Mémoires secrets de Bachaumont/1762/Mars

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 37-46).
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Mars 1762

1er Mars. — M. Collé a mis encore[1] en opéra comique le conte de La Fontaine, À femme avare galant escroc. Cette plaisanterie a été jouée chez M. le duc d’Orléans, à Bagnolet. Dans ces ouvrages de société on se permet bien des gravelures, toujours sûres de réussir en pareil cas, mais qui rendent une pièce hors d’état d’être présentée au public.

2. — Mes dix-neuf ans, ouvrage de mon cœur. Tel est le titre d’un recueil assez gros d’opuscules en tous genres, en vers et en prose. M. Du Rosoi est le nouveau candidat qui se met sur les rangs. Il annonce qu’il a déjà une tragédie toute prête[2]. Nous remarquons dans cet auteur un ton décidé, qui est ordinairement l’indice des talens médiocres : il tranche sans difficulté sur les plus grands hommes.

3. — Julie, ou le Triomphe de l’Amitié, comédie en trois actes et en prose. Cette pièce a été jouée aujourd’hui pour la première et dernière fois.

La scène est dans une espèce d’hôtellerie, où logent différens personnages, entre autres un jeune étourdi qui a enlevé une demoiselle et l’a épousée. Ils sont dans la dernière misère : l’hôtesse veut les renvoyer ; un ami du mari a la générosité de payer leurs dettes, et de pourvoir à leurs besoins. Pour ménager leur amour-propre, il use de détours qui font naître et fomentent la jalousie de son ami ; une explication aurait bientôt éclairci le tout, mais la pièce finirait trop tôt. Des incidens, des personnages postiches prolongent le dénouement : à la fin tout s’éclaircit, et le mari reconnaît l’innocence et la grandeur d’âme de son bienfaiteur.

Cette pièce est de M. Marin, auteur d’une Histoire de Saladinn, de différentes autres brochures, et successeur de Crébillon à la censure de la police.

4. — M. de Marmontel a mis aussi Annette et Lubin en opéra comique[3] ; M. de La Borde a fait la musique. On prétend que cet ouvrage ne peut se présenter sur la scène. Annette y paraît grosse à pleine ceinture, et il y a un interrogatoire du bailli des plus gras. On assure qu’il sera joué à Choisy[4].

7. — Le Sermon du rabbin Akib de M. de Voltaire[5], qui était peu répandu, s’étant divulgué beaucoup, au moyen d’une impression faite en ce pays, la police fait les recherches les plus sévères sur ce pamphlet, ce qui lui donne une vogue qu’il n’avait pas eue.

10. — M. de Voltaire ne laisse passer aucune occasion de s’égayer en amusant le public. Il paraît une plaisanterie qu’on lui attribue à l’occasion de l’expulsion des Jésuites, dont il est tant question aujourd’hui. Cette pièce est intitulée : Balance égale[6]. Il y expose le pour et le contre. Le tout est assaisonné de sarcasmes, qu’il sait si bien manier.

13. — Quoique l’anecdote que nous allons rapporter soit ancienne, comme elle n’est pas connue, et qu’elle intéresse tous les partisans de M. de Voltaire, nous allons la consigner ici.

Un témoin oculaire, l’abbé Besson, nous rapporte que M. de Voltaire, dans la quinzaine de Pâques dernière, se crut obligé d’édifier les nombreux vassaux dont il est seigneur, et surtout mademoiselle Corneille, dont il forme si parfaitement le cœur et l’esprit : en conséquence, ce grand homme fait venir un capucin, se confesse humblement à ses genoux, fait entre ses mains une espèce d’abjuration, communie ensuite, et fait donner six francs au vilain[7].

14. — Le Discoureur, ouvrage périodique commencé dans ce mois-ci, paraîtra régulièrement tous les mardis et samedis. C’est un homme qui laisse errer sa plume sur toutes sortes de sujets : il voudrait imiter le Spectateur Anglais. Il dit que s’il lui arrive de raisonner, ce sera de la prose qu’il aura faite sans le savoir, et en cela il s’éloigne beaucoup de son modèle. L’auteur est M. le chevalier Brueix, ci-devant associé au Conservateur avec M. Turben.

15. — Il se répand une parodie d’une ariette du Maréchal, opéra-comique, sur M. le maréchal prince de Soubise.


Je suis un pauvre maréchal,
Et je redeviens général
Depuis que Broglie en son village
Est renvoyé par Pompadour[8] :
Mais si j’abandonne la cour,
J’y reviendrai, selon l’usage,
J’yTôt, tôt, tôt, battez chaud,
J’yTôt, tôt, tôt, bon courage,
Y faire admirer mon ouvrage.

17. — On a donné aujourd’hui la première représentation de Zaruckma, tragédie du sieur Cordier, acteur de province. La mauvaise opinion qu’on en avait lui a valu un succès assez considérable. C’est une pièce d’une intrigue très-pénible, dans le goût d’Héraclius. Le moderne auteur paraît avoir cherché à se bâtir, comme Corneille, un labyrinthe immense ; mais il n’en sort pas, à beaucoup près, avec l’adresse, l’agilité de son devancier. Le dénouement est misérable. Nous en parlerons plus au long une seconde fois.

Le sieur Paulin a très-mal joué son rôle ; Le Kain avait l’air d’un énergumène ; mademoiselle Clairon a mis dans le sien une manière qui lui appartient, et a été fort applaudie.

18. — M. le chevalier de Laurès, ce poète lauréat couronné plusieurs fois par l’Académie Française, donne au public une ode intitulée la Navigation[9] : elle tire tout son mérite du zèle patriotique. C’est un médiocre ouvrage, comme tous ceux de ce poète.

19. — On est supris de ne voir pas paraître l’Éponine de M. de Chabanon, tant vantée, et qui devait se jouer par autorité. Nous apprenons que les clameurs des opprimés se sont fait entendre, et ont touché ceux qui voulaient favoriser ce drame à l’exclusion des autres. M. de Belloy surtout, dont la tragédie[10], sans avoir le même titre, présente les mêmes situations que celle de M. de Chabanon, a intéressé l’humanité des gentilshommes de la chambre. Il a fait voir que sa pièce, paraissant après celle de son concurrent, devait nécessairement tomber, quelle que fut la réussite du premier : qu’au contraire, la sienne n’entraînerait pas aussi essentiellement la chute de son rival, celui-ci lui étant bien supérieur par la pompe, l’harmonie, le coloris de la versificationb présages certains du succès. Les gentilshommes de la chambre se sont rendus à cet argument lumineux, trop flatteur pour que M. de Chabanon s’y refusât, et tout est rentré dans l’ordre accoutumé.

21 — M. Colardeau chausse le brodequin aujourd’hui. Il a fait une petite pièce en deux actes, intitulée Camille et Constance. Ce drame a été représenté à Auteuil, chez les demoiselles Verrière[11] ; il est tiré de la Courtisane amoureuse, conte de La Fontaine. On sent tout le sel que devait avoir cette pièce en pareil lieu. L’auteur veut la resserrer en un acte, et nous en régaler aux Français.

25. — L’indisposition de mademoiselle Clairon a fait interrompre hier Zaruckma. Cette actrice célèbre ne peut éprouver quelque dérangement dans sa santé que tout le monde littéraire ne s’en ressente ; on prétend que la pièce n’est point de son goût, et en général les Comédiens en avaient mauvaise opinion, et ne voulaient pas la jouer. Le succès en est dû à M. Colardeau. Ce jeune auteur, étant un jour allé voir le sieur Le Kain, trouva cette pièce manuscrite dans un coin de la chambre du comédien ; il demanda ce que c’était : l’acteur lui répondit que c’était une tragédie d’un comédien de province, homme inconnu et d’un certain âge ; qu’il ne doutait pas qu’elle ne valût rien, et que depuis six mois qu’elle était soumise à son examen, il n’avait pas eu le courage de la lire. M. Colardeau tança vivement Le Kain sur cette négligence, et lui fit sentir combien ce procédé était malhonnête, contraire à toutes les bienséances, et même aux intérêts de la troupe… Il prit sur lui de faire la lecture de ce drame ; il en fut très-content : il engagea Le Kain à le lire à l’assemblée. Le suffrage d’un jeune auteur ne fut pas prépondérant contre les préjugés de cette troupe. La pièce fut encore ballottée long-temps ; la jalousie s’en mêla ; et ce n’est qu’après avoir trouvé d’illustres protecteurs, que le sieur Cordier est parvenu à se faire jouer. On assure même que le sieur Le Kain et quelques autres ont travaillé de leur mieux pour faire tomber cette pièce à la première représentation. Effectivement plusieurs ont très-mal joué : quant à mademoiselle Clairon, quoiqu’elle fût opposée au succès d’un drame qu’elle n’avait pas goûté, elle a sacrifié son amour-propre à un plus grand amour-propre, et l’on a remarqué dans son jeu tout l’art dont elle est capable.

On tient cette anecdote de M. Colardeau, et c’est de lui qu’on a su aussi le peu d’aptitude de l’auteur à faire des corrections.

28. — Tout le public voit avec plaisir une ingénieuse gravure de M. de Carmontelle[12], amateur et artiste lui-même : c’est le portrait de M. l’abbé Chauvelin, ce redoutable écueil contre lequel sont venus se briser l’orgueil, l’astuce et la politique des Jésuites. Il est représenté avec les attributs de la magistrature, tenant en main le livre des Constitutions. On lit au bas ce simple et magnifique éloge : Non siby sed patriæ natus.

— Quelque plaisant a trouvé la parodie de l’ariette du Maréchal[13] digne d’être continuée : on y a ajouté les couplets suivans :


Si je suis pauvre général,
Je suis un brave maréchal,
Je sais exposer ma patrie
Et braver des miens le mépris.
Lorsque je marche aux ennemis,
Par ma manœuvre je leur crie :
PaBattu chaud, j’ai bon dos ;

PaPoisson[14] soutient Soubise ;
La France paiera nos sottises.

J’allais combattre Ferdinand,
Et je le croyais par devant,
Mais il s’est trouvé par derrière.
Pense-t-on qu’un Hanovrien
Puisse agir en Italien ?
C’est au-dessus de ma visière.
J’yBattu chaud, j’ai bon dos ;
J’yPoisson soutient Soubise ;
La France a payé nos sottises.

À Rosbach le Prussien si fier
Pouvait-il jamais espérer
Me vaincre en bataille rangée,
Moi qui ne m’y rangeai jamais ?
Je m’en épargnai tous les frais.
L’éclair dissipa mon armée.
J’yBattu chaud, j’ai bon dos ;
J’yPoisson soutient Soubise ;
La France a payé nos sottises.

Mais revenons à Lutzelberg,
Où je vois triompher Chevert
Sans vouloir partager sa gloire :
C’en était fait des ennemis :
Si je marchais, ils étaient pris ;
Je fis échapper la victoire.
J’yBattu chaud, j’ai bon dos ;
J’yPoisson soutient Soubise ;
La France a payé nos sottises.

Prince fait pour être chéri,
Soyez heureux et favori,

Mais ne commandez pas l’armée.
Au bien qui vous arrivera
Vous verrez qu’on applaudira :
Abandonnez vos destinées.
J’yTôt, tôt, battez chaud.
J’yTôt, tôt, bon courage ;
Que Broglie finisse l’ouvrage !

— Il se répand une nouvelle épigramme sur Fréron, qu’on attribue à un homme de la cour[15] : elle est intitulée la Souris.


Souris de trop bon goût, souris trop téméraire,
Un trébucbet subtil de toi m’a fait raison ;
Tu me rongeais, coquine ! un tome de Voltaire,
Tandis que j’avais là les feuilles de Fréron.

30. — Il paraît une Réponse de M. de Voltaire aux Épîtres du Diable[16]. On met dans une note que, quoique cette pièce soit tombée fort tard entre les mains de l’éditeur, il n’a pas voulu en priver le public. Il l’aurait pu faire sans qu’on lui en sût mauvais gré. La pièce, comme tout ce qui parait depuis quelque temps, est indigne de son auteur. Outre les victimes ordinaires que s’immole le poète des Délices, il a fait choix d’une nouvelle, le sieur Palissot, et tout le monde applaudit à ce qu’il dit de cet anti-philosophe.

31. — On a joué hier chez M. le maréchal de Richelieu l’Annette et Lubin du sieur Marmontel. Mademoiselle Neissel faisait Annette, et Clairval Lubin. Cette pièce a eu le plus grand succès. Ce jour-là même on jouait aux Italiens la pièce de Favart. Ceux qui ont vu les deux, trouvent la première infiniment supérieure. Nous avons lu le manuscrit : il nous paraît que le drame du sieur Marmontel est plus ordurier : il y a un interrogatoire du bailli, qui malheureusement vient après celui du Droit du Seigneur[17]. Du reste, on donne la palme aux deux auteurs du théâtre particulier.

  1. V. 13 février 1762. — R.
  2. V. 6 février 1765. — R.
  3. 15 février 1762. — R.
  4. Malfilâtre, ainsi que nous l’apprent un de ses biographes » avait aussi composé une petite pièce d’Annette et Lubin. Il parait qu’elle n’a été ni jouée, ni imprimée. D’Antilly donna au Théâtre Favart, en 1789, la Vieillesse d’Annette et Lubin, comédie en un acte et en prose, mêlée d’ariettes ; musique de Chapelle. — R.
  5. V. 1er janvier 1762. — R.
  6. Sans date, in-12 de onze pages. — R.
  7. Un abbé Besson, dont nous n’avons point entendu parler, ni aucun autre abbé ou laïque, n’a pu voir ce qui n’est jamais arrivé. — W.
  8. V. 20 février 1762. — R.
  9. Paris, 1762, in-4o. — R.
  10. Zelmire. Voyez, à la date du 6 mai 1762, l’annonce de la première représentation de cette pièce. — R.
  11. V. 26 avril 1763. — R.
  12. Carmontelle, né à Paris le 25 aodt 1717, est mort le 26 décembre 1806. On a de lui des Proverbes dramatiques beaucoup trop nombreux, mais dont quelques-uns sont fort agréables. — R.
  13. V. 15 mars 1762. — R.
  14. Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour. — R.
  15. Cette épigramme est de Guichard. — R.
  16. 1762, in-8o. Cette satire n’est point de Voltaire. — R.
  17. V. 7 Janvier 1762. — R.