Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 029

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 133-134).


XXIX

La visite


Mon père était arrivé à ses fins. Je me disposai à accepter le fauteuil et le mariage, Virgilia et la Chambre des députés : — les deux Virgilia, comme le dit mon père, dans un accès de tendresse politique. Et pour me payer de ma docilité, il me serra fortement dans ses bras. C’était son propre sang qu’il reconnaissait enfin,

— Tu descends avec moi ?

— Non, je descendrai demain. Aujourd’hui, je prétends faire une visite à Dona Eusebia.

Mon père fit la grimace, mais ne répondit rien. Il prit congé de moi et partit. Dans l’après-midi, je me rendis chez Dona Eusebia. Elle avait maille à partir avec son jardinier noir, mais elle quitta tout pour venir me recevoir, avec une hâte, un plaisir si sincères que je me sentis tout de suite à mon aise. Je crois bien qu’elle alla jusqu’à me serrer entre ses bras robustes. Elle me fit asseoir auprès d’elle, sous la véranda, en multipliant ses exclamations.

— Comment, c’est le petit Braz ! mais c’est un homme, maintenant… Tout à fait !… et joli garçon !… Et vous, vous rappelez-vous bien de moi ?

— Comment donc !…

Était-il possible que j’eusse oublié une amie si intime de notre maison. Dona Eusebia commença à parler de ma mère avec tant de sympathie et de regrets, qu’elle me captiva tout de suite, bien qu’elle ravivât ma douleur… Elle lut mon émotion dans mes yeux, et détourna la conversation. Elle me demanda de lui conter mes voyages, mes travaux, mes amourettes… les amourettes aussi ; « je suis une vieille curieuse, je le confesse, et je suis restée bon vivant ». En ce moment, je me rappelai l’épisode de 1814, elle, Villaça, le buisson, le baiser, et mon cri d’alarme. Et voici qu’une porte crie sur ses gonds, j’entends un frou-frou de jupes, et cette parole :

— Maman… maman…