Mémoires secrets de Bachaumont/1763/Octobre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 215-224).
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Octobre 1763

I Octobre. — Garrick, ce fameux : acteur et directeur d’un des théâtres de Londres, est à Paris depuis quelque temps. Il est venu à nos spectacles, il a fait connaissance avec nos acteurs, sur lesquels il ne s’explique que vaguement et avec des louanges qui indiquent des restrictions. On prétend que mademoiselle Clairon avait pris des leçons de lui pour la pièce de M. Saurin, auquel cas elle n’a point fait honneur à son maître. Cette tragédie est sans contredit celle où elle a le plus joué depuis long-temps.

2. — Theâtre de M. Favart, ou Recueil de comédies, parodies, opéras-comiques, avec les airs, rondes et vaudevilles, notés dans chaque pièce. Cet ouvrage, en huit volumes in-8o, contient une infinité de drames de toute espèce. On en connaît plusieurs qui ont eu un très-grand succès. Il paraît que les opéras-comiques sont le vrai genre de ce parodiste gai et naturel. Quiconque lira ce mélange, y trouvera une touche bien différente de celle de l’auteur des Trois Sultanes, d’Annette et Lubin, et tout récemment de l’Anglais à Bordeaux. On a mis plusieurs pièces sous le nom de madame Favart : il est à présumer qu’elle n’y a qu’une très-légère part.

5. — M. de Malesherbes quitte la présidence de la librairie au moyen de l’exil de M. le chancelier ; on ne sait encore qui le remplacera. Il paraît que la littérature ne pleurera pas ce Mécène ; on lui rend pourtant la justice d’avoir laissé un cours plus facile que par le passé à la liberté de la presse, sauf les persécutions ultérieures, quand une fois les ouvrages étaient répandus à un certain point.

7. — On a donné aux Italiens, le 27 septembre, la première représentation d’une pièce nouvelle, intitulée Les Amours d’Arlequin et de Camille. Ce drame, très-goûté quoique italien, est de M. Goldoni. On ne saurait croire combien, dans un sujet si simple, il y a de vraies beautés : les incidens en sont très-multipliés, et ils s’enchaînent tous et sortent naturellement les uns des autres. Le pathétique et le comique sont tellement fondus ensemble dans cette pièce, qu’ils ne font point disparate. Mamoiselle Camille y brille par le sentiment.

8. — Lettre de l’homme civil à l’homme sauvage[1]. Cette sage production est de M. Marin, censeur royal. Il a voulu faire quelques efforts pour repousser les dangereux sophismes du philosophe de Genève ; et cet athlète estimable mérite en cela des éloges. A-t-il réussi ? Il convient lui-même que c’est le pot de terre contre le pot de fer. Pourquoi donc vouloir être brisé ?

9. — Il commence à se répandre un in-12 en billot, intitulé l’Arétin[2]. Il a pour épigraphe : Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in ignem[3]. On peut sur cette étiquette juger de ce qu’il contient. C’est un ouvrage dans le goût de Rabelais, un amphigouri où il se trouve des choses excellentes ; il indique beaucoup de connaissances d’érudition de la part de son auteur. En général, c’est un homme qui en veut beaucoup a l’Écriture-Sainte, et qui parodie les différentes histoires des Livres sacrés d’une façon à les tourner en ridicule aux yeux de ceux qui ne connaîtraient pas le poison. Aussi prétend que ce livre est d’un ex-Mathurin. On l’avait attribué à M. de Voltaire.

10. — Le poëme épique de M. d’Arnaud sur Pierre Premier se trouve dans une fâcheuse concurrence : M. Thomas, malheureusement pour lui, traite le même sujet. Il n’y a pas d’apparence que le moderne Jérémie puisse tenir devant un pareil adversaire. Au reste, le public jugera.

11. — On vient de recueillir, en quatre volumes in-8o, les Œuvres du roi de Pologne, Stanislas, sous le titre Œuvres du Philosophe bienfaisant. On lit dans la préface un portrait de ce monarque, qui est une espèce d’historique de sa vie, par M. le chevalier de Solignac. Cet ouvrage ne peut que faire honneur au roi dont il porte le nom : tout en est très-estimable, à ne le regarder que comme production d’un citoyen, et on ne peut lui refuser des éloges en n’y considérant que l’homme de lettres. Dans les observations sur le gouvernement de Pologne, on lit : « Nous n’avons que trop souvent sujet de nous plaindre du choix que nous avons fait de nos rois. À peine avons-nous élevé nos rois sur nos têtes, qu’ils tachent de nous écraser : ils voudraient anéantir tout ce qui a contribué à les mettre sur le trône… » C’est un roi qui parle !

13. — On fait un conte assez plaisant pour donner matière à une comédie : en conséquence nous allons en donner l’extrait. On rapporte qu’à Roye le lieutenant-général faisait la cour à une demoiselle qui paraissait agréer son hommage. Un officier se mit sur les rangs, il ne put effacer le robin. Dans un accès de rage il le tire à part, lui déclare qu’il faut cesser ses assiduités auprès de la demoiselle, ou se déterminer à se battre. Le magistrat, homme de cœur, lui répond que rien n’est capable de l’intimider : il accepte le défi. Tous deux rendus au champ de bataille, le robin annonce qu’il ne sait point se battre à l’épée, mais qu’il a apporté des pistolets. Il en fait voir deux, donne à choisir au militaire, lui présente ensuite de quoi charger, le sien. La préparation faite, il continue d’offrir généreusement à son rival de tirer le premier : celui-ci tire, l’autre tombe ; il le croit mort, va prendre la poste et part. Quelque temps après, il rencontre quelqu’un de l’endroit, qui lui demande « ce qu’il était devenu, pourquoi il était parti sans dire mot. — Vous ne savez pas mon affaire, réplique l’officier surpris : c’est moi qui ai tué votre lieutenant-général. — Vous n’y pensez pas, repart en riant le quidam : il est plein de vie ; il vient d’épouser mademoiselle une telle… » Coup de foudre pour le militaire : il voit d’un coup d’œil toute la supercherie ; il reconnaît combien il a été dupe, il finit par en rire, et par avouer son étourderie. Le fait est que le magistrat lui avait présenté des balles artificielles, au moyen de quoi le pistolet n’était que chargé à poudre, Il avait fait le mort, se doutant bien de l’évasion de l’autre, etc.

15. — M. Mathon, jeune homme qui a des velléités de littérature, vient de débuter par de petites Lettres sur le Salon[4]. On sent bien qu’à cet âge il ne peut discuter, profondément un art tel que la peinture : c’est plutôt une description historique qu’une critique raisonnée des différens peintres. Il écrit d’une manière agréable et qui se fait lire.

16. — Épitre à Lucinde, par un sage.

Oui : c’est Lucinde[5] que j’ai vue :
C’est ainsi qu’elle eût soupiré ;
Oui, c’est bien cette âme ingénue,
Qui s’épanouit par degré :
Enfin, c’est la nature même,
Dans toi c’est elle que l’on aime ;
Tu dictes ses plus douces lois ;
Dans tes regards elle respire,
Sur ta bouche elle vient sourire,
Elle s’exprime par ta voix.

Qu’elle soit toujours ton modèle :
Elle est la mère des succès ;
Pour reconnaître ses bienfaits,
Sois toujours naïve comme elle.
Sa beauté dédaigne le fard.
Suis l’exemple qu’elle te donne :
La simple fleur qui la couronne
Vaut tous les prestiges de l’art.
De mille fous l’essaim frivole
Viendra bientôt grossir ta cour :
Ah ! crains leur encens qui s’envole
Aussi vite que leur amour !
Leurs cœurs ressemblent à leurs têtes ;
Garde-toi de ces séducteurs :
Ils t’écriraient sur leurs tablettes,
Et puis iraient tromper ailleurs.

Je sais, si tu voulais m’en croire,
Celui qu’il te faudrait choisir :
Il est amoureux de la gloire,
Très-indulgent pour le plaisir ;
Il fuit le faste et l’étalage :
En un mot, cet amant, c’est moi…
Tu t’offenses de mon hommage ?
Il est indiscret, je le vois.
Un Mentor déplaît à ton âge.
Flore n’aime que le printemps.
Lucinde ! tu n’as pas vingt ans,
Et j’ai le malheur d’être sage.

18. — Annonce d’une gazette de Londres du 23 septembre : « Il est arrivé dans cette ville un Français, célèbre par plusieurs excellens ouvrages philosophiques. Il se nomme M. de Vergy. L’objet de son voyage en Angleterre est de voir des hommes. »

Dans la gazette suivante, M. de Vergy a fait insérer cette réponse :

« M. de Vergy est fort sensible à l’honneur qu’on lui fait de le mettre dans les papiers publics. Il ne mérite pas certainement une distinction aussi flatteuse ; mais il prie messieurs les Anglais de croire qu’il est autant d’hommes à Paris qu’à Londres, dans le sens philosophique que le gazetier paraît avoir voulu attacher à ce mot, et qu’il n’est pas venu ici dans l’espoir ridicule de trouver l’humanité plus parfaite. Sans mépris et sans enthousiasme pour tout être, portant un grand ou un petit chapeau, un turban ou un bonnet carré, il est persuadé que tout est au mieux, et même le petit orgueil qui prétend à la supériorité. »

Quel est ce M. de Vergy[6], « Français célèbre par d’excellens ouvrages philosophiques ? » C’est un problème à résoudre. Le ton modeste de sa réponse donne lieu de croire qu’il aurait réformé cette erreur du gazetier, si c’en eût été une : d’un autre côté, on ne connaît ici aucun auteur de traités philosophiques, nommé Vergy. Est-ce un nom supposé d’un homme de lettres plus connu ? C’est le point de la question.

19. — M. Thomas, secrétaire de M. le duc de Praslin, connu par ses triomphes académiques, et surtout par son Éloge de Sully, vient d’être nommé secrétaire interprète des Cantons suisses pour le roi. Il doit cette grâce à M. de Praslin, qui a cherché à l’attacher au gouvernement, pour lever l’obstacle qu’on opposait ; et mettre cet homme de lettres en état d’être adopté pour membre de l’Académie, si l’occasion s’en présente.

L’Académie ne reçoit point dans son sein des gens qui ont un service particulier auprès des grands, À moins que ce ne soit chez les princes.

20. — Vers des Lorrains au roi Stanislas,
À l’occasion du trône de Pologne, vacant par la mort du roi électeur de Saxe.
Par l’abbé Porquet.

VenePeuple ami de la liberté,
VeQui dans un roi ne chérissez qu’un sage,
Venez à Stanislas rendre un troisième hommage,
VeneC’est le rendre à l’humanité.
Mais vous, ô Stanislas ! vous des rois le modèle,
À votre propre loi seriez-vous infidèle ?
Vous régnez sur nos cœurs, que voulez-vous de plus ?
VeneLa monarchie universelle,
VeneN’est que l’empire des vertus.

21. — M. l’abbé Bourlet de Vauxcelles a fait hier en Sorbonne un sermon[7], suivant l’usage, à l’occasion de la fête de sainte Ursule. Il a pris l’incrédulité pour matière de son discours ; il a démontré que la foi se retirait de la France ; il a prétendu que nos malheurs en tous genres ne le prouvaient que trop ; il a pris occasion de là pour en faire un tableau des plus tristes et des plus véhément. On regarde ce discours, bien fait dans son genre, comme une déclamation également indigne et de l’orateur citoyen et de l’orateur chrétien. On prétend qu’il serait répréhensible, à beaucoup d’égards, sous ces deux points de vue ;

22. — M. de Voltaire ne laisse passer aucune occasion de draper M. de Pompignan : il publie un quatrain à l’occasion des traductions de Jérémie, que vient de donner au public ce magistrat poète[8] :

Savez-vous pourquoi Jérémie
À tant pleuré durant sa vie ?
C’est qu’a lors il prophétisait
Que Pompignan le traduirait.

23. — M. l’abbé Couasnier Deslandes a fait aussi un Éloge du duc de Sully qui a concouru avec celui de M. Thomas. Il a mis à la tête de son discours un avertissement préliminaire : là-dessus, bavardage peu honorable et qui prévient mal. Ses notes sont plus philosophiques qu’historiques, et sentent souvent la déclamation. Son style est incorrect, lâche, diffus, son expression impropre.

25. — On parle beaucoup de l’opéra de Scanderberg, exécuté à Fontainebleau, le 22 de ce mois, avec la plus grande magnificence. La décoration de la mosquée surpasse tout ce qu’on en peut dire ; les colonnes en sont garnies de diamans, et font un effet des plus surprenans : on prétend que c’est, en petit, l’imitation de celle de Sainte-Sophie. Ce drame, est connu pour être de M. de La Motte ; mais il ne l’avait pas fini. Le cinquième acte était d’une main étrangère[9], lorsqu’il fut joué en 1735. Ce même acte a été changé en paroles et en musique : on a également ajouté des morceaux de chant et de symphonie dans le corps de l’ouvrage.

27. — On vient d’imprimer dans le plus grand détail tout ce qui s’est passé au sujet des édits et déclarations. On y rend compte de la conduite qu’ont tenue ceux qui ont été chargés de veiller à leur enregistrement. Le rédacteur s’est particulièrement appesanti sur M. Dumesnil et M. de Fitz-James, sur lesquels il se permet beaucoup de licences. On les accable de sarcasmes, d’épigrammes, de chansons ; on leur reproche leur naissance, que l’on dégrade au dernier point[10].

28. — M. Hume, ce philosophe anglais si connu dans la république des lettres, vient d’arriver à Paris : il est secrétaire intime du lord Herford, ambassadeur d’Angleterre en France.

29. — Mademoiselle Bihéron nous donne un spectacle des plus curieux et des plus intéressans. Cette fille, aussi active qu’industrieuse, s’est, depuis plusieurs années, appliquée à l’anatomie d’une façon si intelligente, qu’elle en exécute des modèles dans la plus grande perfection. Elle emploie toutes sortes de matières, à mesure qu’elle les trouve plus propres à faire illusion, et à rendre dans toute leur vérité les diverses parties qu’elle veut figurer. De tels ouvrages pourraient être fort utiles pour plusieurs opérations, et cette habile ouvrière devrait être encouragée par le gouvernement.

  1. Amsterdam, 1763. in-12. — R.
  2. Rome, aux dépends de la Congrégation de l’index, 1763. Cet ouvrage est de l’abbé Dulaurens, auteur du Compère Matthieu. — R.
  3. Ovide. — R.
  4. Charles-Joseph Mathon de La Cour a publié, de 1763 à 1767, des Lettres sur les peintures, les sculptures et les gravures exposées au salon du Louvre en 1763, 1765 et 1767, trois parties in-12. — R.
  5. Mademoiselle Doligny, qui a joué le rôle de Lucinde dans l’Oracle. — R.
  6. L’avocat Treyssac de Vergy, dont il sera souvent parlé dans la suite de ces Mémoires, n’était alors connu que par deux ouvrages publiés sous le voile de l’anonyme, Les Usages, et une Lettre à M. le marquis de Liré. On a lieu de croire qu’il était chargé d’une mission secrète à Londres. — R.
  7. Non imprimé. — R.
  8. V. 24 août 1763. — R.
  9. Le prologue et le cinquième acte étaient de Laserre. — R.
  10. Le marquis Dumesnil commandait la province du Dauphiné, et le duc de Fitz-James celle du Languedoc. L’un et l’autre, opposés aux parlemens et dévoués à la cour, furent révoqués de leurs fonctions.