Mémoires secrets de Bachaumont/1762/Juillet

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 73-82).
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Juillet 1762

1er Juillet. — Il paraît que la place vacante à l’Académie, par la mort de M. de Crébillon, sera pour l’abbé de Voisenon. Toutes les puissances le veulent. Il fait l’homme indifférent ; il prétend qu’il n’en a pas voulu, il y a quinze ans ; et s’il se rend aux sollicitations de ceux qui désirent qu’il soit de ce corps, c’est qu’on lui fait entendre qu’il y figurera comme homme de condition. Il n’est pas d’une naissance assez relevée pour cela, et cette façon de figurer n’est pas la plus honorable pour un homme d’esprit, mais l’adulation gâte les plus beaux naturels ; il est flatté de ce persiflage.

3 — M. Robbé, ce poète érotique[1] également licencieux et impie, mais dont le cerveau faible s’altérait dès qu’il lui survenait quelque petite maladie, est enfin rendu à son état naturel : il donne à corps perdu dans le jansénisme. C’est un convulsionnaire intrépide, et un acteur zélé qui a besoin des secours[2] les plus abondans. Il a passé par tous les états ; il a été assommé, percé, crucifié : sa vocation est des plus décidées.

6. — On répand dans le public un prospectus de la nouvelle édition de Corneille, entreprise par M. de Voltaire. Cet ouvrage sera de dix à douze volumes. Il sera orné de trente-trois estampes, dessinées par M. Gravelot ; mais le plus précieux consiste en remarques historiques et critiques sur la langue et sur le goût. L’exemplaire ne coûtera que deux louis : on n’en tirera que deux mille cinq cents. Tout le monde doit savoir que le profit qui en résultera doit être mis en masse pour doter mademoiselle Corneille. Quelle plus noble dot que celle-là ?

6. — Les Comédiens Français font célébrer aujourd’hui avec beaucoup de pompe un service solennel, à Saint-Jean-de-Latran, pour le repos de l’âme de M. de Crébillon. On dira des messes dans la même vue, depuis huit heures du matin jusqu’à midi. Ils ont envoyé par tout Paris, des billets d’invitation pour y assister. Tout cela se fait en dépit de M. l’archevêque, dont la juridiction ne s’étend point sur le curé de Saint-Jean-de-Latran.

— L’Opéra a donné aujourd’hui la première représentation de la reprise des Caractères de la folie, joués pour la première fois le 20 août 1743, paroles de M. Duclos. Jamais spectacle n’a été plus triste et plus ennuyeux. On a supprimé le Prologue, qui aurait pu être agréable. Les deux actes sont l’Astrologie et les Caprices de l’amour, qui ne reviennent en rien au titre. À celui des Passions on a substitué Hylas et Zélis, pastorale composée par M. de Sennecterre[3]. Il n’y a que ce dernier qui soit supportable. Le musicien, M. de Bury, dont le goût s’est amélioré, l’a fait sur un tout autre ton que les autres. Il s’ensuit une disparate très-remarquable. La musique des premiers actes est faible, maigre et point pittoresque. Les paroles sont très-misérables, les ballets ne signifient rien.

Le troisième acte consiste dans une bergère, qui invoque l’Amour, pour qu’il rende la vue à son amant. Le dieu lui promet ce miracle, en lui faisant envisager les risques qu’elle court : Hylas peut devenir infidèle ; elle consent à ce danger. Elle est presque dans le cas du repentir. Cependant il résiste à tous les charmes que lui présentent les différentes beautés qu’il envisage en recouvrant la vue. En vain des bergères séduisantes par leurs danses cherchent à l’émouvoir : le son de voix de Zélis peut seul pénétrer son ame. Il la retrouve, et ils sont heureux.

L’aveugle auteur[4] de cette entrée a donné lieu au bon mot : Que ce spectacle était un ouvrage d’aveugle fait pour être entendu par des sourds.

7. — La seconde partie du Compte rendu par M. de La Chalotais, au Parlement de Bretagne, à l’occasion des Jésuites, n’est point inférieure à la première[5]. Elle ne sort en rien du ton de modération de l’auteur ; et elle atterre, elle foudroie, elle pulvérise de plus en plus le colosse de la Société. Il conclut toujours à supplier le roi d’ordonner qu’on travaille à un nouveau plan d’éducation. Le Parlement n’a point adopté cette partie de ses conclusions. Il est fâcheux qu’on ne saisisse pas le moment de détruire le fanatisme dans son berceau, en substituant aux préjugés, aux erreurs de toute espèce, dont on imboit la jeunesse, un code de vérités lumineuses, qui puissent la guider dans tous les temps de la vie.

8 — On écrit de Neufchatel que milord Maréchal, gouverneur de cette principauté, y a reçu une lettre du roi de Prusse, qui lui marque d’avoir tous les égards possibles pour Rousseau, de l’assurer de sa protection, et de lui offrir tous les secours dont il pourrait avoir besoin.

Il y a à Genève une fermentation considérable, occasionée par la condamnation du livre de Rousseau. Les ministres de l’Église réformée prétendent que les séculiers (le conseil souverain de Genève) ne l’ont condamné que par esprit de parti, à cause qu’il soutient dans le Contrat Social les vrais sentimens de la démocratie, opposée à ceux de l’aristocratie, qu’on voudrait introduire. À l’égard de la doctrine théologique renfermée dans Émile, ils disent qu’on pourrait la soutenir en bien des points ; que d’ailleurs on ne lui a pas laissé le temps de l’avouer ou de la rétracter. Ils ajoutent que l’on souffre dans l’État un homme, M. de Voltaire, dont les écrits sont bien plus répréhensibles, et que les distinctions qu’on lui accorde sont une preuve de la dépravation des mœurs et des progrès de l’irréligion qu’il a introduite dans la république depuis son séjour dans son territoire[6].

Sancho Pança dans son île, opéra bouffon, de M. Poinsinet le jeune, joué aujourd’hui pour la première fois, n’a pas eu le succès qu’on s’en promettait. On l’a jugé trop sévèrement, en exigeant dans une farce de ce genre l’esprit et la finesse d’un drame plus délicat. On trouve mauvais que Sanclio débite tant de proverbes, qu’il soit gourmand, etc. Il est aisé de juger de là quelle espèce de connaisseurs décide ainsi. Quant à la musique, elle est toujours dans un goût pittoresque, mais elle rentre dans les autres ouvrages de Philidor, et démontre à merveille les bornes du genre. La nature inanimée ne peut se varier, se nuancer à l’infini comme les passions que caractérise la grande musique.

9 — On ne peut se refuser à consigner un bon mot du roi, qui caractérise également l’excellence de son esprit et de son cœur.

S. M. étant allée voir les nouveaux bureaux de la guerre, il y a quelques jours, entra partout, et dans celui de M. Dubois ayant trouvé une paire de lunettes, mit la main dessus : « Voyons, dit le roi, si elles valent celles dont je me sers. » Un papier, apprêté exprès, suivant les apparences, se trouva sous sa main. C’était une lettre dans laquelle entrait un éloge pompeux du monarque et de son ministre, le duc de Choiseul ; S. M. rejetant avec précipitation les lunettes, dit : « Elles ne sont pas meilleures que les miennes, elles grossissent trop les objets. »

10. — On ne cesse de parler par tout Paris de la farce de Saint-Jean-de-Latran[7] ; on en rit beaucoup. Les Comédiens n’ont rien épargné pour faire célébrer avec toute la pompe funéraire le service de M. de Crébillon. L’église était toute tendue de noir et fort illuminée. La compagnie était des plus nombreuses. L’Académie Française y avait été invitée ; elle s’y rendit par députation. L’Opéra, la Comédie Italienne, tous les corps comiques y ont assisté de même. On est allé à l’offrande dans la plus grande régularité. Les actrices était sans rouge. Mademoiselle Clairon, en long manteau, menait le deuil. Cette sublime Melpomène a représenté avec toute la dignité convenable. Arlequin y a figuré aussi. Enfin tout a concouru à rendre cette cérémonie aussi mémorable que risible.

11. — On a représenté, il y a quelques jours, à Bagnolet, chez M. le duc d’Orléans, une pièce en deux actes[8], de Collé, si connu par les Amphigouris. Elle a pour titre : le Roi (c’est Henri IV) et le Meunier. Ce petit drame a eu le plus grand succès, et le mérite, par la naïveté qui y règne. M. le duc d’Orléans jouait un des principaux rôles, le Meunier. Grand val faisait Henri IV.

14. — Le sieur Palissot a fait imprimer sa comédie du Rival par ressemblance. Il a abandonné le titre des Méprises, parce que, dit-il, un plaisant s’est écrié ingénieusement, que c’était une méprise de l’auteur.

Il cite modestement pour épigraphe un vers de ses Philosophes :


Et nous ferons un bruit à rendre les gens sourds.


Il se plaint encore plus modestement dans sa préface de ce qu’on n’a pas voulu voir en lui un second Molière : il en appelle au public équitable, et trouve qu’il y a beaucoup d’art et de finesse dans son drame. Il remarque qu’on n’avait pas encore fait entrer dans aucune comédie un éloge de la nation, et s’applaudit infiniment de ce trait de son génie.

La pièce est encore plus mauvaise à la lecture qu’à la représentation : elle est enrichie de notes, et c’est encore une nouveauté sublime dont l’auteur aurait dû se glorifier. C’est un grand effort de son imaginative.

15. — Une nouvelle Amélie s’élève contre celle de madame Riccoboni ; on lui reproche de n’avoir fait qu’extraire l’anglaise, d’en avoir tiré les morceaux qui lui ont convenu, et d’en avoir fait un roman à sa guise. On donne la traduction d’aujourd’hui comme fidèle ; elle n’en est que plus mauvaise. Elle est de M. de Puisieux.

16. — La Gazette de France exalte beaucoup aujourd’hui le zèle et la piété des Comédiens du roi, à l’occasion du service qu’ils ont fait célébrer pour M. de Crébillon. Elle ajoute que ce jour-là le spectacle fut fermé en signe de deuil, et que le lendemain on le rouvrit par Rhadamiste et Zénobie, chef-d’œuvre de cet auteur. M. l’archevêque est furieux de voir consigner dans un papier public un événement édifiant qu’il regarde comme le scandale de l’Église.

20. — M. l’archevêque de Paris ayant fait des reproches à l’ordre de Malte, sur l’indécente cérémonie pratiquée dans une église de l’Ordre, il s’est tenu un consistoire chez l’ambassadeur de l’Ordre, jeudi dernier 15 de ce mois ; on a décidé que, pour éviter de perdre un droit dont M. de Beaumont faisait des plaintes amères, le curé de Saint-Jean-de-Latran, quoique soustrait à l’Ordinaire par les privilèges de l’Ordre, recevrait une punition pour avoir occasioné ce qu’on appelle canoniquement un scandale dans l’Église de Paris, en communiquant avec des histrions, foudroyés tous les huit jours au prône sous le bras ecclésiastique. En conséquence, ledit curé a été condamné à trois mois de séminaire, et à deux cents francs d’amende envers les pauvres.

21. — Réfutation du nouvel ombrage de Jean-Jacques Rousseau, intitulé Émile[9]. C’est un in-8o qui ne contient encore qu’une lettre, où l’on prétend répondre à l’article du troisième volume, dans lequel l’auteur attaque la révélation et en général sape la religion par ses fondemens. Pour sentir la platitude et l’ineptie du critique, il suffit de dire qu’il appuie ses argumens sur l’Ecriture-Sainte. On voit que c’est un ergoteur qui a voulu faire un livre. Louons son zèle et souhaitons-lui du talent ! Il promet deux autres lettres, dont on le dispense, s’il n’a rien de mieux à dire. Recourons aux grands et solides ouvrages faits en faveur de la religion chrétienne ; c’est dans ce sublime arsenal qu’on trouve des armes toujours prêtes et toujours victorieuses.

22. — Variétés philosophiques et littéraires, par M. l’abbé de Londres… C’est un nouvel auteur qui entre dans la lice littéraire d’une manière assez commune.

— Le bruit court que le sieur Chevrier est mort de misère, sans feu ni lieu : telle devait être la fin d’un enragé. D’autres assurent qu’il est mort de peur, comme on l’arrêtait.

24 — Il a couru dans le monde une brochure intitulée : Réflexions d’un bel esprit du café Procope sur la tragédie de Zelmire. On attribue cet ouvrage à M. Blin de Saint-More. On y passe en revue d’une façon très-cavalière nos jeunes tragiques. Celui-ci, qui sent combien il a besoin de l’indulgence du public, s’il court la même carrière, désavoue authentiquement ce pamphlet dans le Mercure. Il faut lui donner acte de sa modestie. Dans cette protestation il s’exprime de la façon la plus honnête et la plus sincère.

25. — M. Lacombe, d’Avignon, nous annonce l’Abeille du Parnasse Anglais. Ce sera une traduction des plus belles odes et des morceaux les plus sublimes des auteurs de cette nation. À en juger par son essai[10], cela ne sera pas mieux choisi que le recueil de l’abbé Yart[11], et n’aura rien de piquant.

27. — Il court une Épître à M. Gresset[12] de trois cents vers et au-delà. Elle annonce du talent, de la facilité. L’auteur est plus abondant, plus énergique, qu’agréable et correct. Il n’est pas encore connu, C’est M. de Sélis.

30. — Il y a une fermentation considérable dans la troupe des Comédiens Français à l’occasion du châtiment que vient d’éprouver le curé de Saint-Jean-de-Latran. Ils ne peuvent supporter d’être ainsi frappés des foudres de l’Église. Mademoiselle Clairon, l’héroïne de ce théâtre parle sur cette matière avec une éloquence majestueuse ; si ses camarades suivaient son avis, ils demanderaient tous leur retraite. On se flatte qu’ils n’en viendront pas à cette voie extrême, la cour et la ville y perdraient trop.

31. — M. Bouchardon, un des plus fameux sculpteurs de l’Europe, vient de mourir le 27 de ce mois[13]. Il était chargé de la statue équestre du roi que la Ville fait faire. Heureusement son ouvrage est fort avancé : il ne manque plus qu’une des quatre figures qui doivent orner le piédestal.

  1. Robbé de Beauveset (Pierre-Honoré), né à Vendôme en 1714, mort à Saint-Germain en 1794. On doit à la muse érotique de ce poète la satire intitulée le Débauché converti, imprimée dans quelques éditions des poésies de Piron et Grécourt, et qui s’y fait distinguer par son cynisme dégoûtant. Il n’est plus guère connu que par ces jolis vers de la Dunciade :

    Est-ce donc vous que j’aperçois ici,
    Mon cher Robbé, chantre du mal immonde,
    Vous dont la muse en dégoûtait le monde. — R.

  2. Le diacre Pâris, décédé le 1er mai 1727, avait été, de son vivant, l’un des coryphées du jansénisme et des plus zélés opposans à la bulle Unigenitus. Il fut enterré au cimetière de Saint-Médard. Quelques fanatiques, guidés par des prêtres imbéciles, imaginèrent d’aller se prosterner sur sa tombe, pour faire cesser de prétendues convulsions. Ces jongleries durèrent assez longtemps ; mais enfin l’autorité crut devoir mettre fin à ces scènes de scandale. Le cimetière fut fermé, et les miracles cessèrent. Les Jansénistes ne se tinrent cependant pas pour battus. Les dévotes du parti s’assemblèrent en secret à la voix de leurs directeurs. De nouvelles convulsions se manifestèrent chez elles ; et le tombeau du bienheureux diacre n’étant plus accessible, il fallut aviser à un autre moyen de les en délivrer. Aux unes on perça les mains avec de grands clous, et on les mit en croix ; aux autres on asséna sur la poitrine et le dos de violens coups de bûches ou de grosses chaînes en fer : cela s’appellait des secours. Quelques prêtres poussèrent le délire du fanatisme jusqu’à se rendre les exécuteurs de ces cruautés. On peut voir dans la Correspondance littéraire de Grimm, 15 avril 1761, de curieux détails sur les convulsionnaires et les secouristes. — R.
  3. Elle a été imprimée, sous le nom de Voisenon, dans le troisième volume de ses Œuvres. — R.
  4. M. de Sennecterre. — R.
  5. V. 24 février 1762. — R.
  6. Dans sa Correspondance littéraire, 1er août 1762, Grimm dit qu’il a paru à Genève une lettre fort séditieuse en faveur de M. Rousseau et contre M. de Voltaire. Ne serait-ce point cet écrit qui aurait donné lieu à la fermentation dont il est ici question. — R.
  7. 6 juillet 1762. — R.
  8. Collé ajouta depuis un troisième acte qui est le premier. — R.
  9. Par André, bibliothécaire de M. d’Aguesseau, Paris, 1762, in-8o et in-12. — R.
  10. Il consistait dans la traduction en prose de deux Odes, l’une de Pope l’autre de Dryden. On la trouve dans le Mercure de France, juillet 1762, second volume. L’entreprise de Lacombe n’a pas été poussée plus loin. — R.
  11. Idée de la poésie anglaise, ou traduction des meilleurs poètes anglais ; 1749, 8 vol. in-12. — R.
  12. La Haye (Paris), 1762, in-12. — R.
  13. Bouchardon était né en 1698. La statue commencée en 1748 ne fut inaugurée que le 20 juin 1763. Elle fut renversée le 11 août 1792 en vertu d’un décret rendu la veille par l’Assemblée Législative. — R.