Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 082

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 290-292).
13  ►


LXXXII

Question de botanique


Laissons dire les hypocondriaques : la vie est une douce chose. C’est ce que je pensais voyant Sabine, son mari et sa fille, descendre en débandade les escaliers, tout en faisant monter vers moi de douces paroles et que j’en faisais descendre d’autres jusqu’à eux. Je continuai à me sentir heureux. J’aimais une femme, j’avais la confiance du mari ; tous les deux m’emmenaient comme secrétaire, et je me réconciliais avec les miens. Que pouvais-je désirer de plus en vingt-quatre heures ?

Ce jour-là même, pour tâter l’opinion, je commençai à répandre le bruit de mon prochain départ pour le Nord, en qualité de secrétaire du président d’une province, afin de réaliser certains projets politiques que j’avais en vue. J’en parlai rue d’Ouvidor, et le jour suivant au Pharoux et au théâtre. Des gens établissant une corrélation entre ma nomination et celle de Lobo Neves, qui était déjà dans l’air, souriaient malicieusement ou me battaient sur l’épaule. Au théâtre une dame me dit que c’était pousser bien loin l’amour de la sculpture, faisant ainsi allusion à la plastique de Virgilia. Mais l’allusion la plus transparente fut faite trois jours plus tard chez Sabine, par un vieux chirurgien, nommé Garcez, petit de taille, trivial et bavard, qui aurait pu atteindre à soixante-dix, à quatre-vingts, à quatre-vingt-dix ans, sans jamais acquérir cette dignité austère qui est le charme des vieillards. La vieillesse ridicule est sans doute la dernière, mais aussi la plus triste des surprises de notre humanité.

— Je sais que cette fois-ci vous allez vous mettre à traduire Cicéron, me dit-il en apprenant mon voyage.

— Cicéron ! s’écria Sabine.

— Mais oui, votre frère est un excellent latiniste. Il traduit Virgile à la lecture. Remarquez que j’ai dit Virgile et non Virgilia… Ne confondons pas.

Et il riait d’un gros rire, bas et frivole. Sabine me regarda ; elle craignait quelque réplique de ma part ; quand elle me vit sourire, elle fit de même et se détourna pour cacher son geste. Les autres personnes présentes me considéraient avec indulgence et sympathie. Il était clair qu’on ne leur avait rien appris qu’ils ne sussent de longue date. Mes amours étaient bien plus connues que je ne pouvais le supposer. Et pourtant je souris, d’un sourire court, fugitif et bavard comme les pies de Cintra. Virgilia était une belle faute, et rien n’est plus facile à confesser. Au commencement, je prenais une mine renfrognée, quand on y faisait allusion. Mais en réalité je sentais au dedans de moi une impression suave et flatteuse. Une fois pourtant, il m’arriva de sourire, et je continuai dans la suite. Comment expliquer ce phénomène ? Pour moi je ne trouve qu’une explication plausible : tout d’abord, mon contentement, étant intérieur, était pour ainsi dire en bourgeon. Avec le temps il s’épanouit en une fleur, et apparut aux yeux de tous. Simple question de botanique.