Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 032

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 142-144).


XXXII

Boiteuse de naissance


J’allai ensuite terminer mes préparatifs de voyage. Cette fois je pars, je pars décidément, même si quelque lecteur me demande si mon dernier chapitre est une gageure ou une façon de me moquer du monde… Mais j’ai compté sans Dona Eusebia. J’étais déjà prêt quand elle entra chez moi. Elle venait me prier de différer mon départ, et d’aller ce jour-là dîner avec elle. Je refusai d’abord ; mais elle insista tellement que je cédai. Je lui devais bien d’ailleurs cette satisfaction.

Ce jour-là, Eugenia se mit en négligé, à mon intention. C’est-à-dire, je le suppose, car peut-être se mettait-elle souvent ainsi. Plus de boucles d’or, comme la veille, à ses oreilles, deux oreilles finement dessinées sur une tête de nymphe. Un simple vêtement blanc en batiste, sans enjolivures. Au cou, au lieu de broche, un bouton d’écaille, d’autres identiques aux poignets pour fermer les manches, et pas l’ombre d’un bracelet.

Telle elle était mise, et tel me parut aussi son esprit : des idées claires, des manières simples, une certaine grâce naturelle, l’air d’une dame, et un je ne sais quoi… oui, c’est cela : la bouche, exactement la bouche de sa mère, qui me rappelait l’épisode de 1814, et il me venait alors l’envie de chanter avec la fille la même chanson.

— Maintenant je vais vous montrer le jardin, me dit la mère dès que nous eûmes vidé nos tasses de café.

Nous sortîmes en passant par la véranda, et je m’aperçus alors qu’Eugenia boitait un peu : si peu que je lui demandai si elle s’était fait mal au pied. La mère se tut. La fille me répondit sans hésitation :

— Non, monsieur, je suis boiteuse de naissance.

Je me donnai à tous les diables ; je me traitai de maladroit et de grossier. En effet, le simple fait de la voir boiter aurait dû être suffisant pour que je ne lui posasse aucune question. Je me rappelai alors que la première fois que je l’avais vue, la veille, elle s’était approchée lentement du fauteuil de sa mère, et que ce jour-là je l’avais trouvée, en arrivant, déjà près de la table, dans la salle à manger. Peut-être était-ce pour cacher ce défaut. Mais alors, pourquoi l’avouait-elle maintenant ? Je la regardai, et je vis qu’elle était triste.

J’essayai de détruire le mauvais effet produit. Ce ne me fut pas difficile ; sa mère qui était, comme elle le disait elle-même, une vieille curieuse, se mit à causer. Nous parcourûmes toute la propriété, admirant les fleurs, la mare aux canards, le lavoir, un tas de choses qu’elle me montrait en faisant ses commentaires, tandis que je contemplais, à la dérobée, les yeux d’Eugenia.

Parole d’honneur, son regard n’était rien moins que boiteux : il était au contraire droit et parfaitement sain. Il partait de deux yeux noirs et tranquilles. Je crois me rappeler que ceux-ci se baissèrent deux ou trois fois, un peu confus, mais deux ou trois fois seulement. En général, ils me fixaient avec franchise, sans audace, ni pruderie.