Mémoires secrets de Bachaumont/1763/Septembre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 209-215).
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Septembre 1763

Ier Septembre. — La littérature essuie des modes, ainsi que tout le reste. Depuis quelque temps les génies se sont tendus vers la finance et la politique. Les calamités de l’État ont fait naître des écrits vigoureux, presque dignes des beaux jours des républiques d’Athènes et de Rome. On y voit la liberté palpitante rendre ses derniers soupirs avec la plus grande énergie. On sent bien que nous voulons parler des belles remontrances que nos divers parlemens ne cessent de faire en ces temps orageux. Celles de Bordeaux ne sont point inférieures à celles de Paris et de Rouen, elles enchérissent même, et n’approchent point encore, à ce qu’on assure, de celles de Grenoble.

2. — L’ouvrage de M. Thomas fait un bruit du diable à la cour ; les fermiers-généraux surtout s’en plaignent. Malgré les retranchemens qu’on assure y avoir été faits par l’Académie, on y trouve encore des choses trop fortes pour des temps où l’adulation et la mollesse ont énervé toute la vigueur des âmes. On est surpris qu’un homme attaché à un ministre ait parlé avec tant d’amertume de l’administration moderne. Ce langage ferait honneur au maître, s’il l’avait entendu.

3. — On crie plusieurs arrêts du Conseil qui suppriment les beaux écrits dont on a parlé. Il semble qu’on veuille interdire aux parlemens la liberté de faire imprimer ces grands morceaux d’éloquence, propres à transmettre dans les mains des particuliers les sentimens mâles et généreux des vrais patriotes. Celui contre Bordeaux est adroit, en ce qu’il donne cet écrit et les autres comme propres à décourager les peuples ; et c’est sur ce motif qu’il est fait une défense générale aux imprimeurs de France de dévoiler ainsi les secrets de la cour et des parlemens sans son approbation. Cet écrit, comme littéraire, est attribué au sieur Moreau, appelé l’avocat des finances.

5. — M. l’abbé Yvon, ce fameux proscrit comme complice et auteur de la Thèse de l’abbé de Prades, revenu depuis quelque temps en ce pays, avait annoncé qu’il faisait un ouvrage capable de surprendre. Il paraît cet ouvrage, et il étonne en effet, non par la manière dont il est traité, mais par son but extraordinaire dans un pareil homme ; c’est une réponse à la lettre de J.-J. Rousseau à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris[1]. On est tout-à-fait émerveillé de voir un apôtre de l’athéisme tourner casaque et servir de bouclier à M. de Beaumont.

Il ne paraît encore que la première partie de cet ouvrage, qui doit contenir quinze lettres ; elle renferme une préface fort longue, suivant l’usage de ce verbeux métaphysicien, et la première lettre : c’est-à-dire que pour réfuter une brochure très-mince, ce champion volumineux se dispose à donner au public une suite de trois ou quatre in-octavo. Quant au style, personne n’osera le mettre en parallèle avec la plume brûlante de Rousseau.

7. — On a repris aujourd’hui Mariamne, avec les changemens qui ont paru nécessaires, disait l’affiche. Le concours n’a pas été nombreux, comme il l’est aux pièces de M. de Voltaire, et tout cet appareil n’a point fait, ainsi qu’on l’espérait, la sensation d’une pièce nouvelle. Les innovations se réduisent au rôle de Varus, auquel l’on en a substitué un autre. Il se trouve dans la même position, et dit à peu près les mêmes choses et les mêmes vers. Beaucoup de spectateurs ont regretté de grandes beautés de détail supprimées dans les changement faits à cette tragédie.

9. — Les Remontrances de Grenoble annoncées comme un chef-d’œuvre de liberté et d’énergie[2], sont ici de la plus grande rareté et ne se vendent point. Nous venons de les lire, elles soutiennent la réputation qu’elles ont ; et, comme on l’a dit, les Cicéron, les Démosthène, les grands orateurs des anciennes républiques, se trouveront revivre dans un si bel ouvrage.

11. — M. de Voltaire avertit dans toutes les gazettes, dans tous les ouvrages périodiques, que son édition de Corneille est prête ; qu’il ne tiendra point à lui qu’elle ne paraisse ; mais que les gravures ne sont point finies, que ce sera pour l’année prochaine. Il est étonnant que depuis que le public est dupe des souscriptions, il y donne encore.

M. de Voltaire profite de l’occasion pour faire une nouvelle protestation contre tout ce qui paraît sous son nom. Il déclare que les Cramers seuls ont droit d’imprimer ses ouvrages, et qu’il n’avoue que ce qui sort de leur imprimerie.

12. — Le sieur Moreau continue à se décrier en prêtant sa plume d’une façon vile et méprisable. On lui met sur le corps différentes Lettres du Chancelier aux Cours souveraines, entre autres celles au parlement de Bordeaux et de Grenoble. Ces pièces, comme littéraires, (et c’est le seul point de vue sous lequel nous les envisageons) sont pleines d’un amas de phrases boursouflées et puériles : on y remarque même un ton de persiflage indécent dans la bouche du grave magistrat qu’on fait parler. Le tout est assaisonné d’une amertume qui sent l’auteur accoutumé à écrire des satires, et non le personnage suprême, qui tempère, qui calme les esprits trop exaltés.

13. — Profession de Foi philosophique[3]. C’est le titre d’une brochure légère, où l’on cherche à tourner en ridicule les ouvrages de M. Rousseau. Il est fort aisé de le faire, rien ne prêtant plus à la parodie que le sublime, soit en style, soit en action, soit en morale. On ne peut se dispenser de rendre justice à l’esprit et à la bonne plaisanterie de l’auteur. On n’en dit pas le nom ; mais c’est un des meilleurs ouvrages faits contre l’immortel Rousseau. Il est plein des égards et des considérations qu’on doit au grand homme.

18. — Les quatre Saisons, ou les Géorgiques françaises, par M. le cardinal de Bernis. C’est le pendant des Quatre Parties du Jour : même délicatesse, mêmes grâces, même imagination riante et facile ; trop de profusion encore d’images, de richesses poétiques, mais plus de philosophie ; en un mot, la muse dé M. de Bernis n’est pas moins agréable sous sa calotte rouge qu’en petit rabat. Cet ouvrage a l’air d’un larcin d’ami, par les fautes typographiques de l’imprimé. On critique également le titre de Géorgiques françaises, qu’on attribue à l’éditeur.

20. — Il court dans le monde une Lettre manuscrite à M J.-J. Rousseau. On l’attribue à une dame qui joint aux grâces de la figure et de la jeunesse, celles de l’esprit et de la belle littérature. Elle rétorque ingénieusement contre cet écrivain quelques expressions, quelques façons de penser de cet auteur qui, isolées, paraissent fort ridicules ou fort impertinentes. Cette plaisanterie trop longue ne peut être placée ici.

21. — Le père Cérutti, Jésuite âgé de vingt-quatre ans, le fameux auteur de leur Apologie[4], est à Paris en abbé. Il part pour Avignon ; il travaille à une continuation de son ouvrage. Ses premières visites ont été chez MM. d’Alembert et Duclos ; ce qui a fait dire plaisamment à ce dernier, qu’on n’avait rien à craindre de ce Jésuite, que cette double visite valait une abjuration.

23. — Clovis, poème héroï-comique, avec des remarques historiques et critiques[5]. C’est le même plan que celui de Desmarets, allongé de plusieurs chants ; il est en vers de dix syllabes. On sent qu’il est traité d’une façon moins grave. L’Orlando furioso paraît avoir été le modèle de l’auteur, modèle qu’il n’a pas attrapé à beaucoup près. Il a parodié Desmarets, comme Voltaire a parodié Chapelain ; il n’est pas plus heureux dans cette imitation : il y a pourtant de la facilité et du pittoresque dans sa versification.

24. — M. de Lauraguais ayant écrit à M. de Voltaire pour lui faire part de son séjour à la citadelle de Metz, cet auteur a pris la chose en plaisantant. Il paraît ignorer dans sa réponse[6] les motifs de la détention de ce seigneur ; il le suppose en ce poste comme honoré de la confiance du roi ; il le félicite, et ne doute pas que S. M. n’ait reconnu ses talens, en les récompensant aussi honorablement. C’est un persiflage aussi indécent que facile à faire.

25. — M. de Sauvigny nous a lu une tragédie bourgeoise en un acte dans le goût d’Otello, C’est un mari qui surprend chez lui un ancien amant de sa femme, il la soupçonne d’adultère. Cette pièce, le coup d’essai de l’auteur, a de beaux vers de sentiment, mais qui perdent beaucoup par l’invraisemblance des situations ; elle n’est point imprimée ; elle s’appelle Zélide.

26. — Les Comédiens Français ont donné aujourd’hui la première représentation de Blanche et Guiscard, tragédie de M. Saurin, imitée librement de l’anglais, est-il dit sur l’affiche. Ce drame est vicieux dans ses caractères et dans sa contexture ; il paraît d’abord prêter beaucoup par sa catastrophe sanglante et par la violence des passions où se trouvent les acteurs ; mais l’instabilité des caractères, petits et grands, dans la même action, les rend impropres à la scène. On peut voir le sujet dans Gilblas, qui a été littéralement imité. Il se passe une reconnaissance dès le premier acte, ce qui est contre toutes les règles dramatiques.

Le coup d’épée que le connétable donne à sa femme, quoique couché sur le plancher, est merveilleusement exécuté. Bellecour le pousse avec toute la grâce possible. Mademoiselle Clairon n’a pas joué avec le même succès qu’à l’ordinaire : elle fait Blanche. L’auteur a supprimé le rôle de Constance, plus théâtral, et qui aurait pu faire un plus grand effet.

M. le chevalier de La Morlière publie qu’il avait déjà traité le même sujet : le public doit être fâché de ne pas voir du tragique de sa façon.

27. — M. de Bullionde, capitaine de carabiniers, chevalier de Saint-Louis, est mort depuis quelque temps ; il n’avait que vingt-deux ans. Son essai dans la littérature, la Pétrissée[7], quoique des plus médiocres, mérite qu’on jette quelques fleurs sur son tombeau.

30. — Il est beaucoup question de l’édition de Tacite, à laquelle on travaille sous les auspices de l’abbé Brotier, ci-devant Jésuite. Ce savant, très-estimé en cette partie, a restitué les passages tronqués de l’historien latin[8]. On assure que c’est de la plus grande beauté et dans le vrai goût de l’original ; les Anglais surtout en font grand cas, et attendent avec impatience cette rare production. Cet abbé Brotier est regardé comme ayant travaillé, en tout ou en grande partie, à l’Appel à la Raison.

  1. Lettre à M. Rousseau pour servir de réponse à sa lettre contre le Mandement de M. l’archevêque de Paris ; Amsterdam (Paris), 1763, in-8o. L’auteur, qui promettait quinze lettres sur ce sujet, n’en a donné que deux, contenues dans ce volume. — R.
  2. V. ier septembre 1763. — R.
  3. Par Bordes. Amsterdam, 1763, in-12 de 35 pages. — R.
  4. V. 25 février 1763. — R.
  5. Par Lejeune. La Haye (Paris), 1763, 3 vol. in-12. — R.
  6. Cette réponse que Wagnière reconnaît avoir été adressée au comte de Lauraguais par Voltaire manque dans toutes les éditions de ses Œuvres. — R.
  7. La Pétrissée, ou le Voyage de sîre Pierre en Dunois, badinage en vers, où l’on trouve entre autres la Conclusion de Julie, ou la Nouvelle Héloïse ; La Haye et Paris, 1763, in-12. — R.
  8. Le travail fort estimé de Brotier sur Tacite a été publié en 1771, 4 vol. in-4o. Il n’a point restitué, ce qui malheureusement n’était pas possible, mais suppléé les passages perdus. — R.