Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 034

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 149-150).


XXXIV

À une âme sensible


Y a-t-il, parmi les cinq ou dix personnes qui me lisent, une âme sensible, qui mise en émoi par le chapitre précédent, commence à craindre pour le sort d’Eugenia, et peut-être, oui, peut-être dans le fond de son cœur me traite de cynique ? Moi cynique, âme sensible ? Par la cuisse de Diane, cette injure mériterait d’être lavée dans le sang, si le sang pouvait laver quoi que ce soit dans ce bas monde. Non, âme sensible, je ne suis point cynique, mais je fus homme. Mon cerveau était le tréteau où furent représentées des pièces de tout genre, le drame sacré, le drame austère, des comédies, des autodafés, des bouffonneries, un pandémonium, âme sensible, un mélange d’aventures et de personnes où tu retrouverais depuis la rose de Smyrne et la rue du Jardin, depuis le lit somptueux de Cléopâtre jusqu’au coin de la place où le mendiant grelotte en dormant. Des pensées de toutes les castes et de tous les genres s’y croisaient. Dans la même atmosphère respiraient l’aigle et l’oiseau-mouche, la limace et le crapaud. Retire donc l’expression, âme sensible, apaise tes nerfs, nettoie tes besicles, — c’est parfois la faute des besicles, — et finissons-en d’une fois avec cette fleur du buisson.