Mémoires secrets de Bachaumont/1762/Avril

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 46-56).
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Avril 1762

Ier Avril. — Voilà une des plus fameuses époques de la république des lettres : les arrêts du parlement se sont exécutés aujourd’hui, et les Jésuites ferment leurs collèges dans le ressort. Les pensionnaires de Louis-le-Grand sont tous sortis, et ceux qui sont connus sous le nom d’enfans de langue ou d’Arméniens, pensionnés par le roi, ont été mis, jusqu’à nouvel ordre, dans des maisons voisines du collège. On a fait, à l’occasion de l’événement du jour, courir la pasquinade suivante :

« La troupe de saint Ignace donnera mercredi prochain 31 mars 1762, pour dernière représentation, Arlequin Jésuite, comédie en cinq actes, du père Duplessis, suivie des Faux bruits de Loyola, par le père Laînez, petite comédie en un acte. Pour divertissement, le Ballet Portugais : en attendant le Triomphe de Thémis. »

2. — On parle beaucoup d’une chanson faite sur l’abbé de Voisenon et madame Favart, à l’occasion de la pièce d’Annette et Lubin, qui est mise sous le nom de cette dernière. Voici cette plaisanterie[1] :

Chanson nouvelle à l’endroit d’une femme auteur, dont la pièce est celle d’un abbé.

Se Il était une femme
Se Qui pour se faire honneur,
Se joignit à son confesseur :
Se Faisons, dit-elle, ensemble
Se Quelque ouvrage d’esprit,
Se Et l’abbé le lui fit.

Se Il cherche en son génie
Se De quoi la contenter ;
Il l’avait court… pour inventer :
Se Prenant un joli conte
Se Que Marmontel ourdit,
Se Dessus il s’étendit.

Se On prétend, qu’un troisième
Se Au travail concourut :
C’est Favart qui les secourut.
Se En chose de sa femme
Se C’est bien le droit du jeu
Se Que l’époux entre un peu.

Se Fraîcheur, naturel, grâce,
Se Tendre simplicité,
Tout cela fut du conte ôté ;
Se On mit des gaudrioles,
Se De l’esprit à foison,
Se Tant qu’il fut assez long.

Se À juger dans les règles
Se La pièce ne vaut rien,
Et cependant elle prend bien.
Se Lubin est sûr de plaire ;
Se On dit qu’Annette aussi
Se En tire un bon parti.

Se Mais si la vaine gloire
Se Des auteurs s’emparait,
Le public sots les nommerait,
Se Monsieur Favart, sa femme,
Se Et brochant sur le tout,
Se Avec eux l’abbé Fou.

4. — Il court dans les rues un Dies iræ sur les Jésuites : il a cinquante-neuf couplets, et tire tout son mérite des honorables victimes dont il déplore le destin. Rien n’est plus plat ni plus misérable.

5. — Ode sur les vaisseaux que différentes provinces, etc., ont offerts au Roi ; par M. Courtial, in-8o. Voici un nouveau candidat que l’amour de la patrie fait mettre sur les rangs. S’il s’en était tenu à l’envie de montrer son zèle, il serait louable ; mais ce jeune apedeute s’érige en docteur, et, dans une préface, nous détaille les propriétés et les privilèges de l’ode. C’est afficher des prétentions comme auteur, et, en cette qualité, nous le condamnons au silence, surtout en matière lyrique.

6. — M. Barthe, jeune Provençal de l’Académie de Marseille, nous donne un livre de ses opuscules[2]. Ce sont des épîtres légères et gracieuses : il s’y trouve beaucoup d’images, de poésie, de facilité ; mais le tout est monté sur un ton de monotonie fastidieuse. Ce genre, très-borné, est presque épuisé par les Gresset, les Bernis, les Desmahis, les Saint-Lambert.

7. — M. l’abbé Raynal vient de donner au public un livre qu’il appelle École militaire, ouvrage composé par ordre du Gouvernement[3]. C’est une compilation d’aventures, de belles actions, ou de bons mots qui ont trait à la guerre. Ce livre, qui aurait pu avoir au moins le mérite du choix et de la concision, est prolixe, diffus, et plein de choses étrangères au titre. L’auteur a eu 3,000 livres, de pension pour ce beau travail. Il voulait qu’on obligeât chaque régiment à prendre cent exemplaires de son livre ; il le vend six francs. Qu’on évalue l’argent immense qu’aurait recueilli cet homme de lettres calculateur. Le ministre ne s’est malheureusement pas prêté à ses projets de fortune.

8. — L’Annette et Lubin de M. de Marmontel court les théâtres particuliers. Cette pièce a été jouée avant-hier sur celui de la Folie-Titon, avec un concours de monde prodigieux.

Ce poète passe pour auteur, de la chanson sur l’abbé de Voisenon. Celui-ci paraît en rire ; mais il en garde un ressentiment profond, à ce qu’assurent ceux qui le connaissent. Il espère bien faire rire à son tour le public aux dépens du poète limousin.

9. — On vient de donner un Nouveau Supplément aux Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. On sait que ce livre est du roi de Prusse, et un monument à jamais durable élevé à l’honneur des lettres. Il n’y a guère que des épîtres dans ce nouvel ouvrage, roulant toutes sur la guerre passée et la présente. Elles sont bien propres à détruire les imputations odieuses dont on a chargé cette majesté. Il paraît que c’est après avoir épuisé toutes les voies de négociation qu’elle s’est portée a agir hostilement. Quelques-unes sont écrites avec la simplicité dont César racontait ses victoires.

On parle dans la préface d’une rapsodie intitulée l’anti-Sans-Souci[4], qu’on avait fait paraître sous le nom. respectable de M. Formey. Ce libelle, peu connu à Paris, paraissait avoir pour but de ternir les philosophes d’aujourd’hui sous le nom injurieux de nouveaux.

10. — M. le maréchal d’Estrées a sa part aussi dans les couplets sur nos généraux ; c’est toujours le même air : Je suis un pauvre maréchal.


Je marche comme un maréchal,
Point du tout comme un géneral.
Si nous avons quelque avantage,
Soubise en aura tout l’honneur ;
Je le lui cède de bon cœur,
Je n’ai point de cœur à l’ouvrage.
Je Tôt, tôt, tôt, battez chaud,
Je Tôt, tôt, tôt, bon courage,
Je n’ai point de part à l’ouvrage.

Contades en fut mécontent ;
Je devins son aide-de-camp,
Sans vouloir être davantage.
Ce procédé ne prit pas bien ;
Je m’en ris, je suis citoyen,
C’est un assez beau personnage.
Je Tôt, tôt, tôt, battez chaud,
Je Tôt, tôt, tôt, bon courage,
Je n’ai point départ à l’ouvrage.

12. — M. Le Brun s’est escrimé aussi dans cette fermentation générale de patriotisme ; il a fait une ode[5] qui porte le titre du Citoyen, dans laquelle il y a des strophes bien frappées.

13. — Il paraît une réponse au discours de M. de La Chalotais[6], qu’on attribue au père Griffet : elle est faible de preuves, et forte d’insolences. Il voudrait insinuer que tout ce qui se passe aujourd’hui contre les Jésuites n’est qu’une suite du système qu’ont formé les nouveaux philosophes de saper les fondemens de la religion. Par où mieux commencer qu’en détruisant, les Jésuites, ce corps infatigable qui a toujours opposé le bouclier de la foi aux attaques réitérées des encyclopédistes ! Le bruit a couru que le discours de M. de La Chalotais avait été fait par M. d’Alembert, et ce Jésuite donne par-là assez à entendre que le magistrat n’a pas parlé d’après lui seul.

14. — Le Jésuite Misopogon Séraphique, ou l’ennemi de la barbe des capucins, un volume in-12 : amphigouri qui n’a rien de remarquable que la licence qui y règne, et une anecdote très-scandaleuse sur l’abbé de La Porte, ci-devant Jésuite.

15. — On sait que depuis long-temps M. de Voltaire travaillait à châtier sa Pucelle, à la rendre pudibonde : il en paraît enfin une nouvelle édition in-8o en vingt chants, avec des estampes. On y a retranché tout ce qui avait trait à madame la marquise de Pompadour[7]. Du reste, l’auteur y regagne en impiété tout ce qu’il y perd en obscénité.

16. — Le Colporteur, histoire morale et critique, par M. Chevrier, un volume in-12. Ce livre est de la plus grande rareté. Le gouvernement n’a point voulu en permettre ni tolérer l’introduction en France, ce qui désole les libraires, l’ouvrage étant assuré du plus grand débit par les atroces médisances ou calomnies dont il est farci. L’impudent écrivain y nomme sans égard les gens par leur nom. À travers toutes les infamies dont sa satire est pleine, il se trouve quelques anecdotes assez amusantes. On en lit une sur un vers de Mariamne de M. de Voltaire, qui fait rire. Madame la maréchale de Villars ayant ouï dire que cette tragédie était meilleure sous sa premiere forme, en demanda une lecture à son auteur, qui était de cet avis. Quand il en fut aux fureurs d’Hérode, après avoir empoisonné Mariamne, il appuya beaucoup sur ce vers que dit le prince, en l’exhortant à vivre :


Vis pour toi, vis pour moi, vis pour nos chers enfans…


le poète exhala si pathétiquement cette exclamation, que la maréchale attendrie se mit à pleurer : « Ne vous affligez pas, madame, lui dit le prêtre Mac Carthy, il y en aura pour tout le monde[8]. »

18. — La Mort d’Adam, tragédie en trois actes, traduite de l’allemand, de M. Klopstock, avec des réflexions préliminaires sur cette pièce, par un anonyme (l’abbé Roman), un volume in-12.

Cette traductition en prose ne répond point à la sublime idée qu’on donne de l’original dans le discours préliminaire, où l’on exalte ce drame comme un chef-d’œuvre digne d’Homère ou de Sophocle. Il y a du pathétique d’expression, plus que de situation.

18. — À la Nation, poëme. Tel est le titre d’un nouvel ouvrage de M. d’Arnaud. On se doute bien qu’il roule sur le zèle patriotique. La fiction en est commune, la poésie dure et boursouflée : une adulation basse pour le ministère, voilà tout ce qui en résulte. Le Mercure en fait un extrait si pompeux et si emphatique, qu’il n’y a aucun doute qu’il ne soit de la façon même de l’auteur, très-extasié de son chef-d’œuvre. Il fonde dessus les plus grandes espérances de fortune.

23. — Le sieur Le Kain est allé chez M. de Voltaire, en députation de la part des Comédiens[9], pour réparer leur impertinence à l’occasion de sa dernière tragédie (Olympie), qu’il a été obligé de retirer, à cause de leur désunion. Ils sentent combien il leur est essentiel de ménager ce grand poète, leur maître et leur bienfaiteur.

25. — Le père Griffet désavoue le livre en réponse à M. de La Chalolais, dont on a parlé ci-dessus[10]. Il a été brûlé hier par arrêt du parlement ;

25. — Il court un vaudeville en 40 couplets, où l’on passe en revue à peu près toute la cour. Il est sur un air d’Annette et Lubin, dont le refrain est Y a-t-il du mal à cela ? On sent qu’il est heureux et prête beaucoup.

27. — Crébillon, malgré ses quatre-vingt-neuf ans, n’a point succombé à la longue maladie qu’il vient d’éprouver. Il est beaucoup mieux, et son grand appétit est revenu. Le roi a donné à cette occasion les plus grandes marques de bonté. Il avait chargé spécialement M. le comte de Clermont de lui apprendre tous les jours des nouvelles de la santé de cet académicien, confrère de S. A. S. ; et en conséquence ce prince envoyait et envoie encore savoir comment il se porte.

28. — Tout ce qui vient de M. de Voltaire est précieux. Voici encore une plaisanterie qu’on lui attribue[11], et où l’on trouve pour le moins autant de patriotisme que dans tous les mauvais vers dont nous sommes inondés : c’est à l’occasion des vaisseaux.


Extrait de la Gazette de Londres du 10 février 1762.

Nous apprenons que nos voisins les Français sont animés autant que nous, au moins, de l’esprit patriotique. Plusieurs corps de ce royaume signalent leur zèle pour le roi et pour la patrie. Ils donnent leur nécessaire pour fournir des vaisseaux, et on nous apprend que les moines, qui doivent aussi aimer le roi et la patrie, donneront de leur superflu.

On assure que les Bénédictins, qui possèdent environ neuf millions de livres tournois de rente dans le royaume de France, fourniront au moins neuf vaisseaux de haut bord ; que l’abbé de Cîteaux, homme très-important dans l’État, puisqu’il possède sans contredit les meilleures vignes de Bourgogne et la plus grosse tonne, augmentera la marine d’une partie de ses futailles. Il fait bâtir actuellement un palais, dont le devis est d’un million sept cent mille livres tournois, et il a déjà dépensé quatre cent mille francs à cette maison pour la gloire de Dieu ; il va faire construire des vaisseaux pour la gloire du roi.

On assure que Clairvaux suivra cet exemple, quoique les vignes de Clairvaux soient très-peu de chose ; mais possédant quarante mille arpens de bois, il est très en état de faire construire de bons navires.

Il sera imité par les Chartreux, qui voulaient même le prévenir, attendu qu’ils mangent la meilleure marée, et qu’il est de leur intérêt que la mer soit libre. Ils ont trois millions de rentes en France pour faire venir des turbots et des soles : on dit qu’ils donneront trois beaux vaisseaux de ligne.

Les Prémontrés et les Carmes, qui sont aussi nécessaires dans un État que les Chartreux, et qui sont aussi riches qu’eux, se proposent de fournir le même contingent. Les autres moines donneront à proportion. On est si assuré de cette oblation volontaire de tous les moines, qu’il est évident qu’il faudrait les regarder comme ennemis de la patrie, s’ils ne s’acquittaient pas de ce devoir.

Les Juifs de Bordeaux se sont cotisés ; les moines, qui valent bien des Juifs, seront jaloux sans doute de maintenir la supériorité de la nouvelle loi sur l’ancienne.

Pour les pères Jésuites, on n’estime pas qu’ils doivent se saigner en cette occasion, attendu que la France va être incessamment purgée desdits pères.

P. S. Comme la France manque un peu de gens de mer, le prieur des Célestins a proposé aux abbés réguliers, prieurs, sous-prieurs, recteurs, supérieurs qui fourniront ces vaisseaux, d’envoyer leurs novices servir de mousses, et leurs profès servir de matelots. Ledit Célestin a démontré dans un beau discours combien il est contraire à l’esprit de charité de ne songer qu’à faire son salut quand on doit s’occuper de celui de l’État. Ce discours a fait un grand effet, et tous les chapitres, délibéraient encore au départ de la poste.

29. — Aux Jésuites, sur la clôture du collège de Louis-le-Grand.


Vous ne savez pas le latin ;
Ne criez pas au sacrilège
Si l’on ferme votre collège,
Car vous mettez au masculin
Ce qu’on ne met qu’au féminin.

30. — M. l’abbé Prévost reparaît sur les rangs ; il nous donne aujourd’hui Mémoires pour servir à l’histoire de la vertu, extraits du journal d’une jeune dame[12]. C’est une traduction de l’anglais. Ce roman est inférieur aux autres de sa composition ; il a pourtant une grande vogue pour les aventures extraordinaires et compliquées dont il est rempli : c’est le livre du jour.

  1. Elle est généralement attribuée à Marmontel. On ne la trouve dans aucune édition des Œuvres complètes de son auteur. — R.
  2. Épitres sur divers sujets. Paris, 1762, in-8o. — R.
  3. Paris, 1762, 3 vol. in-12. — R.
  4. Anti-Sans-Souci, ou la Folie des nouveaux philosophes naturalistes, déistes, et autres impies, dépeinte au naturel, avec des réflexions préliminaires ; par M. F… 1761, 2 vol. in-12. — R.
  5. Ode aux Français sur la guerre présenté ; par un Citoyen. Partout, 1762, in-12. — R.
  6. Remarques sur un écrit intitulé : Compte rendu des Constitutions des Jésuites ; par M. de La Chalotais, 1762, in-12. Cette réfutation est effectivement due au Jésuite Griffet. — R.
  7. Ce passage a été conservé en variante à la suite du deuxième chant par les éditeurs de l’édition de Kehl et leurs successeurs. Il commence ainsi :

    Telle plutôt cette heureuse grisette… — R.

  8. Le premier dénouement de la tragédie de Mariamne, où se trouvait le vers cité par Chevrier, n’existe plus » — R.
  9. Le seul motif du voyage de M. Le Kain était de voir M. de Voltaire et de jouer devant lui. — W.
  10. 13 avril 1762. — R.
  11. Cette facétie est effectivement de Voltaire, et se trouve dans les éditions de ses Œuvres complètes. — R.
  12. Cologne (Paris), 1762, 4 vol. in-12. — R.