Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 091

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 319-321).


XCI

Une lettre extraordinaire


À peu près à la même époque, je reçus une lettre extraordinaire, accompagnée d’une lettre non moins extraordinaire. Voici ce qu’elle disait :

Mon cher Braz Cubas,

Il y a quelque temps, au jardin public, je me suis permis de vous emprunter votre montre ; j’ai le plaisir de vous la restituer. Il faut pourtant faire une restriction : ce n’est pas tout à fait la même ; mais celle que vous recevrez est au moins aussi bonne que l’autre. « Que voulez-vous, Monseigneur », comme disait Figaro, « c’est la misère ». Bien des choses se sont passées depuis notre rencontre. J’irai vous les raconter, si vous ne me fermez pas votre porte. Sachez que je ne porte plus ces bottines caduques, et que je n’exhibe plus cette fameuse redingote, dont les pans se perdaient dans la nuit des temps. J’ai cédé à un autre la marche de l’église de S. Francisco. Et je déjeune maintenant avec régularité.

Ceci dit, je vous demande la permission d’aller, un de ces jours, vous lire un travail, fruit de longues études, un nouveau système de philosophie, qui, non seulement explique et décrit l’origine et la fin des choses, mais qui encore passe de beaucoup Zénon et Sénèque, dont le stoïcisme n’est que bagatelle auprès de ma recette morale. Car mon système est prodigieux : il rectifie l’esprit humain, supprime la douleur, donne le bonheur, et couvre de gloire notre cher pays. Je l’appelle Humanitisme, de Humanitas, commencement des choses. Ma première intention révélait une excessive infatuation : je voulais l’appeler Borbisme, de Borba, dénomination aussi vaniteuse que rude à l’oreille. Et d’ailleurs, elle disait moins. Vous verrez, mon cher Braz Cubas, vous verrez que c’est véritablement un monument. Et si quelque chose peut me faire oublier les tristesses de la vie, c’est d’avoir enfin trouvé la vérité et le bonheur. Les voici donc dans la main de l’homme, ces deux fugitives ! après tant et tant de siècles de luttes, de recherches, de découvertes, de systèmes et de désillusions, les voici dans la main de l’homme. À bientôt, donc, mon cher Braz Bons souvenirs du vieil ami,

Joaquim Borba dos Santos.

Je lus cette lettre, sans la bien comprendre. Elle était accompagnée d’un écrin contenant, une belle montre avec mes initiales gravées, et cette dédicace : « Souvenir du vieux Quincas ». Je repris la lettre, je la relus en la ponctuant et en méditant. La restitution de la montre excluait toute idée de mauvaise plaisanterie. La lucidité, la conviction, un peu prétentieuse il est vrai, paraissaient exclure toute présomption de folie. Naturellement, Quincas Borba avait hérité de quelqu’un de ses parents de Minas, et le bien-être l’avait rendu à sa dignité première. C’est peut-être excessif. Il y a des choses que l’on ne retrouve jamais intégralement, mais enfin, il n’était pas impossible qu’il se fût régénéré. Je gardai la lettre et la montre, et j’attendis la philosophie.