Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 035

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 151-152).


XXXV

Le chemin de Damas


Or il arriva que, huit jours plus tard, comme je me trouvais sur le chemin de Damas, j’entendis un voix mystérieuse qui me murmura les paroles de l’Écriture (Act., ix, 7) : « Lève-toi, et entre dans la cité. » Cette voix sortait de moi-même, et avait une origine double : la pitié qui me désarmait devant la candeur de la petite, et la terreur de l’aimer pour de vrai, et de l’épouser. Une femme boiteuse ! Quant au motif de mon départ, elle le devina, et ne se gêna pas pour me le dire. Ce fut sous la véranda, un lundi soir, quand je lui annonçai que je descendrais le lendemain. « Adieu, me dit-elle avec simplicité, vous avez raison. » Et comme je me taisais, elle continua : « Vous avez raison de fuir le ridicule d’un mariage avec moi. » J’allais protester, elle se retira lentement en dévorant ses larmes. Je la rejoignis en jurant mes grands dieux que j’étais obligé de partir, et que je continuais à avoir beaucoup d’affection pour elle. Elle écouta mes froides hyperboles en silence.

— Me crois-tu ? lui dis-je enfin.

— Non, et je trouve que vous faites bien.

Je voulus la retenir, mais elle me lança un regard qui n’était déjà plus de supplication, mais de commandement.

Je descendis, le jour suivant, de la montagne, un peu contristé et pas très satisfait de moi-même. Je me disais, chemin faisant, qu’il était juste d’obéir à mon père, qu’il était convenable d’embrasser la carrière politique…, que la constitution…, que ma fiancée…, que mon cheval…