Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 096

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 331-334).


XCVI

La lettre anonyme


Quelqu’un me toucha l’épaule. C’était Lobo Neves. Nous nous regardâmes un instant, muets et inconsolables. Je demandai des nouvelles de Virgilia ; puis nous restâmes une demi-heure à causer. Sur ces entrefaites, on lui apporta une lettre. Il la lut, pâlit, et la ferma d’une main tremblante. Je crois lui avoir vu faire un geste comme s’il prenait son élan vers moi. Mais je n’en suis pas très certain. Par exemple, je me souviens fort bien que les jours suivants, il se montra à mon égard froid et taciturne. Enfin quelque temps après, Virgilia me raconta l’aventure, dans notre refuge de la Gamboa.

Son mari lui avait montré la lettre, dès qu’elle avait été rétablie. C’était un écrit anonyme, qui nous dénonçait. Il ne disait pourtant pas tout, et ne parlait point, par exemple, de nos rendez-vous. On se limitait à le prévenir contre notre intimité et à l’aviser des commentaires qu’elle soulevait. Virgilia lut la lettre avec indignation et s’écria que c’était une calomnie infâme.

— Calomnie ? insista Lobo Neves.

— Infâme !…

Le mari respira. Mais il reprit la lettre, et chaque parole semblait faire un signe négatif, chaque lettre protestait contre l’indignation de Virgilia. Lobo Neves, qui était d’ailleurs un homme énergique, devint en ce moment la plus fragile des créatures. Peut-être vit-il en imagination l’opinion publique le fixer d’un regard sarcastique ; peut-être une bouche invisible lui répéta-t-elle les railleries qu’il avait entendues ou prononcées naguère en semblable occurrence. Il insista auprès de sa femme pour qu’elle lui confessât tout, lui promettant un ample pardon. Virgilia comprit qu’elle était sauvée. Elle s’indigna contre cette insistance, jura qu’elle n’avait jamais entendu de ma bouche que des paroles aimables et courtoises. La lettre anonyme devait être de quelque amoureux évincé. Elle en cita plusieurs : l’un l’avait poursuivie de ses insistances pendant des semaines, l’autre lui avait envoyé un billet. Elle citait des noms, des circonstances, cherchant à lire dans les regards de son mari ; et elle termina en disant qu’elle me traiterait de telle sorte que je n’aurais plus envie de revenir.

J’écoutai tout cela un peu troublé, moins par la diplomatie dont il faudrait dorénavant faire preuve pour m’éloigner progressivement de la maison de Lobo Neves qu’en constatant la tranquillité morale de Virgilia, parfaitement exempte d’émotion, de crainte, de regrets et de remords. Virgilia remarqua ma préoccupation, me força à lever la tête, que j’avais penchée vers le sol, et me dit, non sans amertume : « Tu ne mérites pas les sacrifices que je fais pour toi. »

Je ne répondis pas. Il eût été oiseux de lui faire remarquer qu’un peu de désespoir et de terreur eût rendu à nos amours la saveur pimentée des premiers jours. Peut-être y fût-elle arrivée par artifice. Mais je me tus. Elle battait nerveusement le plancher. Je m’approchai d’elle ; je la baisai au front. Elle recula comme sous le baiser glacé d’un défunt.