Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 081

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 285-289).


LXXXI

La réconciliation


Pourtant, dès que je me trouvai dehors, j’hésitai. Je me demandai si je n’allais pas exposer d’une façon insensée la réputation de Virgilia, et s’il n’y avait pas d’autre moyen de réconscilier l’État et la Gamboa. Je ne trouvai rien. Le lendemain, au saut du lit, mon parti était pris d’accepter la nomination. À midi, le domestique vint me dire qu’une dame, couverte d’un voile, m’attendait dans le salon. J’y courus ; c’était ma sœur Sabine.

— Les choses ne sauraient durer comme elles vont, me dit-elle ; une fois pour toutes, faisons la paix. Notre famille disparaît peu à peu ; il n’est que temps de nous réconcilier.

— Je ne demande pas mieux, m’écriai-je en lui ouvrant les bras.

Je m’assis à côté d’elle ; je lui parlai de son mari, de sa fille, de leurs affaires, de tout. Elle était satisfaite ; sa fille était jolie comme les amours ; son mari viendrait avec elle, si j’y consentais.

— Comment donc ! mais c’est moi-même qui irai le voir.

— Vraiment ?

— Parole d’honneur !

— Allons ! tant mieux ! Finissons-en d’une fois avec nos vieilles brouilles.

Je la trouvai plus grasse, et même rajeunie. Elle paraissait avoir vingt ans, et elle en comptait sûrement plus de trente. Elle arrivait gracieuse, affable, franche et sans ressentiment apparent. Nous nous contemplions en silence, la main dans la main, parlant de tout et de rien, comme deux amoureux. Mon enfance ressuscitait ainsi, alerte et blonde. Les années dégringolaient devant moi comme les châteaux de cartes avec lesquels je jouais tout petit, et j’apercevais à leur place la maison familiale, nos parents et nos fêtes. J’étais vraiment ému.

Je me contenais pourtant ; mais un barbier du voisinage ayant eu l’idée de taquiner son classique violon, cette voix du passé nasillarde m’émut à tel point que…

Ses yeux à elle ne se mouillèrent pas. Elle n’avait point hérité de la fleur jaune et morbide. Qu’importe ! C’était ma sœur, mon sang, un peu de la chair de notre mère ; je le lui dis avec tendresse, avec sincérité… Tout à coup l’on frappe à la porte. Je vais ouvrir, c’était une gamine de cinq ans.

— Entre, Sara, dit Sabine.

C’était ma nièce. Je l’enlevai de terre, je l’embrassai à diverses reprises. La petite, ne sachant ce qui lui arrivait, me repoussait de sa petite main, en se courbant pour descendre. Et voici que j’aperçois un chapeau, puis une tête. C’était Cotrim lui-même, et je fus si ému que j’abandonnai la fille pour me lancer dans les bras du père. Il est possible que cette effusion n’ait pas été de son goût, car il parut en être gêné. Simple prologue. Au bout d’un instant, nous causions comme de vieux amis. Aucune allusion au passé, beaucoup de projets pour l’avenir, promesses sur promesses de dîner les uns chez les autres. Je déclarai à cette occasion que nos réunions souffriraient peut-être quelque interruption, pendant un voyage que j’allais entreprendre dans le Nord. Sabine regarda Cotrim, et celui-ci regarda Sabine. Tous deux tombaient d’accord que ce projet n’avait pas le sens commun. Que diable est-ce que j’allais faire dans le Nord ? C’était dans la capitale, en pleine capitale que je devais briller parmi les jeunes hommes de ma génération. En vérité, aucun ne pouvait se comparer à moi. Lui, Cotrim, ne me perdait pas de vue, et en dépit d’une brouille ridicule, il avait toujours considéré mes triomphes avec intérêt et avec joie. Il écoutait ce que l’on disait à mon égard dans les rues et dans les salons, un concert de louanges et d’admiration. Et j’irais m’enterrer en province, inutilement, pendant de longs mois. À moins qu’il ne s’agît de politique.

— Justement, répondis-je.

— Même en ce cas, dit-il au bout d’un instant.

Et après un nouveau silence ;

— Quoi qu’il en soit, nous t’attendons aujourd’hui à dîner.

— Certainement, dis-je ; mais demain ou après-demain, c’est vous qui viendrez partager mon repas.

— Je ne sais pas trop, objecta Sabine ; une maison de garçon… Tu devrais te marier, frérot. Je veux aussi avoir une nièce, sais-tu !

Cotrim réprima un mouvement involontaire que je ne compris pas. Peu importe, la réconciliation d’une famille vaut bien un geste énigmatique.