Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 092

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 322-325).


XCII

Un homme extraordinaire


Il est temps que j’en finisse avec les choses extraordinaires. Je venais de mettre de côté la lettre et la montre, quand je reçus la visite d’un homme maigre et commun, porteur d’une lettre de mon beau-frère qui m’invitait à dîner. Le messager était marié avec une sœur de Cotrim, et il arrivait du Nord. Il s’appelait Damasceno, et avait fait le coup de feu pendant la révolution de 1831. Lui-même me raconta tout cela dans l’espace de cinq minutes. Il était parti de Rio à la suite d’un désaccord avec le régent, qui était un âne, un peu moins âne que les ministres qui servirent sous sa direction. D’ailleurs nous étions à la veille d’une autre révolution. À ce point de vue, et quoique ses idées fussent un peu brouillées, je devinai quel était le gouvernement de sa prédilection : un despotisme tempéré, non par des chansons, comme dit l’autre, mais par les panaches de la garde nationale. Je ne pus tout de même deviner s’il préférait le despotisme d’un seul au despotisme de trois, de trente ou de trois cents. Il opinait pour le développement de la traite, et l’expulsion des Anglais. Il aimait beaucoup le théâtre et aussitôt après son arrivée, il était allé au S. Pedro voir représenter un drame superbe, Marie-Jeanne, et une intéressante comédie, Kettly, ou le Tour de Suisse. Il avait aussi beaucoup aimé la Deperini dans Sapho ou Anna Bolena, il ne se souvenait plus bien. Et la Gandiani !… celle-là oui !… Il brûlait d’envie d’entendre Ernani, que sa fille chantait, en s’accompagnant au piano : Ernani, Ernani, involami… Et ce disant, il se levait et commençait à chantonner. Tout cela n’arrivait dans le Nord que comme un vague écho. Sa fille avait un si grand désir d’entendre ces opéras ! Elle avait une si jolie voix ; et un goût ! un goût ! Quel délice de se retrouver à Rio. Il avait déjà parcouru toute la ville avec une avidité !… Que de souvenirs il y retrouvait ! Parole !… en revoyant certains spectacles, les larmes lui montaient aux yeux. Mais jamais plus il ne remettrait le pied à bord. Il avait eu le mal de mer, comme tous les passagers du reste, à l’exception d’un Anglais. Que le diable emporte les Anglais ! On ne fera rien qui vaille sans les expédier tout d’abord. Qu’est-ce que l’Angleterre pouvait bien nous faire ? Qu’il trouvât quelques personnes de bonne volonté, et en une seule nuit, il se chargeait de l’expulsion de tous ces godemes… Grâce au ciel, il était patriote, — et il se battait la poitrine, — rien d’étonnant à cela ; ça tenait de famille : il descendait d’un ancien capitaine très chauvin. Non, certes, il n’était pas le premier venu, et l’occasion échéante, il montrerait bien de quel bois se chauffent les gens tels que lui. Mais il se faisait tard : il était seulement venu me dire qu’on m’attendait sans faute à dîner. Nous aurions alors l’occasion de reprendre la conversation interrompue… Je le reconduisis jusqu’à la porte du salon. Il se retourna pour me dire qu’il sympathisait beaucoup avec moi. Je me trouvais en Europe à l’époque de son mariage. Il avait connu mon père, qui était un fier gaillard, et il s’était trouvé avec lui dans un bal fameux à Praia Grande… Il avait tant de choses à me dire ! Mais nous nous retrouverions plus tard, car il était pressé de rapporter ma réponse à Cotrim. Il partit ; je fermai la porte sur son dos.