Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 033

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 145-148).


XXXIII

Bienheureux ceux qui savent rester


Le malheur, c’est qu’elle était boiteuse. Des yeux si lucides, une bouche si fraîche, un maintien si imposant, et boiteuse ! Ce contraste était un exemple évident des ironies de la nature. Pourquoi était-elle jolie, étant boiteuse ? pourquoi était-elle boiteuse, étant jolie ? Telle était la question que je me posais à moi-même, sans y trouver une solution satisfaisante, tandis que je rentrais chez moi cette nuit-là. Ce qu’il y a de mieux à faire, quand on ne trouve pas le mot d’une énigme, c’est de la flanquer par la fenêtre ; et c’est ce que je fis. Je pris une serviette, et je chassai cet autre papillon, qui faisait ses randonnées dans mon cerveau. Je me sentis plus à mon aise, et j’allai dormir. Mais le rêve, qui est une lézarde de l’esprit, laissa de nouveau pénétrer l’insecte et, pendant toute la nuit, je continuai à chercher la clef du mystère.

Le jour se leva avec la pluie, et je transférai mon départ. Mais le lendemain le ciel était pur, et je n’en restai pas moins, de même que le troisième et le quatrième jour, et jusqu’à la fin de la semaine ! Quelles belles matinées, fraîches et tentatrices. Là-bas, ma famille, ma fiancée et le Parlement m’attendaient ; et je faisais le sourd, soupirant aux pieds de ma Vénus boiteuse. Soupirant est peut-être exagéré : je n’étais point épris ; j’éprouvais auprès d’elle une certaine satisfaction physique et morale. Elle me plaisait : je l’aimais bien. Aux pieds de cette créature si simple, fille bâtarde et boiteuse, faite d’amour et de mépris, je me sentais à mon aise, et je crois qu’elle éprouvait une satisfaction plus grande encore près de moi. Cela se passait à la Tijuca : une véritable églogue. Dona Eusebia nous surveillait, si peu : juste assez pour sauvegarder les convenances. Et sa fille, dans cette première explosion de la nature, me livrait son âme en fleur.

— Vous allez partir demain ? me demanda-t-elle, le samedi.

— C’est tout au moins mon intention.

— Ne partez pas.

J’obéis, et j’ajoutai ainsi un verset nouveau à l’Évangile : « Bienheureux ceux qui savent rester, car ils auront le premier baiser des jeunes filles. » Ce fut, en effet, le dimanche que je reçus le premier baiser d’Eugenia, celui qu’aucun homme ne put recevoir d’elle désormais. Il ne fut point volé, ni pris de force, il fut candidement octroyé, comme une dette payée par un débiteur honnête. Pauvre Eugenia, si tu avais pu savoir quelles pensées me passaient par la tête en ce moment. Toute tremblante d’émotion, les mains sur mes épaules, tu contemplais en moi l’époux bienvenu, tandis que je revoyais en pensée Villaça et le buisson de 1814, en me disant que tu ne pouvais mentir à ton sang et à ton origine…

Dona Eusebia entra inopinément, mais pas assez vite pour nous surprendre. J’allai à la fenêtre ; Eugenia s’assit et refit ses nattes. Quelle gracieuse dissimulation ! Quel art infiniment délicat ! quelle profonde tartuferie !

Tout cela si naturellement fait, avec tant d’à-propos, si simplement, comme on mange, comme on dort. Tant mieux ! Dona Eusebia n’eut vent de rien.