Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 041

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 169-171).


XLI

L’hallucination


C’était vrai. J’entrai en coup de vent. Je trouvai Virgilia anxieuse, de mauvaise humeur, le front soucieux. Sa mère, qui était sourde, se trouvait dans le salon avec elle. Après les compliments d’usage, la jeune fille me dit d’un ton sec :

— Nous vous attendions plus tôt.

Je me défendis le mieux que je pus ; je pris prétexte du cheval, qui était rétif, et d’un ami qui m’avait retenu. Et soudain voici que la parole meurt sur mes lèvres, et je demeure pétrifié. Virgilia… Eh quoi ! c’est Virgilia, cette jeune fille ?… Je la regardai fixement, et l’impression fut si cruelle que je reculai d’un pas en détournant mes regards. Sa carnation, si rose, si pure, si fraîche la veille encore, était maintenant jaune, stigmatisée par la même maladie qui avait frappé l’Espagnole. La petite vérole lui avait dévoré le visage. Ses yeux si vifs s’étaient étiolés. Ses lèvres pendaient, et toute son attitude disait la fatigue. Je la regardai bien ; je lui pris la main et l’attirai doucement à moi. Je ne me trompais point. C’était bien la petite vérole. Je crois que je fis un geste de dégoût.

Virgilia s’éloigna et alla s’asseoir sur le sopha. Pendant un moment je contemplai la pointe de mes bottines. Devais-je sortir ou rester ? La première hypothèse était absurde ; je la rejetai, et je me dirigeai vers Virgilia qui demeurait assise et muette. Ciel ! de nouveau je la retrouvai fraîche, juvénile, et tout en fleur. En vain je cherchais sur son visage les traces du mal, il n’y en avait aucune. La peau était blanche et fine comme de coutume.

— Vous ne m’avez donc jamais vue ? me demanda-t-elle en voyant mon insistance.

— Aussi jolie, jamais.

Je m’assis, tandis qu’elle faisait craquer ses ongles sans rien dire. Je parlai de choses tout à fait étrangères à l’incident ; mais elle ne répondait point et ne me regardait même pas. Moins le bruit de ses doigts, c’était la statue du silence. Une seule fois elle me contempla de très haut, en relevant un coin de ses lèvres, et en fronçant les sourcils au point de les unir. Et toute cette mimique lui donnait une expression mixte, entre le comique et le tragique.

Il y avait bien quelque affectation dans ce dédain. Elle avait pris un masque. Elle devait souffrir, — soit tristesse, soit dépit ; et comme la douleur contenue est plus âpre, il est probable qu’elle souffrait en double sa propre souffrance. Mais je crois que c’est là de la physique.