Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 084

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 298-300).


LXXXIV

Le conflit


Ô nombre fatidique, combien de fois ne t’ai-je pas béni ! Ainsi durent te bénir les vierges de Thèbes, jument à crinière rousse, qu’on leur substitua à l’occasion du sacrifice de Pelopidas, belle jument que l’on immola, couverte fleurs, sans que personne lui consacrât une parole de regrets. Cette parole, je la prononce, moi, non seulement à cause de ta triste fin, mais parce qu’il n’est pas impossible que, parmi les vierges sauvées par toi, il se trouvât une ancêtre des Cubas. Nombre fatidique, nous te dûmes le salut. Le mari se garda bien de m’avouer la cause de son refus. Il me dit aussi qu’il avait ses motifs particuliers, et l’air sérieux, convaincu, avec lequel je l’écoutai fait honneur à la dissimulation humaine. Il cachait mal son ennui. Il parlait peu, s’enfermait chez lui, passait le temps à lire. D’autres fois, il ouvrait les portes, causait et riait avec affectation. Il souffrait doublement. Son ambition lui reprochait ses scrupules ; il hésitait ; peut-être se repentait-il ; mais si l’alternative s’était représentée, il eût agi la seconde fois comme la première dans sa superstition invétérée. Il doutait de cette superstition sans pouvoir s’en dépêtrer. Cette persistance d’un sentiment, odieux à l’individu qui en était la victime, est un phénomène digne de quelque attention. Mais je préfère la parfaite ingénuité de Dona Placida lorsqu’elle avouait qu’elle ne pouvait voir un soulier avec la semelle en l’air, sans le retourner aussitôt.

— Pourquoi ?

— Ça porte malheur.

C’était son unique réponse, qui valait pour elle le livre de la Sagesse : « Ça porte malheur ». On lui avait appris cela quand elle était enfant et, sans plus ample informé, elle l’acceptait comme article de foi. Au contraire, quand on parlait d’indiquer une étoile avec le doigt, elle savait parfaitement qu’il résulte de ce geste une verrue.

Une verrue ou autre chose, peu importe, pourvu que ce ne soit pas la perte d’un poste de président de province. On tolère une superstition gratuite ou à bon marché. Le cas est plus grave, lorsque cette superstition dérange toute une existence. C’était celui de Lobo Neves, avec, en plus, le doute et la crainte du ridicule. Ajoutez à cela que le ministre ne crut pas aux motifs particuliers. Il attribua le refus de Lobo Neves à des manœuvres politiques ; son erreur avait des apparences de vraisemblance. Il battit froid à Lobo Neves, et communiqua sa défiance à ses collègues. Des incidents se produisirent, et avec le temps, le président résignataire tomba dans l’opposition.