Mémoires secrets de Bachaumont/1762/Juin

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 65-73).
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Juin 1762

1er Juin. — M. Rochon, jeune auteur qui avait une tragédie reçue aux Français[1], vient d’essuyer une disgrâce, qui indique combien il est désagréable d’avoir affaire à ce tripot de Comédiens.

Comme aucune pièce de ses devanciers n’était en état d’être jouée, on a fait avertir M. Rochon, qui s’est-présenté avec empressement. Mademoiselle Clairon, qui n’était pas contente de cet auteur, peu galant et peu complimenteur, d’ailleurs jalouse de voir occuper par mademoiselle Dumesnil le premier rôle dans la pièce, a paru désirer, sans affectation, qu’on fît une seconde lecture de cette tragédie, qu’elle ne connaissait point. L’auteur ingénu s’est prêté à son invitation, quoiqu’il pût s’en dispenser. Dès le commencement de la lecture, il s’est aperçu, mais trop tard, que mademoiselle Clairon n’était pas favorablement disposée : elle y a prêté très-peu d’attention, et s’est efforcée de détourner celle des autres ; de sorte que le pauvre auteur décontenancé n’a pu soutenir sa tragédie de toute la force d’une déclamation tonnante : il a eu peine à finir ; et lorsqu’on est allé au scrutin, il s est trouvé dix voix contre neuf qui le favorisaient. Le voilà dans le cas des courbettes, des révérences, des génuflexions devant l’héroïne de la scène française.

3. — On a donné aujourd’hui aux Italiens la première représentation de l’Amant Corsaire, pièce en deux actes, mêlée d’ariettes. Les paroles sont des sieurs Salvert et Anseaume, la musique de M. de La Salle. Cette pièce n’a point eu de succès, et ne mérite aucun détail : elle est tirée du conte de La Fontaine, intitulé le Calendrier des Vieillards.

3. — L’Émile de Rousseau est arrêté par la police. Cette affaire n’en restera pas là.

4. — Le Codicile et l’Esprit, ou Commentaires des Maximes politiques de M. le maréchal de Belle-Isle, avec des notes apologétiques, historiques et critiques ; le tout publié par M. de C…[2]. Ce M. de C… est, à ce qu’on assure, le nommé Maubert, qui a déjà fait le Testament où il y avait de bonnes choses. On sent, en général, que ce livre ne part pas de la tête d’un homme d’État.

6. — M. Vanloo est nommé premier peintre du roi. Cette place n’avait point encore été donnée depuis la mort de M. Coypel.

7. — Les Méprises, ou le Rival par ressemblance, comédie en vers et en cinq actes, n’a point été favorablement accueillie du public. Tout était disposé pour arrêter les cabales qui devaient nécessairement se former contre le sieur Palissot. On avait doublé la garde, et des fusiliers, répandus en grand nombre dans le parterre, semblaient forcer à applaudir, pu du moins gênaient beaucoup ceux qui auraient voulu témoigner du mécontentement. Malgré toutes ces précautions, ce drame est mort de sa belle mort. Rien de plus froid, de plus absurde et de plus ennuyeux. La pièce est si mauvaise, que bien des gens en infèrent que Palissot n’est pas même l’auteur des Philosophes, pièce qui n’a de merveilleux que son succès.

On a vu avec étonnement l’abbé de La Porte rompre des lances contre tout venant en faveur de cette nouvelle comédie. On l’aurait pu croire de mauvaise foi, s’il n’était plus vraisemblable de le croire de mauvais goût. On se serait imaginé que ce journaliste, l’écho des encyclopédistes, n’aurait pas profané sa bouche à exalter une très-pitoyable pièce d’un auteur ennemi déclaré de ce qu’il appelle les philosophes.

Il est bon d’observer encore que le chevalier de La Morlière[3] a eu pendant toute la représentation, à côté de lui, un exempt qui lui a déclaré qu’il était là pour le morigéner, et qu’il eût bien à s’observer. Cette attention de la police ne fait pas plus d’honneur au sieur Palissot qu’au chevalier de La Morlière.

8. — Rousseau a retiré 7,000 liv. de son livre. C’est madame et M. le maréchal de Luxembourg qui se sont mis à la tête de la vente, et qui en procurent un très-grand débit.

9. — Aujourd’hui, suivant le réquisitoire de M. le procureur-général, l’Émile, ou Traité de l’Éducation, a été brûlé avec les cérémonies accoutumées. L’auteur est décrété de prise de corps : heureusement qu’il est en fuite[4].

11. — Chanson sur l’air : Tôt, tôt, tôt, battez chaud.


Cupidon s’est fait maréchal,
Et ce Dieu ne s’y prend pas mal,
Il veut Manon pour domicile ;
Il met sa forge dans ses jeux,
Dont il fait rejaillir des feux,
Qui brûleraient toute une ville.
Qui brûlTôt, tôt, tôt.
Qui brûlBattez chaud,
Qui brûlTôt, tôt, tôt.
Qui brûlBon courage,
Il faut avoir cœur à l’ouvrage.

Savez-vous quels sont ses soufflets ?
Deux petits tétons rondelets,
Qui vont même sans qu’on y touche ;
Il ne faut pour les mettre en train
Qu’y porter tendrement la main,
Ou qu’un doux baiser de la bouche.
Qui brûlTôt, tôt, etc.

Mais que fait-il de ses deux bras,
Si blancs, si ronds, si délicats ?
L’Amour en a fait des tenailles :
Ses bras charmans quand ils sont nus,
Même mieux que ceux de Vénus
Retiendraient le Dieu des batailles.
Qui brûlTôt, tôt, etc.

Amis, je ne vous dirai pas
Quel est ce lieu rempli d’appas,
Où l’Amour a mis son enclume ;
Mais sitôt qu’il y forge un dard,
Le trait s’enflamme, brille et part ;

Plus il frappe, plus il s’allume.
Qui brûlTôt, tôt, etc.

L’Amour sait trop bien son métier
Pour n’avoir pas fait tout entier
Son ouvrage auprès de la belle :
Le marteau qui frappe les coups,
Ce serait moi, ce serait vous,
Si Manon n’était pas cruelle !
Qui brûlTôt, tôt, etc.

12. — On a arrêté plusieurs personnes qu’on soupçonnait auteurs du Balai, entre autres un jeune homme nommé Groubental[5]. Ou lui attribue déjà les Jésutiques ; Irus, ou le Savetier du coin.

— M. Linguet, jeune historien, donne au public un ouvrage qui paraîtrait devoir mûrir plus long-temps dans le silence du cabinet : c’est l’Histoire du Siècle d’Alexandre-le-Grand[6]. On se doute bien que celle du Siècle de Louis XIV a, servi de modèle, et c’est un malheur. Combien la première doit-elle rester au-dessous ! Il fallait, pour composer un pareil ouvrage, joindre au tact le plus fin, au goût le plus délicat, l’érudition la plus vaste et la plus consommée. Au reste, comme une histoire, quoique médiocre, n’est point à dédaigner, on lit celle-ci avec quelque plaisir : elle est assez bien écrite.

13. — Avant-hier, le parlement a condamné à la brûlure un poëme qui a pour titre : La Religion à l’Assemblée du Clergé de France[7]. Cet ouvrage, dont les vers sont grands et bien tournés, est une satire des plus licencieuses contre les mœurs de nos évêques.

14. — On ne cesse de parler de Rousseau, et de raconter les circonstances de son évasion. On prétend qu’il ne voulait point absolument partir, qu’il s’obstinait à comparoir ; que M. le prince de Conti lui ayant fait là-dessus les instances les plus pressantes et les plus tendres, cet auteur avait demandé à S. A. ce qu’il lui en pouvait arriver, en ajoutant qu’il aimait autant vivre à la Bastille ou à Vincennes, que partout ailleurs ; qu’il voulait soutenir la vérité, etc. ; que le prince lui ayant fait entendre qu’il y allait non-seulement de la prison, mais encore du bûcher, le stoïcisme de Rousseau s’était ému ; sur quoi le prince avait repris : « Vous n’êtes point encore assez philosophe, mon ami, pour soutenir une pareille épreuve ; » et que, là-dessus, on l’avait emballé et fait partir[8].

16. — M. l’abbé Chauvelin a reçu une lettre anonyme de Genève sur les Jésuites. C’est une plaisanterie légère qu’on présume sortir de la plume de M. de Voltaire[9].

17. — Il court une lettre de M. l’évêque du Puy au roi, du 16 avril 1762[10]. C’est une déclamation en faveur des Jésuites, écrite d’un style amer et peu forte de raisonnemens.

18. — M. de Crébillon, l’un des quarante de l’Académie Française, dont on avait prématurément annoncé la mort depuis long-temps, est enfin décédé aujourd’hui, dans un âge fort avancé. Sa place de censeur de la police était donnée depuis quelque temps à M. Marin, comme adjoint.

19. — M. l’abbé de Lignac, ci-devant de l’Oratoire, connu par plusieurs ouvrages de métaphysique, est mort hier aussi : il était très-vieux.

20. — On écrit de Genève, du 12 de ce mois, que ce jour-là même le livre de Jean-Jacques Rousseau avait été arrêté et porté au tribunal de la république, pour y être statué ce qu’il appartiendrait.

On ne sait point au juste où est cet illustre fugitif[11]. On le dit chez le prince de Conti ; on le dit à Bouillon ; on le dit en Hollande ; on le dit en Angleterre.

21. — Les Comédiens Français se disposaient à donner, dans la semaine, la Mort de Socrate, tragédie en trois actes de M. Sauvigny[12], ancien garde-du-corps du roi de Pologne Stanislas. On craint qu’elle ne soit arrêtée par la police, à cause de la circonstance de l’affaire de Jean-Jacques, qui présente la même scène que cet illustre Grec offrait à l’aréopage d’Athènes. Dans le drame nouveau, l’auteur, qui n’avait pas pu prévoir ce qui arrive aujourd’hui, a, dit-on, traité cette situation de façon à faire croire qu’elle est adaptée à l’aventure du moment.

23. — Dans la Gazette de Médecine, N° 49 et 50, on lit des Réflexions de M. Barbeu Dubourg, auteur de cette gazette, sur ce qu’il a plu à Jean-Jacques Rousseau de dire des médecins. Ces Réflexions, assez amères, sont ingénieuses à certains égards, mais elles ne pulvérisent pas, à beaucoup près, les enthymèmes de Rousseau. Elles tendent uniquement à nous prouver ce dont il convient ; que la médecine est une très-belle chose en elle-même, dont on abuse presque toujours. De là « gardons la médecine et chassons les médecins. »

23. — Les Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation de la Nouvelle Italie, comédie italienne et française en trois actes, mêlée d’ariettes et de spectacle. Cette pièce très-ennuyeuse est du sieur Bibiena, la musique de Duni ; elle est très-adaptée au goût de mademoiselle Piccinelli, qui a reçu des applaudissemens considérables ; elle a même joué avec un intérêt qu’on ne lui connaissait pas encore.

26. — Appel à la raison des écrits et libelles publiés contre les Jésuites[13]. Tel est le titre d’une nouvelle brochure en faveur des Jésuites. Elle ne fait que ressasser tout ce qu’on a dit : elle n’est remarquable que parce qu’on y veut démontrer que le discours de M. de La Chalotais n’est point de lui. On y renouvelle le bruit qui a couru[14] que M. d’Alembert en était l’auteur.

27. — L’Émile de Rousseau a été condamné à être brûlé par la main du bourreau à Genève, et sa personne décrétée de prise de corps.

28. — On a donné aujourd’hui la première représentation du Caprice ou l’Épreuve dangereuse, comédie en trois actes, en prose, de M. Renout. Cette pièce est d’un mérite fort mince.

  1. Elle n’a pas été imprimée, et ne parait point avoir été jouée. — R.
  2. De Chevrier. La Haye, 1762, in-12. Le Testament politique du maréchal duc de Belle-Isle est de Chevrier et non de Maubert. — R.
  3. « Il était le chef et le capitaine des cabales contre les pièces nouvelles ; il est prouvé qu’il avait à sa solde plus de cent cinquante conspirateurs. Il mettait tous les auteurs à contribution, et celui qui n’avait pas le moyen de lui payer le tribut qu’il exigeait pour faire réussir un ouvrage, pouvait compter sur une chute inévitable. » Favart, Mémoires, t. II, p. 21. — R.
  4. V. 20 août 1762. — R.
  5. Le poëme du Balai, comme on l’a vu plus haut, est de l’abbé Dulaurens. Grouber de Groubental avait été son collaborateur pour Les Jésuitiques. Ce dernier est mort à Paris dans les premières années de la restauration. — : R.
  6. Amsterdam (Paris), 1769, in-12. Simon-Nicolas-Henri linguet, né à Reims en 1736, guillotiné à Paris le 27 juin 1794. — R.
  7. Par l’abbé Guidi. 1762, in-12. — R.
  8. On voit, par une lettre de Rousseau à M. Moultou, en date du 15 juin 1762, que ce ne furent point les appréhensions qu’il conçut pour sa sûreté personnelle qui le déterminèrent à quitter la France, mais bien la crainte de compromettre des personnes qui, pour l’amour de lui, s’étaient intéressées à la publication de son livre. — R.
  9. Cette lettre, que Wagnière reconnaît être de Voltaire, n’a jusqu’à présent été recueillie dans aucune édition de ses Œuvres. — R.
  10. Lettre écrite au roi par M. l’épêque D. P. sur l’affaire des Jésuites, 1762, in-12, de 43 pages. V. 7 septembre 1767. — R.
  11. Dès le 15 juin les lettres de Jean-Jacques sont datées d’Yverdun. Il demeurait chez M. Roguin, qu’en 1769 il appelait le doyen de ses amis. — R.
  12. Edme-Louis Billardon de Sauvigny, né à La Rochelle, le 15 mars 1736, et non vers 1730, dans le diocèse d’Auxerre, comme le dit la Biographie Universelle, est mort à Paris le 19 avril 1812, et non en 1809, comme il est dit dans le même ouvrage. — R.
  13. Par le P. Balbani, Jésuite provençal. Bruxelles, 1762, in-12. V. 23 février 1764. — R.
  14. V. 13 avril 1762. — R.