Mémoires secrets de Bachaumont/1762/Mai

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 56-65).
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Mai 1762

3 Mai. — On a très-applaudi aujourd’hui un nouvel acteur, Du Fresnoy, dans Gustave[1] : on a surtout été fort content du costume qu’il a introduit. Jusqu’ici ce héros avait paru sur la scène en habit galonné, etc. Il s’est montré aujourd’hui en Charles XII, dans le vêtement simple et grossier d’un héros belliqueux, et qui a intérêt à ne point se faire remarquer. On doit se rappeler sans cesse que c’est à mademoiselle Clairon qu’on doit ces heureuses innovations sur notre scène.

5. — M. de Marmontel, qui chansonna les autres, est chansonné à son tour : sans doute qu’il s’y attendait. C’est une parodie de ces paroles : Non, non, l’amour n’est point indomptable, sur le même air :


Non, non, l’ennui n’est point indomptable :
Tout fier qu’il est, Voltaire l’a surmonté.

J’ai vu mourir ce dieu redoutable :
J’aC’est Marmontel qui l’a ressuscité ;
J’ai vu Et c’est la veine
J’ai vu Du plat Chimène
Qui lui rendra son immortalité.

Le pauvre diable de Chimène[2] ne s’attendait pas à faire clore cette méchanceté.

6. — M. de Belloy triomphe enfin. Aujourd’hui sa pièce, intitulée Zelmire, a eu le plus grand succès. C’est un sujet de pure invention, plein d’absurdités et d’événemens incroyables ; mais les situations en sont si séduisantes que la raison se laisse facilement subjuguer. Il y règne un grand intérêt, plus de curiosité cependant que de sentiment. Les trois premiers actes sont de la plus grande chaleur : les deux derniers n’enflamment pas tant le spectateur, défaut général de presque tous nos jeunes poètes tragiques. On a demandé l’auteur avec les plus bruyantes instances. Il est arrivé, soutenu de deux comédiens. Sa modestie le faisait chanceler.

7. — M. de Brienne, évêque de Condom, a prononcé hier un très-beau discours à l’ouverture de l’assemblée du clergé, qui s’est faite aux Grands-Augustins, suivant l’usage : il roulait sur l’amour de la patrie, fortifiée et soutenue par la religion.

8. — Toute la littérature est consternée de la fâcheuse nouvelle qui se répand sur la maladie dangereuse de M. de Voltaire. On le dit attaqué d’une fluxion de poitrine. Tronchin écrit en même temps qu’il espère le tirer d’affaire : ce qui ramène un peu. On serait d’autant plus fâché de cette perte très-grande en tout temps, que cet auteur n’a point encore fini la belle édition de Corneille, annoncée depuis deux ans. Le grand homme qu’il s’agit de commenter, l’excellence du commentateur, les pompeux éloges que l’on fait du commencement, tout contribue à piquer la curiosité. M. de Voltaire, à mesure qu’il avance l’ouvrage, en envoie les cahiers à l’Académie Française : il se soumet au jugement de cette compagnie, qui trouve jusqu’à présent plus à admirer qu’à critiquer.

9. — L’Opéra était déjà désert aujourd’hui. Mademoiselle Guimard, nouveau sujet dont ce théâtre vient de faire l’acquisition, a doublé mademoiselle Allard dans les Caractères de la Danse avec le plus grand succès : elle est d’une légèreté digne de Terpsichore ; il ne lui manque que des grâces un peu plus arrondies dans certaines parties de son rôle.

9. — M. de La Roche-Aymond, archevêque de Narbonne, a harangué aujourd’hui le roi au nom du clergé ; il a déployé beaucoup d’éloquence dans son discours nerveux, libre et concis. Il a surtout appuyé sur les besoins où était le peuple de l’amour le plus paternel de la part de son roi.

10. — Le succès de Zelmire se confirme, mais il se répand une anecdote qui ferait douter que M. de Belloy en fût le véritable auteur.

Ce M. de Belloy a long-temps été élevé par un oncle avocat, nommé Buirette. Sans détailler ici toute l’histoire romanesque de la naissance et de la vie de ce poète, il est très-certain que son oncle le disgracia pour n’avoir pas voulu suivre le barreau auquel il le destinait. Ce jeune homme passa en Russie ; il y a joué la comédie, et est revenu depuis quelques années. Il avait une tragédie dans son porte-feuille, intitulée Titus, Ayant eu accès auprès de madame la marquise de Villeroi, cette protectrice s’intéressa vivement à lui, et sa pièce fut reçue des comédiens. Avant d’être joué, M. de Belloy alla trouver l’abbé de Voisenon pour le consulter, et lui laissa son manuscrit. Quelques jours après, l’abbé de Lacoste, alors l’homme à la mode, arrive chez l’abbé de Voisenon : il le trouve lisant ce manuscrit ; il demande ce que c’est. L’autre lui répond que c’est une tragédie sur laquelle on demande son avis. « Je pense que c’est Titus, repart le brusque abbé : c’est ce coquin de de Belloy qui vous l’aura apporté. C’est un misérable, un drôle, etc. Sans vous en dire davantage, je vais chez moi, je vous en présente un semblable : confrontez-les ; vous verrez si ce n’est pas la même chose mot à mot. » Ce qui fut fait. L’abbé de Voisenon reconnut l’identité, et attendait, avec impatience, le moment d’éclaircir cette anecdote littéraire avec l’abbé de Lacoste, lorsque ce scélérat a été arrêté, et a subi le sort ignominieux que tout le monde sait[3]. Le manuscrit est resté entre les mains de l’abbé de Voisenon. De Belloy étant revenu, il voulut le tâter. Ce poète éluda de répondre, et n’a point revu depuis l’abbé de Voisenon. La pièce a été jouée en 1759, et a été jugée beaucoup plus sévèrement qu’elle ne méritait… Celle-ci réunit sur elle toute l’indulgence du public.

11. — Le sieur Palissot donnait depuis quelques années, au public, une gazette sous le titre de Papier Anglais ; c’était un barbouillage extrait des différens pamphlets qui courent à Londres sur les matières politiques. Rien de plus bavard, de plus ennuyeux et de plus mal choisi que cette collection, d’ailleurs pleine de contresens, le directeur n’entendant point la langue anglaise, et se confiant à de mauvais traducteurs pour épargner l’argent : elle était fort chère, et coûtait près de 14 s. la feuille (cinquante-deux pour 36 liv.). Le public s’est lassé de se laisser baffouer par ce scribler ; et les souscriptions tarissant tout-à-fait, le sieur Palissot est obligé de renoncer à son travail ; il annonce qu’à commencer du 1er juillet prochain il interrompra sa gazette.

13. — On apprend que M. de Voltaire est hors d’affaire : on exalte beaucoup la philosophie avec laquelle il a reçu ce dernier assaut[4]. On lui reprochait d’avoir montré de la faiblesse dans quelques occasions où il a été attaqué de maladies graves. Dans cette dernière, il s’est comporté en héros ; il a vu la mort avec l’intrépidité digne d’un grand homme.

15. — Portrait de M. le duc de Choiseul, sur l’air du Menuet d’Exaudet.


Le plaQuand Choiseul
Le plaD’un coup d’œil
Le plaConsidère
Le plan entier de l’État,
LeEt seul, comme un sénat,
LeAgit et délibère ;
Le plaQuand je vois
Le plaQu’à la fois

Le plaIl arrange
Le dedans et le dehors,
LeJe soupçonne en son corps
Le plan deUn ange.
Serait-ce un Dieu tutélaire ?
Dans la paix et dans la guerre,
Le plaSes traités
Le plaSont dictés
Le plaPar Minerve :
J’admire en lui les talens
LeQue d’elle il obtient sans
Le plan deRéserve.
Le plaÀ l’amour
Le plaTour à tour,
Le plaÀ la table,
Quand il trouve des loisirs,
LQu’il se livre aux plaisirs,
LIl est inconcevable.
Le plaDu travail
Le plaAu sérail,
Le plaVif, aimable,
À tout il est toujours prêt ;
LPour moi, je crois que c’est
Le plan deUn diable…

M. l’abbé de Lattaignant[5] se déclare partout auteuir de la chanson ci-dessus, et l’on infère de là avec raison que son dessein a été de louer de bonne foi.

17. — On prétend qu’il y a long-temps qu’on a fait courir la centurie suivante :


Au livre du Destin, chapitre des grands rois.
Au liOn lit ces paroles écrites :
Au l « De France Agnès chassera les Anglois,
Au lEt Pompadour chassera les Jésuites. »

18. — On voit une estampe ingénieuse sur les affaires des Jésuites. Aux deux côtés du tableau sont M. le duc de Choiseul et madame la marquise de Pompapour, qui arquebusent à bout touchant une foule de Jésuites. Ceux-ci tombent par terre, dru comme mouches. Le roi est là qui les arrose d’eau bénite, et l’on voit le parlement en robe, çà et là, bêchant des fosses pour enterrer les morts.

19. — On parle beaucoup d’un nouveau livre où il y a des traits très-forts contre le gouvernement : il s’appelle le Despotisme oriental[6].

20. — On a donné hier aux Italiens la première représentation du Procès, ou la Plaideuse, pièce en trois actes, mêlée d’ariettes. Ce drame, sous le nom de madame Favart, et qu’on veut être de l’abbé Voisenon, malgré l’agréable et pittoresque musique du sieur Duni, n’a pas eu le moindre succès.

22. — Émile, ou de l’Éducation, par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève : tel est le titre de quatre volumes in-8o qui paraissent depuis quelques jours. Cet ouvrage, annoncé et attendu, pique d’autant plus la curiosité du public, que l’auteur unit à beaucoup d’esprit le talent rare d’écrire avec autant de grâces que d’énergie. On lui reproche de soutenir des paradoxes ; c’est en partie à l’art séduisant qu’il y emploie qu’il doit peut-être sa grande célébrité ; il ne s’est fait connaître avec disinction que depuis qu’il a pris cette voie. Le typographique de ces quatre volumes est exécuté avec beaucoup de soin, et ils sont décorés des plus jolies estampes.

22. — La Plaideuse, au moyen de grands changemens, a été reprise aujourd’hui avec succès, quoiqu’il y eût très-peu de monde : il y a à espérer qu’elle sera plus fêtée. On y a fort ingénieusement ajouté un couplet flatteur pour le public, et qui annonce la modestie et la bonne volonté de l’auteur. Le voici ; il vient à la suite de beaucoup d’autres :


L’autÀ votre tribunal auguste
L’auteur ne paraissait qu’en un effroi mortel :
Il sait trop bien, messieurs, qu’un arrêt toujours juste
L’autDe vous émane et sans appel.
L’autPar une faveur non petite
Vous daignez revenir à de nouvelles voix,
L’autEt votre bonté ressuscite
L’autLa pièce et l’auteur à la fois.

24. — Le Balai, poëme héroï-comique en dix-huit chants[7]. Cet ouvrage, dont on ignore l’auteur, est calqué sur la Pucelle. Il y a de la facilité dans la versification, et même quelques images voluptueuses ; mais on sent combien d’inutilités, de longueurs, de pillages il doit y avoir dans un poëme de dix-huit chants sur un manche à balai. L’auteur a consacré un chant entier à passer en revue sur les boulevards beaucoup d’auteurs qu’il traite de la façon la plus infâme et la plus indécente : aussi l’ouvrage est-il arrêté.

25. — On annonce déjà une nouvelle édition de la Pucelle, qu’on dit devoir être exécutée avec le plus grand soin et la plus grande correction. On s’est beaucoup récrié contre les estampes de la première : on assure que les nouvelles seront gravées par Cochin.

M. Du Monchau, médecin de l’hôpital militaire de Douai, ayant fait un livre inthulé Anecdotes de Médecine[8], s’est avisé, pour lui donner de la célébrité, de le commencer par des lettres initiales qui désignent M. Barbeu Dubourg, docteur-régent de la faculté de Médecine de Paris. Celui-ci a réclamé contre l’imposture. Le véritable auteur a écrit une lettre fort polie à M. Dubourg, où il lui déclare la cause de sa supercherie… Ce livre a des choses amusantes, mais tout-à-fait étrangères à son objet, et ne passe pas pour très-véridique.

26. — On assure que Rousseau a fait un roman intitulé Édouard[9]. Ce sont les aventures d’un Anglais qui joue un rôle dans le roman de Julie. On prétend qu’il en a déposé le manuscrit entre les mains d’un homme de la cour.

Le livre de Rousseau[10], lu à présent de beaucoup de monde, fait très-grand bruit : il est singulier, comme tout ce qui sort de la plume de ce philosophe, écrit fortement et pensé de même : du reste impossible dans l’exécution, plein d’excellens préceptes, quelquefois minutieux, même bas, il pourrait être de beaucoup plus court. On remarque aussi que le tout n’est pas parfaitement lié : il y a des pièces de rapport, et qui ne sont pas bien fondues dans l’ouvrage, des choses très-hardies contre la religion et le gouvernement. Ce livre, à coup sur, fera de la peine à son auteur. Nous y reviendrons quand nous l’aurons mieux digéré.

31 — Le livre de Rousseau occasione du scandale de plus en plus. Le glaive et l’encensoir se réunissent contre l’auteur, et ses amis lui ont témoigné qu’il y avait à craindre pour lui. Il se défend là-dessus, en prétendant que ce livre a été imprimé sans son consentement, et même sans qu’il y eût mis la dernière main. Il y a longtemps qu’il y travaille ; sa santé ne lui a jamais permis de le continuer avec l’exactitude qu’il méritait. Il en avait laissé les lambeaux épars dans son cabinet ; bien des gens l’ont pressé vivement de donner son ouvrage au public, et se sont offerts de le rédiger : Rousseau a témoigné qu’il y avait bien des choses qu’il voulait supprimer, et on lui a répondu qu’on ferait tout cela. On n’en a rien fait, et il paraît in naturalibus.

  1. Tragédie de Piron. — R.
  2. Augustin-Marie, marquis de Ximenès (ou prononce Chimène), né à Paris le 26 février 1726, mort le 31 mai 1817. — R.
  3. L’abbé Lacoste, qui avait travaillé quelque temps, sous Fréron, à l’Année Littéraire, fut condamné aux galères perpétuelles, en 1759, pour crime de faux. Lors de sa mort, arrivée en 1761, Voltaire fit courir l’épigramme suivante :

    Lacoste est mort ! il vaque dans Toulon
    Pac ce trépas un emploi d’importance ;
    Ce bénéfice exige résidence,
    Et tout Paris y nomme Jean Fréron.

    — R.
  4. 8 mai 1762. — R.
  5. Gabriel-Charles Lattaignaut, né à Paris à la fin du dix-septième siècle, mourut en cette ville le 10 janvier 1779. — R.
  6. Recherches sur l’origine du despotisme oriental ; ouvrage posthume de M. B. I. D. P. E. C. (Boulanger, inspecteur des ponts-et-chaussées). Londres, 1762, in-12. — R.
  7. Par l’abbé Du Laurens. Constantinople (Amsterdam), 1761, in-8o. -R.
  8. Paris, 1762, in-12 ; Lille, J. B. Henry, 1766, 2 vol. in-12. — R.
  9. Le Amours de milord Édouard Bomston, dont le manuscrit fut donné par Rousseau a madame la maréchale de Luxembourg, n’ont été imprimés qu’après la mort de Jean-Jacques. Ce petit roman, qui se lie à la Nouvelle Héloïse, est ordinairement placé à sa suite. — R.
  10. Émile, — R.