; qu’il n’a point, il est vrai, attaqué ses maîtres, dont il a provoqué le témoignage ; mais qu’il a maltraité un maître de quartier et d’autres personnages qui, s’ils ne lui avaient point fait de bien, ne lui avaient pas fait de mal. Une telle noirceur, sinon aussi criminelle que l’ingratitude, indique toujours une âme méchante et un cœur gâté.

  1. Cette brochure est de Voltaire. — R.
  2. V. 10 février 1765. — R.
  3. V. 12 février 1765. — R.
  4. Ce pamphlet est de Voltaire, qui au tort de l’avoir composé ajouta celui, plus grave encore, de le laisser attribuer à Vernes. — R.
  5. V. 2 novembre 1765. — R.
  6. La Haye, 1765, 4 parties in-12. Ce roman est de madame de Saint-Aubin, mère de madame de Genlis. — R.
  7. V. 14 février 1765, à la note. — R.