Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 040

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 166-168).


XL

Dans le cabriolet


Sur ces entrefaites, le gamin entra, apportant la montre avec le verre. Il était temps ; j’en avais assez de ma visite. Je donnai une monnaie d’argent au gamin, je dis à Marcella que je reviendrais dans une autre occasion, et je sortis au plus vite. Pour tout dire, je dois avouer que le cœur me battait un peu, mais c’était une espèce de glas. Mon âme se débattait entre des impressions opposées. Notez bien que la journée s’était passée gaiement pour moi. Au déjeuner, mon père m’avait récité par anticipation le premier discours que je devais proférer au Parlement. Nous en rîmes beaucoup, et le soleil aussi qui était dans ses bons jours de Virgilia aussi rirait sans doute, en entendant le récit de nos fantaisies. Et voilà que je perds mon verre de montre, que j’entre dans un magasin, le premier que je trouve sur ma route, et j’y rencontre le passé qui me déchire, qui m’embarrasse, qui m’interroge avec un visage couvert de cicatrices et de mélancolie.

Je le laissai où je l’avais trouvé. Je montai dans mon cabriolet qui m’attendait place S.-Francisco de Paula et j’ordonnai au cocher de partir au plus vite. Il cingla les mules, la voiture fit des soubresauts, les roues tracèrent leur sillon dans la boue formée par une pluie récente, et pourtant il me semblait que nous ne marchions pas. De temps à autre nous faisons connaissance avec un certain vent tiède et lourd, qui n’est ni violent ni âpre, qui n’emporte point les chapeaux et ne soulève pas les jupes, mais qui est pire que s’il faisait tout cela, parce qu’il abat, amollit et semble un dissolvant de l’âme. Ce vent, je l’avais en moi. Je sentais le courant d’air qu’il formait comme dans une gorge, entre le passé et le présent, désireux sans doute de s’étendre sur les plaines de l’avenir. Et la voiture qui ne marchait pas.

— Jean ! criai-je au cocher, avancerons-nous bientôt ?

— Avancer ! Monsieur ! mais nous sommes à la porte de Monsieur le Conseiller.