Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot/Texte

Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot
Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par Mme de Vandeul, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, I (p. xxix-lxii).

MÉMOIRES
POUR SERVIR
À L’HISTOIRE DE LA VIE ET DES OUVRAGES
DE DIDEROT
PAR MADAME DE VANDEUL, SA FILLE


Denis Diderot est né à Langres en Champagne, au mois d’octobre 1713.

Son père était coutelier ; depuis deux cents ans sa famille n’a point professé d’autre état. Il était recommandable par son exacte et scrupuleuse justice ; beaucoup de fermeté dans le caractère et d’adresse dans son métier. Il avait imaginé des lancettes particulières. Denis, l’aîné de ses enfants, fut destiné à l’état ecclésiastique ; un de ses oncles devait lui résigner son canonicat.

Il donna dès l’âge le plus tendre une preuve de profonde sensibilité : on le mena à trois ans voir une exécution publique ; il revint malade et fut attaqué d’une violente jaunisse.

À huit ou neuf ans il commença ses études aux Jésuites de sa ville ; à douze il fut tonsuré. La seule particularité qu’il m’ait contée du commencement de son éducation est une querelle qu’il eut avec ses camarades ; elle fut assez vive pour lui donner l’exclusion du collège un jour d’exercice public et de distribution de prix. Il ne put supporter l’idée de passer ce temps dans la maison paternelle et d’affliger ses parents ; il fut au collège, le suisse lui refusa la porte, il la franchit dans un moment de foule, et se mit à courir de toutes ses forces ; le suisse l’atteignit avec une espèce de pique dont il lui blessa le côté ; l’enfant ne se rebute point, il arrive et prend la place qu’il avait droit d’occuper ; prix de composition, de mémoire, de poésie, etc., il les remporta tous. Sûrement il les méritait, puisque l’envie de le punir ne put influer sur la justice de ses supérieurs. Il reçut plusieurs volumes et autant de couronnes ; trop faible pour porter le tout, il passa les couronnes dans son cou[1], et les bras chargés de livres, il revint chez son père. Sa mère était à la porte de la maison ; elle le vit arriver au milieu de la place publique dans cet équipage et environné de ses camarades ; il faut être mère pour sentir ce qu’elle dut éprouver. On le fêta, on le caressa beaucoup ; mais le dimanche suivant, comme on le parait pour l’office, on s’aperçut qu’il avait une plaie assez considérable ; il n’avait pas même songé à s’en plaindre.

Né vif, aimant la chasse, s’il était toujours supérieur dans les devoirs de classe, il était très souvent inexact. Il se fatigua des remontrances de ses régents, et dit un matin à son père qu’il ne voulait plus continuer ses études. « Tu veux donc être coutelier ? — De tout mon cœur… » On lui donna le tablier de boutique, et il se mit à côté de son père. Il gâtait tout ce qu’il touchait de canifs, de couteaux ou d’autres instruments. Cela dura quatre ou cinq jours ; au bout de ce temps il se lève, monte à sa chambre, prend ses livres et retourne au collège. « J’aime mieux l’impatience que l’ennui, » dit-il à son père ; et depuis ce moment il continua ses classes sans aucune interruption.

Les Jésuites ne tardèrent pas à sentir l’utilité dont cet élève pourrait être à leur corps ; ils employèrent la séduction des louanges, l’appât toujours si séduisant des voyages et de la liberté ; ils le déterminèrent à quitter la maison paternelle et à s’éloigner avec un Jésuite auquel il était attaché. Denis avait pour ami un cousin de son âge, il lui confia son secret et l’engagea à l’accompagner ; mais le cousin, plus médiocre et plus sage, découvrit le projet à son père ; le jour du départ, l’heure, tout fut indiqué. Mon grand-père garda le plus profond silence ; mais en allant se coucher, il emporta les clefs de la porte cochère, et lorsqu’il entendit son fils descendre, il se présenta devant lui et lui demanda où il allait à minuit ? « À Paris, lui répond le jeune homme, où je dois entrer aux Jésuites. — Ce ne sera pas pour ce soir, mais vos désirs seront remplis ; allons d’abord dormir… »

Le lendemain son père retint deux places à la voiture publique, et l’amena à Paris au collège d’Harcourt. Il fit les conditions de son petit établissement et prit congé de son fils. Mais le bonhomme aimait trop chèrement cet enfant pour l’abandonner sans être tout à fait tranquille sur son sort ; il eut la constance de rester quinze jours de suite à tuer le temps et à périr d’ennui dans une auberge sans voir le seul objet pour lequel il y séjournait. Au bout de ce temps il fut au collège, et mon père m’a souvent dit que cette marque de tendresse et de bonté l’aurait fait aller au bout du monde, si le sien l’eût exigé. « Mon ami, lui dit-il, je viens savoir si votre santé est bonne, si vous êtes content de vos supérieurs, de vos aliments, des autres et de vous-même. Si vous n’êtes pas bien, si vous n’êtes pas heureux, nous retournerons ensemble auprès de votre mère. Si vous aimez mieux rester ici, je viens vous prêcher, vous embrasser et vous bénir… » Mon père l’assura qu’il était parfaitement content et qu’il se plaisait beaucoup dans cette nouvelle demeure. Alors mon grand-père prit congé de lui et passa chez le principal afin de savoir s’il était aussi satisfait que son élève. « Assurément, monsieur, lui répondit celui-ci, c’est un excellent écolier, mais il y a huit jours que nous l’avons vertement chapitré, et s’il continuait, on ne pourrait le garder bien longtemps. »

Il avait trouvé dans ses nouveaux camarades un jeune homme assez triste, il lui avait demandé le sujet de son souci ; celui-ci lui avoua que l’on devait composer le lendemain, et qu’il était fort embarrassé de sa besogne. Mon père lui proposa de la faire à sa place ; en effet le jeune homme déposa son papier dans une garderobe, mon père l’y suivit, fit le devoir, et les professeurs le trouvèrent parfaitement bien ; mais ils ajoutèrent que jamais ce devoir ne pouvait être l’ouvrage de celui qui le présentait, et le forcèrent d’en nommer l’auteur ou de sortir sur-le-champ du collège. Le jeune homme avoua que le nouveau venu s’en était chargé ; ils furent tous les deux très houspillés, et mon père renonça à la besogne des autres pour ne s’occuper que de la sienne. L’objet de tant de fracas était un morceau de poésie ; il fallait mettre en vers le discours que le serpent tient à Ève quand il veut la séduire : étrange sujet de composition pour de jeunes écoliers !

Au collège d’Harcourt, il fit plusieurs amis ; il s’était lié avec l’abbé de Bernis, poëte alors, et depuis cardinal. Ils allaient tous deux dîner à six sous par tête, chez le traiteur voisin ; et je l’ai souvent entendu vanter la gaieté de ces repas.

Ses études finies, son père écrivit à M. Clément de Ris, procureur à Paris et son compatriote, pour le prendre en pension et lui faire étudier le droit et les lois. Il y demeura deux ans ; mais le dépouillement des actes, les productions d’inventaires avaient peu d’attraits pour lui. Tout le temps qu’il pouvait dérober à son patron était employé à apprendre le latin et le grec qu’il croyait ne pas savoir assez, les mathématiques, qu’il a toujours aimées avec fureur, l’italien, l’anglais, etc. ; enfin il se livra tellement à son goût pour les lettres, que M. Clément crut devoir prévenir son ami du mauvais emploi que son fils faisait de son temps. Mon grand-père chargea alors expressément M. Clément de proposer un état à son fils, de le déterminer à faire un choix prompt, et de l’engager à être médecin, procureur ou avocat. Mon père demanda du temps pour y songer, on lui en accorda. Au bout de quelques mois, les propositions furent renouvelées ; alors il dit que l’état de médecin ne lui plaisait pas, qu’il ne voulait tuer personne ; que celui de procureur était trop difficile à remplir délicatement ; qu’il choisirait volontiers la profession d’avocat, mais qu’il avait une répugnance invincible à s’occuper toute sa vie des affaires d’autrui. « Mais, lui dit M. Clément, que voulez-vous donc être ? — Ma foi, rien, mais rien du tout. J’aime l’étude ; je suis fort heureux, fort content ; je ne demande pas autre chose. »

Clément écrivit cette réponse à mon grand-père. Il répondit à son ami que puisque son fils ne voulait rien faire, il supprimait sa pension, et le prévenait qu’il ne rembourserait aucune dépense pour son compte. Sa lettre à mon père ordonnait ou de choisir un état quel qu’il fût, promettant de n’y apporter aucun obstacle, ou de partir cette même semaine pour retourner dans la maison paternelle. Mon père crut que la tendresse du sien ne lui permettrait pas d’être longtemps sévère ; il ne tint pas un grand compte de ses ordres. Ne voulant point être à charge à M. Clément de Ris, il sortit de sa maison, et prit un cabinet garni. Tant que dura le peu d’argent et d’effets qu’il avait, il ne s’occupa qu’à augmenter et étendre ses connaissances. Il écrivit plusieurs fois à son père ; mais il ne recevait d’autre réponse que l’ordre de faire quelque chose d’utile à la société, ou de retourner dans sa famille. Sa mère, plus tendre et plus faible, lui envoyait quelques louis, non par la poste, non par des amis, mais par une servante qui faisait soixante lieues à pied, lui remettait une petite somme de sa mère, y ajoutait, sans en parler, toutes ses épargnes, faisait encore soixante lieues pour retourner. Cette fille a fait trois fois cette commission. Je l’ai vue il y a quelques années : elle parlait de mon père en versant des larmes ; tout son désir était de revoir son jeune maître ; elle regrettait de n’avoir pas la force de faire pour son plaisir ce qu’elle avait entrepris de si bon cœur pour son utilité ; soixante ans de service n’avaient altéré ni sa tête ni sa sensibilité. Cependant l’éloignement de sa famille, l’abandon, le besoin de tout, la nécessité de vivre, rien ne fit changer mon père. Il a passé dix ans entiers livré à lui-même, tantôt dans la bonne, tantôt la médiocre, pour ne pas dire la mauvaise compagnie, livré au travail, à la douleur, au plaisir, à l’ennui, au besoin ; souvent ivre de gaieté, plus souvent noyé dans les réflexions les plus amères ; n’ayant d’autre ressource que ces sciences qui lui méritaient la colère de son père. Il enseignait les mathématiques ; l’écolier était-il vif, d’un esprit profond et d’une conception prompte, il lui donnait leçon, toute la journée ; trouvait-il un sot, il n’y retournait plus. On le payait en livres, en meubles, en linge, en argent ou point, c’était la même chose. Il faisait des sermons : un missionnaire lui en commanda six pour les colonies portugaises ; il les paya cinquante écus pièce. Mon père estimait cette affaire une des bonnes qu’il eût faites.

M. Randon, financier, cherchait un précepteur pour ses enfants ; on lui indiqua mon père. Il demanda quinze cents livres par an ; elles furent accordées. Il vint s’établir dans la maison ; mais quel colosse au physique et au moral aurait pu tenir au genre de vie auquel il s’était condamné ? Il se levait, et voyait habiller les enfants ; il leur enseignait tout ce qu’il savait pendant la matinée, dînait avec eux, les promenait ensuite, ne recevait personne, n’allait voir qui que ce fût, soupait avec les marmots, les voyait coucher, et ne les abandonnait pas un seul instant à d’autres soins que les siens. Il mena cette manière d’exister trois mois ; alors il fut trouver M. Randon : « Je viens, monsieur, vous prier de chercher une personne qui me remplace, je ne puis rester chez vous plus longtemps. — Mais, monsieur Diderot, quel sujet de mécontentement avez-vous ? Vos appointements sont-ils trop faibles ? je les doublerai. Êtes-vous mal logé ? choisissez un autre appartement. Votre table est-elle mal servie ? ordonnez votre dîner : rien ne me coûtera pour vous conserver. — Monsieur, regardez-moi ; un citron est moins jaune que mon visage. Je fais de vos enfants des hommes, mais chaque jour je deviens un enfant avec eux. Je suis mille fois trop riche et trop bien dans votre maison, mais il faut que j’en sorte ; l’objet de mes désirs n’est pas de vivre mieux, mais de ne pas mourir. »

Il sortit donc de chez M. Randon[2], retourna dans son taudis, et fut de nouveau livré à la misère et à l’étude. Il avait quelques amis ; sa chambre appartenait au premier qui s’en emparait ; celui qui avait besoin d’un lit venait prendre un de ses matelas et s’établissait dans sa niche. Il faisait à peu près la même chose avec eux ; il allait dîner chez un camarade ; il voulait écrire un mot, il y soupait, y couchait, et y restait jusqu’à la fin de sa besogne.

Lorsque le hasard amenait à Paris quelques amis de son père, il leur empruntait quelque petite somme. Le père rendait, et écrivait sans fin, sans cesse : « Prenez un état, ou revenez avec nous. »

Il y avait alors au couvent des Carmes déchaussés un moine originaire de Langres, un peu son parent, appelé le frère Ange, homme de beaucoup d’esprit, mais tourmenté de l’ambition de donner de la considération à son corps. Il avait fait de son couvent une maison de banque, c’était le moyen de la rendre opulente ; celui de la rendre célèbre était de faire recrue de jeunes gens malheureux et bien nés ; il leur donnait tous les moyens possibles pour se tirer des embarras où ils s’étaient fourrés ; il leur offrait une retraite dans son couvent et un moyen de se réconcilier avec leur famille en embrassant la vie monastique. Mon père avait entendu parler de cet homme, il crut pouvoir en tirer quelque parti, et fut le trouver ; le prétexte de sa visite fut le désir de voir la maison et la bibliothèque. Dans cette première entrevue, il glissa quelques mots sur la douceur d’une vie calme et paisible, un désir éloigné de quitter la vie trop orageuse du monde ; et des politesses d’usage terminèrent la conversation. Seconde visite : un peu plus de confiance et quelques confidences sur les motifs de plaintes donnés à son père, et sur le désir de se raccommoder avec lui. Celle-ci fut suivie de plusieurs autres où le moine affermissait le jeune homme dans le goût de la retraite, et lui offrait sa médiation auprès de ses parents. De confidences en confidences aussi rusées d’une part que de l’autre, mon père avoua au moine que son intention était de se retirer dans quelque couvent de province, mais qu’il avait auparavant de longues et pénibles affaires à terminer. D’abord il fallait travailler assez longtemps pour compléter une douzaine de cents francs. Il avait entraîné une malheureuse créature dans une vie qui ne lui laissait d’autre ressource que le vice ; il était assez cruel pour lui de ne pouvoir s’en séparer sans regrets, il voulait au moins n’éprouver aucun remords. Au fond, il était jeune ; un an ou deux de plus ne pouvaient qu’affermir sa vocation. Le moine craignait les délais ; il dit avec délicatesse à mon père que, puisqu’il prenait de lui-même le parti de la vie monastique, il lui conseillait d’essayer sa propre maison, et lui vanta et les douceurs de son ordre, et le mérite de ceux qui le composaient. Mon père lui promit d’y penser, et remit sa décision au temps où il aurait terminé ses affaires, et où elles seraient en bon ordre. Le moine craignit de laisser échapper sa proie. « Il est inutile de mener plus longtemps une vie indécente et pénible ; voilà douze cents francs, rompez vos liens. Lorsque vous serez avec nous, votre père sera trop heureux, il ne refusera ni le payement de cette somme, ni les dépenses que vous serez obligé de faire. »

Mon père s’en fut avec les cinquante louis, paya ses dettes réelles au lieu de sa maîtresse imaginaire, et retourna chez le frère Ange. Il y porta un visage triste et soucieux ; il avait l’air inquiet ; « il n’était pas entièrement déterminé ; il ne voulait tromper personne ; il désirait que le frère Ange obtînt de son père une petite somme pour payer son hôte, son tailleur, son traiteur, etc. ; un honnête homme n’était pas dispensé de payer, et l’habit de moine n’acquittait pas les dettes… » « Eh bien ! dit le frère Ange, donnez-moi un état de tout cela ; votre père sera infiniment plus disposé à me rembourser quand vous mènerez une vie plus convenable. Peut-être, dans ce moment, aurait-il peu de confiance dans vos projets ; les choses faites, mon ami, sont d’un grand poids : soyez Carme seulement, et tout ira bien… » Mon père lui remet une note semblable à celle du Joueur[3], pour avoir été nourri, ganté, désaltéré, porté. Il attrape encore huit ou neuf cents francs, et promet au moine de revenir incessamment occuper une place au réfectoire et une cellule. Il revint en effet ; « il voulait bien entrer dans la maison, il était tout prêt ; il ne fallait plus qu’une petite bagatelle ; il n’avait ni livres, ni linge, ni meubles ; fils d’une honnête famille, il ne voulait point entrer dans un ordre en mendiant ; frère Ange n’avait qu’à faire lui-même un état des effets qu’il croyait décent d’apporter, il en ferait alors l’acquisition, et tout serait à merveille. — Ceci est inutile, répondit le moine : entrez seulement, je me charge de vous donner le lendemain toutes les choses dont vous aurez besoin ; mais il faut finir, et ne pas traîner plus longtemps. — Frère Ange, lui dit mon père, vous ne voulez donc plus me donner d’argent ? — Mon assurément. — Eh bien, je ne veux plus être Carme ; écrivez à mon père, et faites-vous payer… » Le moine entra dans une fureur horrible ; il écrivit à mon grand-père : celui-ci le traita comme un sot, et paya ; mais ces petites espiègleries n’accéléraient pas la réconciliation[4].

Cependant quelquefois il ne possédait pas un écu ; plongé alors dans une tristesse profonde, cherchant la solitude, il se promettait d’abandonner ses occupations, il voulait renoncer à tout ce qui charmait sa vie ; mais une ligne d’Homère, un problème à résoudre, une pensée de Newton détruisaient dans un instant le projet d’une semaine ; tout ce qui occupait son génie rendait à son âme le calme et la sérénité.

Un mardi gras, il se lève, fouille dans sa poche, il n’avait pas de quoi dîner ; il ne veut point aller troubler des amis qui ne l’ont point invité. Ce jour, qu’il avait tant de fois passé dans son enfance au milieu de parents qui l’adoraient, devient plus triste encore, il ne peut travailler ; il croit en se promenant dissiper sa mélancolie ; il va aux Invalides, au Cours, à la Bibliothèque du Roi, au Jardin des Plantes. L’on peut calmer l’ennui, mais l’on ne peut tromper la faim. Il revient à son auberge ; en entrant, il s’assied et se trouve mal ; l’hôtesse lui donne un peu de pain grillé dans du vin ; il fut se coucher. « Ce jour-là, me disait-il, je jurai, si jamais je possédais quelque chose, de ne refuser de ma vie un indigent, de ne point condamner mon semblable à une journée aussi pénible. » Jamais serment ne fut plus souvent et plus religieusement observé.

Ce fut à peu près vers ce temps, en 1741, qu’il fit connaissance avec ma mère.

Mlle de Malville, ma grand-mère maternelle, fille unique d’un gentilhomme du Mans, ruiné au service, épousa par inclination un manufacturier d’étamine de sa province, riche et bien élevé, appelé Champion. Cet homme ayant la fureur des spéculations dérangea ses affaires ; au lieu d’abandonner ses projets, il en forma de nouveaux, et se ruina tout à fait ; le désespoir d’avoir perdu sa fortune termina bientôt sa vie. Mme Champion, veuve et n’ayant rien, vint à Paris avec sa fille, âgée alors de trois ans. Une amie de son enfance lui donna une retraite, et ma mère fut mise au couvent des Miramiones pour y apprendre à travailler assez bien pour n’avoir besoin des secours de personne.

Ma grand-mère perdit son amie, vint retirer du couvent ma mère qui avait alors seize ans, s’établit avec elle dans un petit logement, et toutes deux faisaient le commerce de dentelle et de linge. Elles vécurent ainsi paisibles et heureuses pendant dix ou douze ans. Elles avaient des meubles décents et environ deux mille écus d’économies. Ma mère était grande, belle, pieuse et sage. Quelques commerçants avaient voulu l’épouser ; mais elle préférait son travail et sa liberté à un époux qu’elle n’aurait pu aimer.

Mon père vint habiter une petite chambre dans sa maison. Il la vit et voulut la revoir. L’hôtesse le prévint que ces deux femmes vivaient dans la plus grande solitude, et qu’elles recevraient difficilement un homme de sa figure et de son âge. Moins cela était facile, plus sa fantaisie devint vive. À titre de voisin, il leur fit une visite, et demanda la permission de revenir quelquefois. Il a voulu peindre le commencement de leur liaison dans le Père de famille. Violent comme Saint-Albin, il n’eut pas besoin d’autre modèle. Les obstacles que son père mit à son mariage, le caractère sec, dur et impérieux de son frère, voilà le canevas de cet ouvrage ; son imagination y a ajouté ce qu’il a cru nécessaire pour lui donner plus d’intérêt.

Comme il ne pouvait sans motif rendre à ma mère des soins fort assidus, il dit à ces deux femmes qu’il était destiné à l’état ecclésiastique ; que bientôt il entrait au séminaire de Saint-Nicolas ; qu’il avait besoin d’une certaine provision de linge, et qu’il les priait de s’en charger. Ces petits détails suffirent à des gens qui s’aimaient sans se le dire. Sous ces légers prétextes il arrivait trois ou quatre fois la semaine ; bientôt il vint tous les soirs. L’on fit des réparations à la maison qu’ils habitaient, ils furent obligés de déloger. Ma mère loua un autre appartement, et mon père se trouva avoir retenu une chambre au-dessus d’elle. Tous deux m’ont assuré mille fois que le hasard seul avait eu part à cet arrangement, et qu’ils s’étaient trouvés tous deux établis une seconde fois dans la même niche avec le plus grand étonnement. Cependant elles lui parlaient sans cesse de son entrée au séminaire ; mais, s’étant plus d’une fois aperçu qu’il était agréable à ma mère, il lui avoua qu’il n’avait imaginé ce conte que dans l’intention de s’introduire chez elle, et l’assura avec toute la violence de sa passion et de son caractère, qu’il était très déterminé, non à prendre les ordres, mais à l’épouser. Ma mère ne lui fit que les objections de la raison ; à côté de leur tendresse elles avaient peu de poids. Ma grand-mère trouvait qu’il était très déraisonnable de se marier à une tête aussi vive, à un homme qui ne faisait rien, et dont tout le mérite était, disait-elle, une langue dorée avec laquelle il renversait la cervelle de sa fille ; mais cette mère qui prêchait si bien, aimait elle-même mon père à la folie. Son enfant lui déclara que cet homme était le seul qu’elle pût aimer, et enfin ils décidèrent tous trois que mon père ferait un voyage à Langres, et qu’il reviendrait muni de ses papiers de famille et du consentement de ses parents. Il fut en effet chez lui. La longueur de son absence ne l’avait rendu que plus cher à son père ; il se persuada aisément que son fils revenait avec le dessein de s’établir dans sa patrie, et de mener à côté de lui une vie simple et paisible ; l’on peut donc juger de la manière dont son projet de mariage fut agréé. On le traita comme un fou, et on lui ordonna, sous peine de la malédiction paternelle, de renoncer à cette extravagance. Il ne dit mot, repartit un matin, revint à Paris, et exposa à ma mère le succès de sa négociation, avec toutes les restrictions qu’il crut honnêtes pour elle et utiles à son projet. Mme Champion prit son parti ; elle assura bien positivement mon père qu’elle n’entrerait jamais dans une famille qui ne la verrait pas de bon œil ; elle le pria de s’éloigner, et cessa, malgré toutes ses persécutions, de le recevoir. Mais tout cela était beaucoup trop courageux pour être de longue durée. Mon père tomba malade ; ma mère ne put le savoir souffrant et rester en paix ; elle envoya un officieux savoir de ses nouvelles. On lui dit que sa chambre était un vrai chenil, qu’il était sans bouillon, sans soins, maigre, triste ; alors elle prit son parti, monta chez lui, promit d’épouser ; et la mère et la fille devinrent ses gardes-malades. Aussitôt qu’il put sortir, ils furent à Saint-Pierre, et mariés à minuit (1744)[5].

Mon père était d’un caractère trop jaloux pour laisser continuer à ma mère un commerce qui l’obligeait à recevoir des étrangers et à traiter avec eux ; il la conjura d’abandonner cet état ; elle eut bien de la peine à y consentir ; la misère ne l’effrayait pas pour elle-même ; mais sa mère était âgée, elle était menacée de la perdre, et l’idée de n’être pas en état de pourvoir à tous ses besoins était un supplice pour elle ; cependant, comme elle se persuada que ce sacrifice ferait le bonheur de son mari, elle le fit. Une femme de peine venait chaque jour balayer son petit logement et apporter les provisions de la journée ; ma mère pourvoyait à tout le reste. Souvent, lorsque mon père mangeait en ville, elle dînait ou soupait avec du pain, et se faisait un grand plaisir de penser qu’elle doublerait le lendemain son petit ordinaire pour lui. Le café était un luxe trop considérable pour un ménage de cette espèce ; mais elle ne voulait pas qu’il en fût privé, et chaque jour elle lui donnait six sous pour aller prendre sa tasse au café de la Régence et voir jouer aux échecs.

Ce fut alors qu’il traduisit l’Histoire de la Grèce[6], en trois volumes ; il vendit cet ouvrage cent écus. Cette somme remit un peu d’aisance dans la maison.

On lui proposa la traduction du Dictionnaire de Médecine[7]. Il venait d’entreprendre cette besogne quand le hasard lui amena deux hommes : l’un était Toussaint, auteur[8] d’un petit ouvrage intitulé les Mœurs, l’autre, un inconnu[9] ; mais tous deux sans pain et cherchant de l’occupation. Mon père, n’ayant rien, se priva des deux tiers de l’argent qu’il pouvait espérer de sa traduction, et les engagea à partager avec lui cette petite entreprise.

Il conçut alors le projet de l’Encyclopédie ; il en conféra avec les libraires qu’il voyait quelquefois. Ils saisirent avec avidité un moyen de s’enrichir ; mon père ne voyait que le bonheur suprême d’exercer ses talents, de faire un grand et bel ouvrage, et de connaître tous les arts en étant forcé de les décrire. Son premier traité avec les libraires n’exige d’eux que douze cents livres par an. C’était l’objet des désirs et de l’ambition de ma mère ; la fortune ne les occupa guère depuis ce temps, ils étaient tranquilles sur leur sort ; et le bonheur eût existé chez eux s’il pouvait exister quelque part.

Ma mère venait d’accoucher d’une fille, elle était grosse une seconde fois. Malgré ses précautions, sa vie solitaire, le soin qu’elle avait pris de faire passer son mari pour son frère, sa famille apprit, au fond de sa province, qu’il vivait avec deux femmes. Bientôt la naissance, les mœurs, le caractère de ma mère furent l’objet de la plus noire calomnie ; il reçut de son père des lettres dures et menaçantes. Il prévit que les discussions par lettres seraient peu claires, longues et ennuyeuses ; il trouva plus simple de mettre sa femme dans un coche et de l’envoyer à ses parents. Elle venait d’accoucher d’un fils, il annonça cet enfant à son père et le départ de ma mère. Elle est, disait-il, partie hier, elle vous arrivera dans trois jours ; vous lui direz tout ce qu’il vous plaira, et vous la renverrez quand vous en serez las. Quelque bizarre que fût cette manière de s’expliquer, on se détermina pourtant à envoyer la sœur de mon père au-devant d’elle. Le premier abord fut plus que froid : la première soirée lui parut moins pénible ; mais le lendemain matin, aussitôt qu’elle fut levée, elle passa chez son beau-père, et le traita comme s’il eût été son propre père ; son respect et ses caresses charmèrent un vieillard sensible et bon. Descendue dans l’intérieur du logis, elle se mit à travailler, ne se refusa à rien de ce qui pouvait plaire à une famille qu’elle ne craignait pas et dont elle voulait être aimée. Sa conduite fut la seule excuse qu’elle donna du choix de son époux ; sa figure les avait prévenus en sa faveur ; sa simplicité, sa piété, ses talents pour l’économie domestique lui assurèrent leur tendresse ; on lui promit pour l’avenir la portion de revenu dont mon père avait été privé. On la garda trois mois, et on la renvoya comblée de tout ce que l’on put imaginer lui être agréable ou utile.

Ce voyage lui coûta pourtant bien des larmes. Elle en a fait un second : tous deux ont été funestes à son repos. Mon père se lia, pendant son séjour en province, avec Mme de Puisieux, il prit pour elle une passion qui a duré dix ans[10]. Cette femme commença à troubler pour jamais son intérieur. Ma mère perdit son unique compagne ; ma grand-mère mourut, elle resta seule, sans société. L’éloignement de son mari redoubla la douleur de cette perte ; son caractère devint triste, son humeur moins douce. Elle n’a point cessé de remplir ses devoirs de mère et d’épouse avec un courage et une constance dont peu de femmes auraient été capables. Si la tendresse qu’elle avait pour mon père eût pu s’affaiblir, sa vie eût été plus heureuse ; mais rien n’a pu la distraire un moment ; et, depuis qu’il n’est plus, elle regrette les maux qu’il lui a causés, comme un autre regretterait le bonheur.

Mme de Puisieux était pauvre ; elle demanda de l’argent à mon père ; il publia l’Essai sur le Mérite et la Vertu, vendit cet ouvrage cinquante louis et les lui porta.

Bientôt elle demanda une nouvelle somme ; il publia les Pensées philosophiques, les vendit cinquante louis et les lui porta. Il fit ce petit ouvrage dans l’intervalle du vendredi saint au jour de Pâques.

Cet argent dissipé, autre demande et nouvelle besogne ; l’Interprétation de la Nature vendue au même prix, destinée au même usage.

Les romans de Crébillon étaient à la mode. Mon père causait avec Mme de Puisieux sur la facilité de composer ces ouvrages, libres ; il prétendait qu’il ne s’agissait que de trouver une idée plaisante, cheville de tout le reste, où le libertinage de l’esprit remplacerait le goût ; elle le défia d’en produire un de ce genre ; au bout de quinze jours, il lui porta les Bijoux indiscrets et cinquante louis.

L’Encyclopédie commençait à faire quelque bruit ; le clergé s’était élevé contre la hardiesse des principes contenus dans les articles de métaphysique et de philosophie. Mon père commençait à sortir d’une obscurité qu’il n’a jamais cessé de chérir, lorsque la Thèse de l’abbé de Prades attira l’attention du gouvernement. L’auteur fit une Apologie dont la troisième partie est de mon père ; comme l’existence de Dieu y était niée, cela rendit l’affaire de l’abbé assez grave pour l’obliger à sortir de France. Mon père était inquiet des suites de cet événement, lorsque de nouveaux besoins de Mme de Puisieux l’engagèrent à publier les Lettres sur les Sourds et les Aveugles. Il suivait toutes les expériences propres à l’éclairer sur ce sujet.

M. de Réaumur avait chez lui un aveugle-né ; l’on fit à cet homme l’opération de la cataracte. Le premier appareil devait être levé devant des gens de l’art et quelques littérateurs ; mon père y avait été envoyé ; curieux d’examiner les premiers effets de la lumière sur un être à qui elle était inconnue, il espérait une expérience aussi intéressante que neuve. On leva l’appareil ; mais les discours de l’aveugle firent parfaitement connaître qu’il avait déjà vu. Les spectateurs étaient mécontents ; l’humeur des uns produisit l’indiscrétion des autres : quelqu’un avoua que la première expérience s’était faite devant Mme Dupré de Saint-Maur. Mon père sortit en disant que M. de Réaumur avait mieux aimé avoir pour témoins deux beaux yeux sans conséquence que des gens dignes de le juger.

Ce propos déplut à Mme Dupré de Saint-Maur ; elle trouva la phrase injurieuse pour ses yeux et pour ses connaissances anatomiques ; elle avait une grande prétention de science. Elle paraissait aimable à M. d’Argenson[11] ; elle l’irrita, et quelques jours après, le 24 juillet 1749, un commissaire, nommé Rochebrune, avec trois hommes de sa suite, vint à neuf heures du matin chez mon père, et après une visite très exacte de son cabinet et de ses papiers, le commissaire tira de sa poche un ordre de l’arrêter et de le conduire à Vincennes. Mon père sans se troubler le pria de lui donner le temps d’en prévenir sa femme ; il passa chez ma mère, elle habillait et caressait son fils. Jamais il ne put se résoudre à l’affliger, il lui dit qu’il sortait pour quelques affaires relatives à l’Encyclopédie, qu’il ne reviendrait sûrement pas dîner, et la priait vers le soir d’aller le chercher chez Le Breton, libraire ; puis il sortit. Un mouvement involontaire la conduisit à sa fenêtre, elle le vit dans un fiacre tendant la main pour prendre une épreuve que voulait lui donner un enfant de l’imprimerie ; un homme de l’escorte s’avança, repoussa le bras de mon père, et ordonna à l’enfant de s’éloigner. Elle jeta un cri et s’évanouit. Revenue à elle-même, elle fut chez M. Berrier, alors lieutenant de police. « Eh bien, madame, lui dit ce ministre, nous tenons votre mari, il faudra bien qu’il jase. Vous pourriez lui épargner bien des peines et accélérer sa liberté, si vous vouliez nous indiquer où sont ses ouvrages, quel est celui dont il s’occupe actuellement, où est le Pigeon blanc. » (C’était un assez joli conte dont mon père avait fait quelques lectures à ses amis, et qui pouvait alors contenir quelques applications sur le roi, Mme de Pompadour et les ministres.) Ma mère répondit à M. Berrier que jamais elle n’avait ni rien vu, ni rien lu des ouvrages de son mari ; que, livrée entièrement à son ménage, elle ne s’était jamais mêlée des sciences dont il aimait à s’occuper ; qu’elle ne connaissait ni pigeon blanc, ni pigeon noir, mais qu’elle était bien convaincue que ses écrits ne pouvaient être que conformes à sa conduite : « il estime, ajouta-t-elle, mille fois plus l’honneur que la vie, et ses ouvrages doivent respirer les vertus qu’il pratique. »

M. Berrier vit bien que cette femme pouvait être importune, mais non pas indiscrète ; il la congédia, la consola le mieux qu’il put, et lui promit la permission de voir mon père beaucoup plus tôt qu’elle ne l’obtint, car il resta au donjon sans voir autre personne que M. Berrier qui l’interrogea plusieurs fois, pendant vingt-huit jours. Enfin M. Berrier lui conseilla de s’adresser à M. Argenson et se chargea de lui envoyer sa lettre. Mon père le pria de vouloir bien le tirer d’une prison où il était le maître de le faire mourir, mais non pas de l’y faire vivre. Enfin, au bout de vingt-huit jours, l’on fit dire à ma mère d’aller à Vincennes. Les libraires associés l’accompagnèrent. À son arrivée, on le fit sortir du donjon, et on le conduisit au château en lui annonçant que le roi, par un excès de clémence, lui permettait d’y être prisonnier sur sa parole, et lui accordait le parc pour se promener. M. le marquis du Châtelet, gouverneur de ce lieu, le combla de bontés, lui donna sa table, et eut le plus grand soin de rendre ce séjour le moins pénible et le plus commode possible à ma mère. Ils y restèrent trois mois, puis on leur permit de retourner chez eux.

Pendant son séjour au donjon il trouva le moyen de charmer un peu sa douleur. Il avait dans sa poche un cure-dent, il en fit une plume ; il détacha de l’ardoise à côté de sa fenêtre, la broya, la délaya dans du vin ; son gobelet cassé fit une écritoire, et ayant un volume du Paradis perdu de Milton, il en remplit les feuillets blancs et les interlignes de réflexions sur sa position et de notes sur le poëme.

Le geôlier lui apportait chaque jour deux chandelles, mais comme il se couchait et se levait avec le soleil, il en faisait peu d’usage, et au bout d’une quinzaine il voulut remettre sa provision à son gardien. « Gardez, gardez, monsieur, vous en avez trop cet été, mais elle vous sera fort utile en hiver. »

Sorti du donjon, Mme de Puisieux venait le visiter. Il avait conçu un peu de jalousie d’un robin qui la fréquentait. Un jour, la trouvant fort parée, il lui demanda où elle allait, « À Champigny, voir une fête. — Et l’ami vous y accompagne-t-il ? — Non. — D’honneur ? — Je vous le jure. » Ils se séparèrent ; mais l’inquiétude de mon père n’était jamais modérée, il passa par-dessus les murs du parc, fut à Champigny, y vit sa maîtresse avec son nouvel amant, revint, coucha dans le parc. Le lendemain matin, il fut prévenir M. du Châtelet de son équipée, et cette petite aventure accéléra sa rupture avec Mme de Puisieux.

Quelque temps après, l’Encyclopédie fut encore arrêtée. M. de Malesherbes prévint mon père qu’il donnerait le lendemain ordre d’enlever ses papiers et ses cartons. « Ce que vous m’annoncez là me chagrine horriblement ; jamais je n’aurai le temps de déménager tous mes manuscrits, et d’ailleurs il n’est pas facile de trouver en vingt-quatre heures des gens qui veuillent s’en charger et chez qui ils soient en sûreté. — Envoyez-les tous chez moi, lui répondit M. de Malesherbes, l’on ne viendra pas les y chercher. » En effet, mon père envoya la moitié de son cabinet chez celui qui en ordonnait la visite.

Tout le temps qu’il a travaillé à cet ouvrage, c’est-à-dire trente ans, il n’a joui, pour ainsi dire, d’aucun repos ; il n’était jamais sûr la veille de pouvoir continuer le lendemain ; les libraires le désespéraient. Il venait de publier un volume dont il avait revu toutes les épreuves ; il a besoin de rechercher quelque chose, il trouve un article rogné, recousu et gâté, il ne sait comment cette faute a pu se commettre, il parcourt tout le volume, et trouve toute sa besogne altérée. C’était une correction de la façon de Le Breton. Effrayé de la hardiesse de ces idées, il avait imaginé, pour en adoucir l’effet, d’ôter et de supprimer tout ce qui paraissait trop fort à la faiblesse de sa tête. Mon père pensa en tomber malade ; il cria, s’emporta, il voulait abandonner l’ouvrage ; mais le temps, la bêtise, les ridicules excuses de ce libraire, qui craignait la Bastille plus que la foudre, parvinrent à le calmer, mais non à le consoler. Jamais je ne l’ai entendu parler froidement à ce sujet ; il était convaincu que le public savait comme lui ce qui manquait à chaque article, et l’impossibilité de réparer ce dommage lui donnait encore de l’humeur vingt ans après. Il exigea pourtant que l’on tirât un exemplaire pour lui avec des colonnes où tout était rétabli ; cet exemplaire est en Russie avec sa bibliothèque.

L’abandon de M. d’Alembert au milieu de l’entreprise lui fit un chagrin amer. Qui le croirait ! l’argent seul fut cause de sa retraite : j’ai vu dans des lettres très intimes de mon père tout le détail de ses allées et venues dans ce temps. M. d’Alembert voulait que son traitement fût plus considérable, les libraires y consentirent ; quelques mois après, il voulut davantage, ils rechignèrent, mais ils accordèrent encore ; quelques mois après, il demanda de nouvelles augmentations, jamais mon père ne put les y déterminer ; et après avoir conjuré, supplié, demandé à son ami, juré, tourmenté les libraires, il demeura seul chargé de la besogne. Cet événement ne diminua ni l’estime de mon père pour la personne de M. d’Alembert, ni la justice qu’il rendait à ses rares talents, mais il s’éloigna de sa société. Toutes les fois qu’ils se retrouvaient, ils se traitaient comme s’ils ne se fussent jamais quittés, mais ils étaient quelquefois deux ans sans se voir.

Il avait un petit ouvrage tout prêt à publier, intitulé la Promenade du sceptique ; un exempt, nommé d’Hémery, vient lui faire une visite et fouiller partout ; il trouve le manuscrit, le met dans sa poche en disant : Voilà qui est bien, c’est cela que je cherche… Mon père a fait depuis plusieurs démarches pour le rattraper, mais elles ont été infructueuses. Ce petit ouvrage avait passé de la bibliothèque de M. Berrier dans celle de M. de Lamoignon, ensuite chez M. Beaujon ; il est , ou perdu[12].

Il donna aux Français le Père de famille, en 1758. Cette pièce, dont il avait une haute opinion, n’eut qu’un succès très médiocre, et tout au plus huit ou neuf représentations. Préville jouait le Père de famille, mademoiselle Gaussin, Sophie ; ces deux acteurs, hors de leur genre, devaient refroidir une pièce plus intéressante par la chaleur et la sensibilité qui y règnent que par les incidents. Cette chute refroidit son goût pour le genre dramatique ; excepté le Fils naturel, il n’a fait aucun usage des plans dont il espérait s’occuper. Cet ouvrage a mieux réussi à sa reprise en 1769 ; les acteurs firent son succès comme ils avaient fait sa chute.

Je ne connais point d’événements depuis ce temps qui aient pu troubler la vie de mon père d’une manière pénible ou douloureuse. Il avait eu trois enfants et les avait perdus ; le premier était mort en nourrice ; son fils aîné fut emporté à cinq ans d’une fièvre violente ; le troisième tomba des bras de la femme qui le portait, sur les marches de l’église où on allait le baptiser[13]. Ma mère fit vœu d’habiller de blanc et de consacrer le premier qu’elle mettrait au monde à la sainte Vierge et à saint François ; rien ne pourrait lui ôter de la tête que je dois mon existence à ce vœu. J’avais quatre ou cinq ans, lorsque mon grand-père, dont l’âge et la faible santé ne promettaient pas une longue vie, désira de voir avant sa mort sa bru et sa petite-fille : ma mère m’y conduisit. Pendant les trois mois que nous restâmes en Champagne, mon père se lia avec Mme Voland, veuve d’un financier ; il prit pour sa fille une passion qui a duré jusqu’à la mort de l’un et de l’autre. Tout son temps était partagé entre son cabinet et cette société. Tous ses goûts étaient simples : sans luxe, sans dettes, sans affaires, sans ambition, il était persuadé que le plus grand bien que l’on puisse faire aux hommes est d’étendre leurs connaissances ; les siennes appartenaient à tout le monde. Il a beaucoup travaillé ; cependant les trois quarts de sa vie ont été employés à secourir tous ceux qui avaient besoin de sa bourse, de ses talents et de ses démarches : j’ai vu son cabinet pendant vingt-cinq ans n’être autre chose qu’une boutique où les chalands se succédaient. Cette facilité avait souvent bien des inconvénients. Il eut quelques amis du mérite le plus rare, mais les hommes de génie connaissent trop bien le prix du temps pour le dérober à leurs semblables : sa porte ouverte à tous ceux qui frappaient amena chez lui des personnages qui auraient dû le dégoûter de se laisser ainsi dérober son repos et son travail.

Il recevait souvent un M. de Glénat ; cet homme venait s’établir deux ou trois heures dans son cabinet ; il avait toujours besoin de conseils sur des matières de politique, et il aimait assez la métaphysique. M. de Sartines eut l’honnêteté de prévenir mon père que c’était un espion de police.

Un matin arrive un jeune homme avec un manuscrit ; il prie mon père de vouloir bien le lire et de mettre ses observations en marge ; c’était une satire amère de sa personne et de ses ouvrages. Le jeune homme revient. « Monsieur, lui dit mon père, je ne vous connais point, je n’ai jamais pu vous désobliger ; pourriez-vous m’apprendre le motif qui vous a déterminé à me faire lire une satire pour la première fois de ma vie ? Je jette ordinairement ces espèces d’ouvrages dans mon seau. — Je n’ai pas de pain ; j’ai espéré que vous me donneriez quelques écus pour ne pas l’imprimer. — Vous ne seriez pas le premier auteur dont on payerait volontiers le silence ; mais vous pouvez tirer un meilleur parti de cette rapsodie. Le frère de M. le duc d’Orléans est retiré à Sainte-Geneviève ; il est dévot ; il me hait ; dédiez-lui votre satire, faites-la relier avec ses armes ; portez-lui cet ouvrage un matin, et vous en obtiendrez quelques secours. — Mais je ne connais point ce prince, et l’épître dédicatoire m’embarrasse. — Asseyez-vous là, et je vais vous la faire. » Mon père écrit l’épître ; l’auteur l’emporte, va chez le prince, en reçoit vingt-cinq louis, et revient quelques jours après remercier mon père, qui lui conseilla doucement de prendre un genre de travail moins avilissant.

Il avait ramassé, je ne sais où, un M. Rivière, beau, jeune, éloquent, ayant le masque de la sensibilité, le don des larmes, pauvre, malheureux : le quart de tout cela aurait suffi pour intéresser mon père ; il l’aida dans quelques ouvrages, et plusieurs fois lui donna quelques louis. Le désir de rendre son sort plus doux l’engage à faire à cet homme plusieurs questions sur sa famille et le parti qu’il pourrait en tirer. « J’ai un frère ecclésiastique et fort riche, il pourrait me secourir, mais il me hait ; dans ma jeunesse je lui ai fait quelques espiègleries, et dans l’âge mûr je l’ai empêché d’être évêque. — Mais comment diable empêche-t-on un homme d’être évêque ? — Rien n’est plus simple ; il prêcha un carême devant le roi ; ses sermons étaient éloquents et hardis, la cour en fut satisfaite, on devait le nommer au premier évêché vacant ; je fis cent plaisanteries sur ses talents, et dis à tout venant que les sermons étaient de moi. — Mais cette conduite est fort ridicule ; malgré cela votre frère peut être un homme de bien. Je veux essayer de vous raccommoder ; je le verrai demain ; et si vous ne gâtez pas ma besogne avec de nouvelles frasques, nous en obtiendrons peut-être quelque chose… » Mon père s’habille, va chez l’abbé, se fait annoncer ; on le reçoit avec politesse. À peine a-t-il prononcé les premiers mots du sujet qui l’amène, que l’abbé s’agite, ses yeux s’allument. « Monsieur, dit-il à mon père, un homme sage ne sollicite jamais qu’il ne connaisse le sujet qu’il recommande. Connaissez-vous mon frère ? — Je le crois, et il ne m’a celé aucun des motifs qu’il vous a donnés de vous plaindre de lui. — Il est impossible, monsieur, qu’il ait osé vous dire ce que je vais vous raconter… » Alors il enfile un tissu de bassesses, de noirceurs, de scélératesses plus fortes les unes que les autres. Pendant son récit, mon père, étourdi de ce torrent d’horreurs et d’infamies, regardait du coin de l’œil l’endroit où il avait déposé sa canne et son chapeau, et méditait une prompte retraite. Heureusement l’abbé parla trop longtemps, mon père reprit sa tranquillité, et attendit avec patience la fin d’une narration aussi violente que longue. Enfin, l’abbé s’arrêta. « Je savais tout cela, monsieur, et vous ne m’avez pas encore tout dit. — Juste ciel ! monsieur, et que pouvez-vous savoir de plus ? — Vous ne m’avez pas dit qu’un soir, lorsque vous reveniez de matines, vous l’aviez trouvé à votre porte ; qu’il avait tiré un poignard qu’il tenait sous son manteau, et qu’il avait voulu vous l’enfoncer dans la poitrine. — Si je ne vous ai pas dit cela, monsieur, c’est que cela n’est pas vrai… » Alors mon père se lève, s’approche de l’abbé, lui prend le bras et lui dit : « Eh bien, quand cette action serait vraie, il faudrait encore donner du pain à votre frère. » Il ne faut qu’un mot pour ébranler l’âme la plus ferme, le premier mouvement donné rend tout le reste facile. Cet homme un peu étonné finit par être persuadé, et promit à mon père de donner six cents livres de rentes à son frère.

Celui-ci revient savoir le succès de la négociation. « Monsieur, lui dit mon père, vous m’avez trompé, vous n’êtes pas un homme vrai ; vous avez fait cent actions abominables, mais je n’en ai pas moins réussi ; et votre frère vous donnera de quoi vivre. Renoncez, s’il est possible, à un caractère aussi odieux, qui ferait le malheur de votre vie, le tourment de votre famille et la honte de vos amis. » Rivière, fort content, remercie mon père et de ses services et de ses conseils, cause encore un quart d’heure et prend congé de lui ; mon père le reconduit. Quand ils sont sur l’escalier, Rivière s’arrête, et dit à mon père : « Monsieur Diderot, savez-vous l’histoire naturelle ? — Mais un peu ; je distingue un aloès d’une laitue, et un pigeon d’un colibri. — Savez-vous l’histoire du Formica-leo ? — Non. — C’est un petit insecte très industrieux ; il creuse dans la terre un trou en forme d’entonnoir, il le couvre à la surface avec un sable fin et léger, il y attire les insectes étourdis, il les prend, il les suce, puis il leur dit : « Monsieur Diderot, j’ai l’honneur de vous souhaiter le « bonjour. » Mon père rit comme un fou de cette aventure. Quelque temps après il sort ; un orage l’oblige d’entrer dans un café, il y trouve Rivière ; cet homme s’approche et lui demande comment il se porte. « Éloignez-vous, lui dit mon père ; vous êtes un homme si méchant et si corrompu, que, si vous aviez un père riche, je ne le croirais pas en sûreté dans la même chambre avec vous. — Hélas ! malheureusement, je n’ai point de père riche. — Vous êtes un abominable homme. — Allons donc, philosophe, vous prenez tout au tragique. »

M. le duc de La Vrillière avait eu un attachement assez long avec une femme qu’il avait délaissée et ensuite oubliée. Cette femme vendit les diamants et bijoux dont il lui avait fait présent, pour vivre, puis tous les meubles qui ne lui étaient pas absolument utiles, enfin ses vêtements. Réduite à la plus affreuse misère, elle s’adressa au duc ; mais ce fut en vain. Elle pensa qu’un style plus touchant en obtiendrait davantage, elle vint trouver mon père ; il consentit à lui faire toutes ses lettres. Dans l’une, il la faisait ainsi s’exprimer :

« Tant que j’ai pu vivre, Monseigneur, avec les dons de votre tendresse, je n’ai point sollicité les secours de votre pitié ; mais de toute la passion que vous avez eue pour moi il ne me reste que votre portrait. Demain, si vous ne remédiez à ma misère, je serai obligée de le vendre pour avoir du pain[14] »

Cette manière d’écrire parut nouvelle au duc. Un chevalier de Saint-Louis vint la voir le lendemain, lui donna cinquante louis, et la pria de lui confier le nom de son secrétaire ; elle lui nomma mon père. Pendant quelques années chaque lettre amena un secours plus ou moins considérable ; enfin cette femme devint si infirme, si faible, qu’elle fut longtemps sans pouvoir arriver à la maison. Mon père la croyait morte, lorsqu’il reçut une espèce de mémoire effrayant par les détails de ses souffrances et de son affreuse misère. Elle désirait une place aux Incurables. Mon père écrivit au duc ; voici un fragment de cette lettre :

« La malheureuse que vous avez si longtemps aimée est sur le point d’expirer dans un grenier. Je ne vous demande point, Monseigneur, de prolonger une existence que vous m’avez rendue si cruelle, je vous demande un lit aux Incurables où je puisse aller mourir. Si vous ne m’accordez pas cette retraite si honteuse pour tous deux, je me ferai porter à l’hôpital, j’y expirerai avec vos lettres à la main, et c’est de ce lieu qu’elles vous seront renvoyées. »

Elle eut un lit aux Incurables où elle mourut.

C’est ainsi que mon père employait son temps. Il faisait des épîtres dédicatoires pour les musiciens, j’en ai deux ou trois ; il faisait un plan de comédie pour celui qui ne savait qu’écrire ; il écrivait pour celui qui n’avait que le talent des plans ; il faisait des préfaces, des discours, selon le besoin de l’auteur qui s’adressait à lui. Un homme vint un jour le prier de lui écrire un Avis au public pour de la pommade qui faisait croître les cheveux ; il rit beaucoup, mais il écrivit sa notice. Cependant il ne travailla pas toujours pour le seul plaisir d’obliger. Il avait abandonné son petit revenu à ma mère, et il ne lui demandait que rarement de l’argent et de très légères sommes. Il était très dissipateur ; il aimait à jouer, jouait mal et perdait toujours ; il aimait à prendre des voitures, les oubliait aux portes, et il fallait payer une journée de fiacre. Les femmes auxquelles il fut attaché lui ont causé des dépenses dont il ne voulait point instruire ma mère. Il ne se refusait pas un livre. Il avait des fantaisies d’estampes, de pierres gravées, de miniatures ; il donnait ces chiffons le lendemain du jour où il les avait achetés, mais il lui fallait un peu d’argent pour les payer. Il travaillait donc pour des corps[15], pour des magistrats, pour ceux qui pouvaient lui donner le prix de sa besogne sans être gênés. Il a fait des discours d’avocats généraux, des discours au roi, des remontrances de parlement et diverses autres choses qui, disait-il, étaient payées trois fois plus qu’elles ne valaient. C’était avec les petites sommes qu’il recevait ainsi qu’il satisfaisait à son goût pour donner et aux petites commodités de sa vie.

Ce fut, je crois, en 1763[16] qu’il eut le projet de vendre sa bibliothèque ; il voulait avoir de quoi me marier ou placer sur ma tête, afin d’être tranquille sur mon sort. Le Pot d’Auteuil, notaire, avait envie de l’acheter. Ce fut M. de Grimm qui lui fit connaître le prince de Galitzin, alors ambassadeur de Russie, et qui arrangea cette affaire. L’Impératrice acheta la bibliothèque 15,000 francs, la lui laissa et lui fit une pension de 1,000 francs pour en être le bibliothécaire. Cette pension, oubliée à dessein, ne fut point payée pendant deux ans. Le prince de Galitzin demanda à mon père s’il la recevait exactement ; il lui répondit qu’il n’y pensait pas, qu’il était trop heureux que Sa Majesté Impériale eût bien voulu acheter sa boutique et lui laisser ses outils. Le prince l’assura que ce n’était pas sûrement l’intention de la princesse, et qu’il se chargeait d’empêcher un oubli plus long. En effet, mon père reçut quelque temps après 50,000 francs, afin que cela fût payé pour cinquante ans.

Il forma dans ce temps le projet d’aller en Russie remercier en personne Sa Majesté Impériale. En attendant il fut le négociateur des conditions du voyage de Falconet ; il admirait le talent de cet homme : mon père ne pouvait se persuader que l’on pût avoir du génie et une âme dure et froide. Tant que Falconet put se persuader que mon père n’abandonnerait jamais ses pénates et que la reconnaissance ne l’amènerait pas en Russie, il ne cessa de le persécuter pour y venir, de lui vanter son amitié, sa reconnaissance et le plaisir qu’il aurait de l’embrasser ; mais quand mon père eut pris le parti d’y aller, et que M. de Nariskin eut consenti à l’y conduire, son arrivée le refroidit, et la suite de ce refroidissement fut une brouillerie. Mon père partit le 10 de mai 1773, et fut seul à La Haye. Il se lia dans la voiture publique avec un homme qui causait à son gré, et qu’il pria de faire la dépense pour tous deux pendant la route. Il resta chez le prince de Galitzin jusqu’au moment où M. de Nariskin l’amena en Russie. Le prince eut la bonté de lui proposer un logement chez lui ; mon père ne voulut jamais blesser à ce point l’amitié, il voulut descendre chez Falconet ; il y arriva avec des douleurs d’entrailles causées par les eaux du climat où il n’était pas encore fait. Falconet le reçut assez froidement et lui dit qu’il avait un très grand chagrin de ne pouvoir le loger, mais que son fils arrivé depuis peu de jours occupait le lit qui lui était destiné. Mon père, ne pouvant se résoudre à chercher une auberge dans un pays dont il ne connaissait ni les mœurs ni les coutumes, demanda une plume et de l’encre, écrivit un billet au prince de Nariskin, et le supplia de lui donner retraite, s’il le pouvait sans être trop incommodé. Le prince l’envoya chercher en voiture et le garda chez lui jusqu’au moment de son départ. Tout ce qu’il m’a dit des bontés de cette famille pour lui, des soins, des procédés obligeants, des marques d’amitié et d’estime qu’il en a reçues ont rendu tous ceux qui portent ce nom l’objet de ma vénération et de ma plus tendre reconnaissance. La lettre que mon père écrivit à ma mère sur la réception de Falconet est déchirante. Ils se virent pourtant assez souvent pendant le séjour de mon père à Pétersbourg, mais l’âme du philosophe était blessée pour jamais. Le monument de Falconet, son désir d’être un homme distingué en littérature, firent naître entre mon père et lui quelques discussions légères, mais qui suffirent pour séparer deux hommes qui n’avaient nulle envie de se servir.

Ce chagrin fut amplement compensé par la joie extrême qu’il eut de trouver M. de Grimm en Russie. Il y séjourna quelques mois. N’ayant rien écrit sur son voyage, je n’ai pu qu’en attraper quelques détails soit par ses lettres, soit par ses conversations : les unes et les autres respiraient l’admiration et l’enthousiasme de l’Impératrice. Il eut l’honneur de voir et d’entendre presque tous les jours cette princesse ; mais il était si peu fait pour vivre à une cour, qu’il a dû y faire un grand nombre de gaucheries[17]. D’ailleurs le froid et les eaux de la Néva dérangèrent prodigieusement sa santé : je suis convaincue que ce voyage a abrégé sa vie. Il n’avait jamais pensé qu’il fallût s’habiller d’une autre manière dans un palais que dans un grenier, il allait donc présenter ses respects à la princesse, vêtu de noir[18]. Elle lui fit présent d’un vêtement de couleur superbement fourré et d’un manchon ; elle lui demanda ce qui pouvait le rendre heureux. Il la supplia de lui donner une bagatelle, qu’elle eût portée, et un homme qui pût le reconduire, car il était bien convaincu de son ineptie quand il était question de route et de soins. Sa Majesté Impériale lui donna une pierre gravée en bague, c’était son portrait ; il estimait plus ce bijou que tous les trésors du monde. Elle paya les frais de son voyage en venant ; elle lui donna une voiture pour le ramener, et un homme très aimable pour l’accompagner, appelé Bala. C’était une rude tâche que de conduire un être qui ne voulait s’arrêter ni pour dormir, ni pour manger. Il avait pris sa voiture pour une maison où il devait habiter depuis Pétersbourg jusqu’à La Haye. Il arriva chez le prince de Galitzin, resta quelques mois avec lui, et revint à Paris, les premiers jours d’octobre 1774. Je fus au-devant de lui avec ma mère ; je le trouvai maigre et changé, mais toujours gai, sensible et bon. « Ma femme, dit-il à maman, compte mes nippes, tu n’auras point de motifs de me gronder, je n’ai pas perdu un mouchoir… » Au fond de la Russie il n’avait oublié personne. M. d’Angiviller lui avait demandé avant son départ des échantillons de marbres de Sibérie ; il lui en rapporta une petite collection arrangée dans de petites cases avec un soin incroyable. M. Darcet avait désiré des échantillons de mines, il en avait une caisse. Il revint le même ; mais il avait perdu les jambes. Un si long temps en voiture, et peut-être le germe de la maladie qui nous en a séparés, lui avait donné une oppression de poitrine sitôt qu’il marchait longtemps.

Depuis son retour il s’est occupé de divers petits ouvrages qu’il n’a point imprimés. Il s’était amusé à La Haye à réfuter l’ouvrage d’Helvétius[19]. Il fit deux petits romans, Jacques le Fataliste, la Religieuse, et quelques petits contes ; mais ce qui ruina, détruisit le reste de ses forces, fut l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, et une besogne dont il fut chargé par un de ses amis. Il avait tellement résolu de trouver Sénèque pur, juste, grand, digne de ses préceptes, qu’il n’est point de livres où ce philosophe soit nommé qu’il n’ait lus. Il aurait désiré que l’ouvrage de son ami fût un modèle d’éloquence ; il travaillait quelquefois quatorze heures de suite et ne négligeait aucune des lectures qui pouvaient l’instruire des sujets qu’il avait à traiter. Il commença alors à se plaindre tout à fait de sa santé ; il trouvait sa tête usée ; il disait qu’il n’avait plus d’idées ; il était toujours las ; c’était pour lui un travail de s’habiller ; ses dents ne le faisaient point souffrir, mais il les ôtait doucement comme on détache une épingle ; il mangeait moins, il sortait moins : pendant trois ou quatre ans il a senti une destruction dont les étrangers ne pouvaient s’apercevoir, ayant toujours le même feu dans la conversation et la même douceur.

Le 19 février 1784, il fut attaqué d’un violent crachement de sang. « Voilà qui est fini, me dit-il, il faut nous séparer ; je suis fort, ce ne sera peut-être pas dans deux jours, mais deux semaines, mais deux mois, un an…… » J’étais si accoutumée à le croire, que je n’ai pas douté un instant de cette vérité ; et pendant tout le temps de sa maladie, je n’arrivais chez lui qu’en tremblant, et je n’en sortais qu’avec l’idée que je ne le reverrais plus. La nature du crachement de sang et son pouls annonçaient une fluxion de poitrine ; il fut saigné trois fois en vingt-quatre heures, les accidents disparurent, il parut entrer en convalescence. Le huitième jour de sa maladie il causait, sa tête se troubla ; il fit une phrase à contre-sens, il s’en aperçut, la recommença et se trompa encore ; alors il se leva. « Une apoplexie, » me dit-il en se regardant dans une glace, et en me faisant voir sa bouche qui tournait un peu et une main froide et sans mouvement. Il passe dans sa chambre, se met sur son lit, embrasse ma mère, lui dit adieu ; m’embrasse, me dit adieu ; explique l’endroit où l’on trouverait quelques livres qui ne lui appartenaient pas, et cesse de parler. Lui seul avait sa tête, tout le monde l’avait perdue. Il était onze heures du soir, les médecins, les chirurgiens arrivent ; ils ne pouvaient le déterminer à remuer de l’endroit où il s’était placé ; ils nous donnaient la mort en nous répétant qu’ils avaient vu plusieurs fois des malades expirer dans cette position. Il faisait signe qu’il voulait être tranquille ; il nous entendait parfaitement. On parvint enfin à lui appliquer les vésicatoires au dos et aux deux jambes, et à le déterminer à boire du petit-lait. Les cantharides furent appliquées à minuit ; à une heure du matin il se leva, vint s’asseoir dans son fauteuil. Il prit huit grains d’émétique dans la nuit ; comme on lui en donnait sans cesse et que ce remède le tourmentait, il disait doucement : Vous me faites vivre avec de bien mauvaises choses. Il passa ainsi trois jours et trois nuits, ayant un délire très froid et très raisonné ; il dissertait sur les épitaphes grecques et latines et me les traduisait ; il dissertait sur la tragédie, il se rappelait les beaux vers d’Horace et de Virgile et les récitait ; il causait toute la nuit, demandait l’heure qu’il était, trouvait qu’il était temps de se coucher, se mettait tout habillé sur son lit et se relevait cinq minutes après. Le quatrième jour cet état disparut avec le souvenir de ce qui s’était passé. Deux vésicatoires se fermèrent, il en resta un à la jambe droite, ouvert et suppurant pendant deux mois. Sa santé paraissait rétablie ; il causait avec ses amis aussi gaiement qu’à l’ordinaire ; il avait beaucoup d’appétit, et mangeait peut-être un peu trop ; il dormait, et désirait vivement la fin de ce vésicatoire pour sortir et se promener. Ce temps arriva ; il sortit, se promena tous les jours pendant quelques mois ; il n’éprouvait aucune douleur aiguë, mais il était faible et languissant. Enfin il s’aperçut, comme il l’avait prédit, que ses jambes étaient très enflées. Il consulta M. Maloët ; ce médecin lui donna beaucoup de marques d’intérêt et de soins, mais il était convaincu de l’impossibilité de le guérir ; il fit établir un cautère au bras, et ordonna des jus d’herbes. L’enflure gagna les cuisses. Mon père se rappela M. Bacher, si connu par son habileté et ses profondes connaissances sur l’hydropisie. M. Bacher arriva, mais trop tard ; son remède aurait pu le préserver de cette maladie, mais il ne put en détruire le germe. L’on appliqua les vésicatoires aux cuisses ; elles rendirent un seau d’eau, et il fut soulagé ; les pilules de Bacher emportèrent l’enflure presque tout à fait, mais il fallut en faire sa nourriture ; sitôt que l’on cessait le remède, l’enflure faisait des progrès. Ce médecin a prolongé sa vie, diminué ses souffrances, et a rendu ses derniers mois plus supportables par la tendre amitié qu’il lui témoignait et l’agrément de sa conversation.

Le curé de Saint-Sulpice apprit sa maladie et vint le voir. Mon père le reçut à merveille, le loua de ses institutions sur la manière d’assister les malheureux, et lui parla sans cesse des bonnes actions qu’il avait faites et de celles qui lui restaient encore à faire ; il lui recommanda les indigents de son quartier et le curé les soulagea. Il venait visiter mon père deux ou trois fois la semaine, mais ils n’eurent ensemble aucune conversation particulière ; ainsi les matières théologiques ne purent se traiter autrement que les autres, comme il convient aux gens du monde. Mon père ne cherchait pas cette espèce de sujet, mais il ne s’y refusait pas. Un jour qu’ils étaient d’accord sur plusieurs points de morale relatifs à l’humanité et aux bonnes œuvres, le curé se hasarda à faire entendre que s’il imprimait ces maximes et une petite rétractation de ses ouvrages, cela ferait un fort bel effet dans le monde. Je le crois, monsieur le curé, mais convenez que je ferais un impudent mensonge. Ma mère aurait donné sa vie pour que mon père crût ; mais elle aimait mieux mourir que de l’engager à faire une seule action qu’elle pût regarder comme un sacrilège. Persuadée que mon père ne changerait jamais d’opinion, elle voulut lui épargner les persécutions, et jamais elle ne l’a laissé un seul instant tête à tête avec le curé ; nous le gardions l’une et l’autre.

Cependant mon père désirait habiter la campagne ; il fut s’établir à Sèvres chez M. Belle, son ami depuis quarante ans. Il est peu d’hommes qui consentent à être témoins d’un spectacle aussi douloureux et aussi pénible que celui de la fin prochaine d’un être qu’ils estiment et qu’ils aiment ; celui-ci n’aurait pu faire pour son père ce qu’il a fait pour le mien qu’il a gardé, soigné et veillé.

Mon père habitait depuis trente ans un quatrième étage ; sa bibliothèque était au cinquième[20]. Son médecin avait déclaré, non pas une fois, mais cent, qu’il périrait s’il continuait de monter. L’on déménagerait Versailles plus aisément que l’on n’eût fait consentir mon père à changer d’habitation. M. de Grimm sollicita un logement de l’Impératrice, elle l’accorda ; on lui donna un superbe appartement rue de Richelieu. Il désira quitter la campagne et venir l’habiter ; il en a joui douze jours ; il en était enchanté ; ayant toujours logé dans un taudis, il se trouvait dans un palais. Mais le corps s’affaiblissait chaque jour ; la tête ne s’altérait pas ; il était bien persuadé de sa fin prochaine, mais il n’en parlait plus ; il ne voulait pas affliger des gens qu’il voyait plongés dans la douleur ; il s’occupait de ce qui pouvait les distraire ou les tromper ; il voulait arranger tous les jours quelques objets nouveaux, il fit placer ses estampes. La veille de sa mort on lui apporta un lit plus commode ; les ouvriers se tourmentaient pour le placer. Mes amis, leur dit-il, vous prenez là bien de la peine pour un meuble qui ne servira pas quatre jours. Il reçut le soir ses amis ; la conversation s’engagea sur la philosophie et les différentes routes pour arriver à cette science ; le premier pas, dit-il, vers la philosophie, c’est l’incrédulité. Ce mot est le dernier qu’il ait proféré devant moi ; il était tard, je le quittai, j’espérais le revoir encore.

Il se leva le samedi 30 juillet 1784 ; il causa toute la matinée avec son gendre et son médecin ; il se fit raccommoder son vésicatoire dont il souffrait ; il se mit à table, mangea une soupe, du mouton bouilli et de la chicorée ; il prit un abricot ; ma mère voulut l’empêcher de manger ce fruit : « Mais quel diable de mal veux-tu que cela me fasse ? » Il le mangea, appuya son coude sur la table pour manger quelques cerises en compote, toussa légèrement. Ma mère lui fit une question ; comme il gardait le silence, elle leva la tête, le regarda, il n’était plus. Son enterrement n’a éprouvé que de légères difficultés. Le curé de Saint-Roch lui envoya un prêtre pour le veiller ; il mit plutôt de la pompe que de la simplicité dans cette affreuse cérémonie. Il a été inhumé dans la chapelle de la Vierge à Saint-Roch[21].

Mon père croyait qu’il était sage d’ouvrir ceux qui n’étaient plus ; il croyait cette opération utile aux vivants, il me l’avait plus d’une fois demandé ; il l’a donc été. La tête était aussi parfaite, aussi bien conservée que celle d’un homme de vingt ans. Un des poumons était plein d’eau ; son cœur les deux tiers plus gros que celui des autres personnes. Il avait la vésicule du fiel entièrement sèche, il n’y avait plus de matière bilieuse ; mais elle contenait vingt-une pierres dont la moindre était grosse comme une noisette. Ces détails existent par écrit, mais je n’ai pu me déterminer à lire cet horrible procès-verbal.

Ma mère a habité son nouveau logement jusqu’à l’instant où elle a pu en trouver un autre ; et c’est encore un bienfait de l’Impératrice qui lui paye une pension pour cet objet.

Mon grand-père a eu quatre enfants. Une fille qui s’est faite religieuse malgré sa famille. Son ordre permettait une fois l’année à ses parents de la voir. Mon père y fut ; elle lui parla avec tant de chaleur, d’enthousiasme et d’éloquence qu’il revint persuadé que sa tête était altérée ; en effet elle est morte folle.

Une seconde fille, pleine de bonté, de tendresse pour son père qu’elle n’a jamais quitté, pour ses deux frères qu’elle chérissait également, mais d’une religion si austère qu’elle n’a point connu de plus violent chagrin que la passion de son frère pour les lettres, et qu’elle donnerait sa vie de bon cœur pour anéantir ses ouvrages.

Mon oncle a fait ainsi que mon père ses études aux Jésuites. Violent, vif, plein de connaissances théologiques, il mit à la rigueur cette maxime de l’Apôtre : Hors l’Église point de salut. Il s’est brouillé avec mon père parce qu’il n’était pas chrétien, avec ma mère parce qu’elle était sa femme ; il n’a jamais voulu me voir parce que j’étais sa fille ; il n’a jamais voulu embrasser mes enfants parce qu’ils étaient ses petits-fils ; et mon époux, qu’il recevait avec bonté, a trouvé sa porte fermée depuis que je suis devenue sa femme. Il a été attaché à M. de Montmorin, évêque de Langres, pendant toute sa vie ; il est chanoine de la ville, et jouit d’un prieuré assez considérable pour lequel il a eu un procès que mon père a arrangé avec des peines incroyables. Plus il est injuste et plus je crains de le calomnier. Il a toutes les vertus qui tiennent du père dont il est né. Son revenu appartient aux pauvres ; chaque hiver un magasin de bois, de blé, de chandelle, de beurre, est ouvert à ses concitoyens ; il habille les pauvres, élève les enfants de ces malheureux ; un logement simple, le vêtement de son état le plus râpé, quelques dîners à son chapitre, voilà toute sa dépense ; le reste est le patrimoine des indigents ; mais il ne se permet pas de donner un écu à un parent ou à un pénitent. Une femme qu’il confessait lui demandait quelques secours : Choisissez, lui dit-il, ou le temporel ou le spirituel, je confesse ou je donne. Mon père fit un voyage il y a quinze ans dans sa ville. Un abbé Gauchat, objet des plaisanteries de Voltaire, tenta de rapprocher les deux frères ; mon père fit toutes les avances quoiqu’il fût son aîné. Le chanoine lui demanda une promesse de ne plus écrire contre la religion, mon père s’y engagea par une lettre qu’il lui écrivit ; il exigea qu’elle fût imprimée et que mon père y ajoutât une rétractation de tout ce qu’il avait fait précédemment ; mon père refusa, et la négociation fut au diable. Après la mort de mon père il fit demander ses papiers pour les jeter au feu ; ils étaient en Russie avec sa bibliothèque. Cette réponse le calma un peu, mais il est toujours dans la crainte qu’ils ne renaissent, et sa vieillesse est troublée par cette idée. La seule marque d’amitié qu’il m’ait donnée est d’avoir dit la messe pendant un an pour l’âme de la fille que j’ai perdue, et la même attention pour mon père[22].

En 1780, par une délibération de la ville, le maire et quatre échevins écrivirent à mon père pour lui demander son portrait qu’ils voulaient payer, exigeant seulement qu’il donnât à l’artiste le temps nécessaire. Mon père répondit comme il le devait à ses compatriotes ; il leur envoya son buste en bronze exécuté par M. Houdon. Il est placé dans la salle de l’hôtel de ville, sur une petite armoire contenant l’Encyclopédie et ses ouvrages. Le jour où il fut posé, ils donnèrent un dîner de corps, placèrent le buste au haut de la table et burent à sa santé. Ces détails donnés par le maire à mon père lui ont fait passer des moments fort doux. La ville envoya je ne sais quelle bagatelle à M. Houdon, qui de son côté répondit en envoyant à ces messieurs des plâtres du buste dont ils avaient honoré le bronze. Mon oncle fut invité à ce repas, fait pour donner une marque de considération à son frère, il refusa : mais quelque temps après, sous prétexte de voir quelque chose à l’hôtel de ville, il fut le voir.

L’Encyclopédie fut donnée à la ville par M. de Versailles, homme de qualité ; voulant quitter cette province, il fit don de l’ouvrage d’un homme qu’il aimait et estimait.

Mon père n’a jamais été possédé du démon des académies ; cependant il s’est présenté il y a quarante ans à l’Académie française ; il fut agréé par tous ses membres et refusé par le roi, dont le mot fut : Il a trop d’ennemis. Il n’y a jamais pensé depuis[23].

Quelque temps avant sa mort il perdit Mlle Voland, objet de sa tendresse depuis vingt ans. Il lui donna des larmes, mais il se consola par la certitude de ne pas lui survivre longtemps.

Je n’ai jamais vu les opinions de mon père ni varier, ni s’altérer ; il ne s’en occupait même pas. Il disait qu’il fallait laisser une canne pour s’appuyer à ceux qui n’avaient point de jambes. Il fut cependant dévot pendant quatre ou cinq mois ; dans le temps qu’il faisait ses études et qu’il voulait entrer aux Jésuites, il jeûnait, portait un cilice et couchait sur la paille. Cette fantaisie vint un matin et disparut avec la même vitesse.

Je n’étais pas née lorsqu’il fit connaissance avec Jean-Jacques. Ils étaient liés lorsque mon père fut enfermé à Vincennes ; il donna à dîner à ma mère, et lui fit entendre que mon père ferait sagement d’abandonner l’Encyclopédie à ceux qui voudraient s’en charger, et que cet ouvrage troublerait toujours son repos. Ma mère comprit que Rousseau désirait cette entreprise, et elle le prit en aversion. Le sujet réel de leur brouillerie est impossible à raconter : c’est un tripotage de société où le diable n’entendrait rien. Tout ce que j’ai entrevu de clair dans cette histoire, c’est que mon père a donné à Rousseau l’idée de son Discours sur les Arts, qu’il a revu et peut-être corrigé ; qu’il lui a prêté de l’argent plusieurs fois ; que tout le temps qu’il a demeuré à Montmorency, mon père avait la constance d’y aller une ou deux fois la semaine, à pied, pour dîner avec lui. Rousseau avait une maîtresse appelée Mlle Levasseur, depuis sa femme ; cette maîtresse laissait mourir sa mère de faim ; mon père lui faisait une pension de cinquante écus ; cet article était porté sur ses tablettes de dépenses. Rousseau lui fit la lecture de l’Héloïse ; cette lecture dura trois jours et presque trois nuits. Cette besogne finie, mon père voulut consulter Rousseau sur un ouvrage dont il s’occupait : Allons nous coucher, lui dit Jean-Jacques, il est tard, j’ai envie de dormir. Il y eut une tracasserie de société, mon père s’y trouva fourré ; il conseilla tout le monde pour le mieux, mais les gens qui tripotent ne font jamais usage des conseils que contre ceux qui les donnent. Le résultat de ce tracas fut une note de Rousseau dans la préface de sa Lettre sur les Spectacles, tirée de l’Ecclésiaste ; mon père s’appliqua la note, et ces deux amis furent brouillés pour jamais. Ce qu’il y a de sûr, c’est que mon père a rendu à Jean-Jacques des services de tout genre ; qu’il n’en a reçu que des marques d’ingratitude, et qu’ils se sont brouillés pour des vétilles. Au demeurant, si quelqu’un peut deviner quelque chose de ce grimoire, c’est M. de Grimm ; s’il n’en sait rien, personne n’expliquera jamais cette affaire.

Les mœurs de mon père ont toujours été bonnes, il n’a de sa vie aimé les femmes de spectacles ni les filles publiques. Il fut quelque temps amoureux de la Lionnais, danseuse de l’Opéra ; un de ses amis demeurait vis-à-vis de cette fille ; il la regardait par la fenêtre dans un moment où elle s’habillait ; elle mit ses bas, prit de la craie, et effaça avec les taches de ses bas. Mon père disait en me racontant cela : Chaque tache enlevée diminuait ma passion, et à la fin de sa toilette mon cœur fut aussi net que sa chaussure.

Il fut chargé de demander une bourse à l’archevêque de Paris, M. de Reaumont, pour le neveu d’un M. Damilaville[24] avec qui il avait été lié.

L’archevêque le reçut fort bien, lui accorda la bourse, mais il le garda longtemps. Mon père voulait aller dîner avec sa maîtresse, il ne savait comment prendre congé ; à la fin il se lève, et dit à l’archevêque : Monseigneur, je resterais ici jusqu’à demain ; mais j’entends à votre porte les membres de votre Dieu qui murmurent contre moi.

C’étaient les pauvres de l’archevêque. Il fut obligé de lui écrire pour le remercier, et il lui disait : Non, Monseigneur, ce n’est pas pour Dieu que vous faites le bien ; fussiez-vous muphti à Constantinople, votre vêtement n’en serait pas moins percé par le coude… Et cet archevêque si dévot ne se fâchait point.



  1. Ce même fait est rappelé par Diderot dans une de ses lettres à Mlle Voland (18 octobre 1760).
  2. Diderot n’oublia pas cet honnête financier, il en parle dans le Salon de 1767, comme d’un amateur original et distingué. Il s’appelait Randon de Boisset, et était receveur général des finances. Après avoir rappelé quelques particularités de son caractère, Diderot ajoute : « Je l’ai connu jeune, et il n’a pas tenu à lui que je ne devinsse opulent. »

    Naigeon et les biographes qui l’ont suivi disent ici Raudon d’Hannecourt.

  3. Dans le Joueur de Dufresny, Frontin présente à la comtesse le compte suivant : « Plus, 2,000 livres à quatre-vingt-treize quidams pour nous avoir coiffés, chaussés, gantés, parfumés, rasés, médicamentés, voitures, portés, alimentés, désaltérés, etc. »
  4. Le frère Ange se vengea quelques années plus tard de ce tour de page, comme l’appelle Naigeon. Il fut le premier à prévenir le père de Diderot de la détention de son fils à Vincennes, et après lui avoir dit que c’était la conséquence des désordres de sa conduite, il ajouta que le sujet de l’arrestation était assez grave pour que le prisonnier mourût dans son cachot. On juge du désespoir du père ; mais la chose tourna mieux qu’on ne pouvait l’espérer. Le maître coutelier envoya un billet à ordre de cent cinquante francs et profita de l’occasion pour demander à son fils une assurance formelle de la légitimité de son mariage que les lettres de Paris lui déclaraient, non pas clandestin, comme il l’était en effet, mais faux. « Je vous préviens, lui dit-il, que vous ne recevrez jamais de preuves de mes bonnes grâces, que vous n m’ayez marqué au vrai et sans équivoque si vous êtes marié, comme on l’a écrit de Paris, et que vous avez deux enfants. Si ce mariage est légitime et que la chose soit, j’en suis content : je compte que vous ne refuserez pas à votre sœur le plaisir de les élever et à moi de les voir (les enfants). » Cette lettre, rapportée par Naigeon, dans ses Mémoires sur la vie et les ouvrages de Diderot, ne s’accorde pas tout à fait avec la date qu’assigne Mme de Vandeul au voyage de sa mère à Langres. De quel côté est l’erreur, du sien ou de celui de Naigeon, c’est ce qu’il est difficile de décider. Ce qui est sûr, c’est que le mariage était resté caché assez longtemps, même aux amis de Paris, puisque Rousseau, que nous voulons croire de bonne foi, a pu écrire, sous la date de 1749 : « Il avait une Nanette ainsi que j’avais une Thérèse : c’était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était, que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable fait pour attacher un honnête homme ; au lieu que la sienne, pie-grièche et harangère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois. Ce fut fort bien fait s’il l’avait promis. » Or, en 1749, le mariage datait déjà de six années.

    Pour en revenir au frère Ange et à l’aventure ci-dessus rapportée, disons que lorsqu’il s’en était plaint au père, qui paya, celui-ci lui avait répondu : « Vous m’avez appris ce que peut-être je n’aurais jamais su sans vous, c’est qu’un homme d’un âge mûr et d’une expérience consommée pouvait se laisser attraper comme un enfant par un écolier. »

    Le frère Ange joue un rôle dans Jacques le Fataliste.

  5. On peut consulter le Dictionnaire critique, de M. Jal, article Diderot, sur la famille de Mme Diderot et sur Mme Diderot elle-même. Il avait relevé l’acte de mariage muni des signatures des deux époux : « Denis Diderot, bourgeois de Paris, fils majeur de Didier Diderot, maître coutelier, et d’Angélique Vigneron, » et « Anne-Toinette Champion, » ainsi que de celles de la mère, Marie de Malville, et des deux ecclésiastiques présents, le vicaire de Saint-Pierre-aux-Bœufs, Jacques Bosson, et un ancien chanoine de Dôle, Jean-Baptiste Guillot. » Il avait même précisé la date, 6 novembre 1743. Mais M. Jal n’était point un ami de Diderot ; sa notice était donc faite dans un parfait esprit de dénigrement, lorsqu’il apprit par hasard, vers 1872, qu’on avait publié en 1830 « un petit écrit de Mme de Vanduel (sic) destiné à faire connaître son père mieux que ne l’avaient connu ses biographes. » Il transporta dès lors une partie de sa mauvaise humeur du père à la fille. Cette préoccupation ne lui a pas permis de lire celle-ci avec beaucoup d’attention. Nous avons déjà vu dans la Notice placée en tête de cet écrit, qu’il suppose qu’il est l’œuvre de Mme de Vandeul, âgée de soixante-dix ans. Mais il chercha à cette dame une autre querelle : il l’accuse d’avoir dit que, lorsque son père connut sa mère, celle-ci avait seize ans, et il triomphe en montrant qu’elle en avait trente-deux lors du mariage. Si l’on veut bien relire tout ce passage, on y verra que Mme de Vandeul dit seulement que sa mère avait seize ans lorsqu’elle sortit du couvent, qu’elle vécut ensuite avec Marie de Malville, paisible et heureuse pendant dix ou douze ans avant de connaître Diderot, connaissance qui ne se termina par le mariage que trois ou quatre ans plus tard. M. Jal était assez ordinairement exact, quand il n’était pas aveuglé par la passion, mais toutes les fois qu’il a touché à Diderot, et il y a touché souvent, il semble qu’il ne l’a pu faire avec assez de sang-froid pour comprendre ce qui ne concordait pas avec son parti pris.
  6. De Temple Stanyan ; ouvrage oublié et digne de l’être. — Paris, Briasson, 1743, 3 vol. in-12. Il a cependant été reproduit dans la Collection complète des œuvres philosophiques, littéraires et dramatiques de M. Diderot. Londres, 1773, 5 vol. in-8o.
  7. Dictionnaire universel de Médecine, de Chirurgie, de Chimie, de Botanique, par Rob. James. Eidous et Toussaint furent les collaborateurs de Diderot pour cette traduction en 6 vol. in-fol. Paris, 1746 et suiv.
  8. Sous le nom de Panage ; son livre avait été condamné.
  9. Eidous, traducteur très fécond, fut aussi collaborateur de l’Encyclopédie.
  10. Mme de Puisieux ne put être connue de Diderot qu’en 1745. Mme de Vandeul nous apprend elle-même que cette liaison ne résista pas longtemps à la découverte que fit son père de la trahison de sa maîtresse, pendant qu’il était prisonnier à Vincennes (1749). Il faut donc réduire de moitié le chiffre de dix ans donné ici.
  11. Alors ministre de la guerre.
  12. L’ouvrage a été retrouvé et publié en 1830.
  13. M. Jal n’a pas trouvé cette mort sur les registres de Saint-Étienne où il a recueilli l’acte de baptême du second fils de Diderot : Denis-Laurent. Il en conclut que Mme de Vandeul fait là « un petit conte assez intéressant, mais qui a contre lui les documents authentiques. »
  14. Dans les Lettres à Mlle Voland, Diderot dit (24 août et 10 septembre 1768) : « J’ai écrit à M. de Saint-Florentin, au nom d’une femme malheureuse, une lettre vraiment sublime. » Il doit y avoir eu confusion sur le nom du destinataire dans les souvenirs de Mme de Vandeul.
  15. C’est pour la corporation des libraires qu’il fit la Lettre sur le commerce de la librairie, publiée pour la première fois par M. Guiffrey (Hachette, 1861, in-8o) et que nous avons pu corriger sur l’un des originaux conservé à Saint-Pétersbourg.
  16. Meister dit, vers 1765, en rectifiant ce passage qu’il a inséré dans ses notes.
  17. On dit que, suivant une habitude qu’il avait, il mettait souvent, en parlant, ses mains sur les genoux de l’Impératrice. Cela n’autorise pas cependant ce méchant mot de Geoffroi : « L’Impératrice de Russie le fit venir à sa cour ; après l’avoir vu et entendu, elle n’eut rien de plus pressé que de se débarrasser d’un hôte de cette espèce. » (Feuilleton sur le Père de famille, Journal de l’Empire, 3 mars 1815.)
  18. C’est ce vêtement noir qui a donné lieu à la scène suivante racontée dans les Mémoires secrets (5 janvier 1772) : « On sait que M. Diderot est honoré des bontés particulières de l’Impératrice de Russie et qu’il est comme son agent littéraire dans la capitale. Il s’est mêlé en cette qualité du marché fait, pour cette souveraine, du cabinet de tableaux de M. le baron de Thiers, qu’elle a acheté en entier. Cela a donné lieu à quelques conférences entre M. Diderot et les héritiers du défunt dont est M. le maréchal de Broglio par sa femme. Ce maréchal très honnête a pour frère M. le comte de Broglio, parfois très mauvais plaisant. Un jour qu’il se trouvait à une conférence du philosophe en question avec M. le maréchal, il voulait le tourner en ridicule sur l’habit noir qu’il portait. Il lui demanda s’il était en deuil des Russes ? Si j’avais à porter le deuil d’une nation, monsieur le Comte, lui répondit M. Diderot, je n’irais pas la chercher si loin. »

    M. J. Janin a fait son profit de l’anecdote dans la Fin d’un Monde et du Neveu de Rameau.

  19. De l’Homme. Cette réfutation suivie, chapitre par chapitre, inédite jusqu’ici, fera partie de notre édition.
  20. La tradition veut que la maison habitée par Diderot soit celle qui fait le coin de la rue Taranne et de la rue Saint-Benoît, no 36 de cette rue. Il y a évidemment là une erreur. Plusieurs des lettres de Diderot, de cette époque, sont signées : rue Taranne, vis-à-vis la rue Saint-Benoît ; vis-à-vis n’a jamais voulu dire au coin : La maison est démolie.
  21. Voir la note II, à la suite de ces Mémoires.
  22. Il sera souvent question de l’abbé et de sa sœur dans les Lettres à mademoiselle Voland.
  23. C’est en 1760 que Voltaire mit en avant l’idée de « mettre Diderot de l’Académie ». D’Alembert s’y prêta, mais sans y dépenser une bien grande énergie, C’était d’ailleurs à ce moment la chose impossible.
  24. On a pu faire connaissance avec Damilaville dans la Correspondance de Voltaire, on le retrouvera dans la Correspondance de Diderot. Il a collaboré à l’Encyclopédie.