Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 083

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 293-297).


LXXXIII

13


Cotrim m’arracha à ces agréables pensées en m’emmenant dans l’embrasure de la fenêtre. « Voulez-vous un conseil ? me dit-il, n’entreprenez pas ce voyage : ce serait insensé et périlleux.

— Pourquoi ?

— Ne faites pas l’ignorant. Ce serait dangereux, fort dangereux. Ici, dans la capitale, une intrigue comme la vôtre disparaît dans la multitude des intérêts et des gens. Mais en province, le cas est autre. Quand il s’agit de personnages politiques, il se complique encore. Les journaux de l’opposition s’empareront de l’aventure, dès qu’ils en auront vent ; on en fera des gorges chaudes, on vous tournera en ridicule.

— Mais je ne comprends pas bien…

— Eh ! si, vous comprenez fort bien. Vraiment, il serait étrange que vous niiez, à nous, qui sommes vos amis, ce que les indifférents n’ignorent pas. Voilà des mois que l’on m’a mis au courant. Encore une fois, abstenez-vous de ce voyage. Supportez l’absence, cela vaudra mieux. Vous éviterez un grand scandale et vous vous épargnerez bien des ennuis.

Cela dit, il s’éloigna. Je demeurai, les yeux fixés sur le quinquet du coin de rue, un vieux lampion à huile, triste, obscur et recourbé comme un point d’interrogation. Que faire ? C’était le cas d’Hamlet ; ou lutter contre la fortune et la soumettre, ou m’incliner devant elle. En d’autres termes : embarquer ou ne pas embarquer, telle était la question. Le quinquet ne répondait point. Les paroles de Cotrim résonnaient dans mon souvenir, d’une façon bien différente de celles de Garcez. Peut-être Cotrim avait-il raison, mais pouvais-je me séparer de Virgilia ?

Sabine s’approcha de moi, et me demanda à quoi je pensais.

— À rien, lui répondis-je ; j’ai sommeil et je vais dormir.

Elle me contempla quelques instants en silence :

— Je sais bien ce qu’il te faudrait, me dit-elle. Tu as besoin de te marier. Laisse-moi faire, je vais te trouver une jeune fille qui fasse ton affaire…

Je sortis de là, triste et désorienté. Tout en moi était prêt au voyage : l’esprit et le cœur. Et voilà que surgit devant moi le portier des convenances qui se refuse à me laisser embarquer sans que j’exhibe mon passage. J’envoyai au diable les convenances, et avec elles la constitution, le corps législatif, le ministère, tout enfin.

Le lendemain, j’ouvre un journal politique et j’y lis que, par décrets du 13, Lobo Neves et moi avions été nommés, respectivement, président et secrétaire pour la province de ***. J’envoyai immédiatement un mot à Virgilia, et deux heures après, j’allai me rencontrer avec elle à la Gamboa. Pauvre Dona Placida ! elle était chaque fois plus triste. Elle me demanda si nous oublierions notre vieille amie, si la province était éloignée, si nous y demeurerions longtemps. Je la consolai de mon mieux ; mais moi-même j’avais besoin d’être réconforté. L’objection de Cotrim me poursuivait. Virgilia survint au bout d’un instant, légère comme une hirondelle. Mais en me voyant tout morose, elle changea de visage.

— Qu’y a-t-il ?

— J’hésite, je ne sais trop si je dois accepter.

Virgilia, prise d’un fou rire, se laissa aller sur le canapé

— Pourquoi ? dit-elle.

— C’est braver l’opinion…

— Mais puisque nous ne partons plus.

— Comment ça !

Elle me dit alors que son mari allait refuser la nomination, pour un motif qui lui avait été confié sous toute réserve. « C’est puéril, lui avait-il dit, c’est ridicule, en somme, mais pour moi, la raison que j’ai de rester est puissante. » Le décret était signé du 13, et ce nombre lui rappelait de tristes souvenirs. Son père était mort un 13 ! treize jours après un dîner où se trouvaient treize personnes ! La maison où sa mère était morte portait le numéro 13 ; etc. C’était un nombre fatidique. Il ne pouvait donner une semblable raison au ministre ; il alléguerait des motifs personnels. Je demeurai assez surpris, comme doit l’être le lecteur, de ce sacrifice à un nombre, sacrifice qui devait être sincère, étant donnée l’ambition de Lobo Neves.