Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 030

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 135-137).


XXX

La fleur du buisson


Les jupes et la voix appartenaient à une jeune brunette qui s’arrêta sur le pas de la porte pendant quelques instants, en apercevant un étranger. Dona Eusebia mit fin à ce court silence et à cet embarras, avec sa franchise résolue.

— Viens ici, Eugenia, dit-elle, viens faire connaissance avec le Dr  Braz Cubas, fils de M.  Cubas, et qui arrive d’Europe.

Et se tournant vers moi :

— Ma fille Eugénie.

Eugénie, la fleur du buisson, répondit à peine au salut je lui adressai. Elle me regarda avec surprise et timidité, et lentement s’approcha de la chaise de sa mère. Celle-ci remit en ordre les tresses de la jeune fille, tout en disant : « Ah ! petite endiablée. » Et elle l’embrassa avec une tendresse si expansive que je me sentis quelque peu ému. Je me souvins de ma mère, et, je le confesse, je me sentis quelques velléités d’être père.

— Petite endiablée ? dis-je. Il me semble que mademoiselle est déjà une grande jeune fille.

— Quel âge lui donnez-vous ?

— Dix-sept ans.

— Moins un.

— Seize ans : à cet âge, on est une jeune fille.

Eugenia ne put dissimuler la satisfaction que lui produisirent mes paroles. Mais elle reprit aussitôt son attitude froide, rigide et muette. Elle paraissait en réalité plus femme que son âge. Mais son impassibilité, son attitude digne, lui donnaient l’air d’une femme mariée. Peut-être perdait-elle ainsi un peu de son charme virginal. La glace fut bientôt rompue entre nous. Sa mère faisait d’elle les plus grands éloges, j’écoutais de bonne grâce, et elle souriait. Ses yeux brillaient comme si dans son cerveau un papillon eût étendu ses ailes d’or au-dessus de la multitude des yeux de diamants en couronne.

Je dis dans son cerveau, parce que, au dehors, ce fut un papillon noir qui, ayant pénétré sous la véranda, battit des ailes autour de Dona Eusebia. Celle-ci poussa un cri, se leva et se mit à prononcer des paroles sans suite d’incantation :

— Je t’adjure… va-t’en, malin ! Vierge, Notre-Dame !…

— Calmez-vous, dis-je, et prenant mon mouchoir, je chassai le papillon.

Dona Eusebia s’assit une autre fois, suffoquée, un peu honteuse. Sa fille, toute pâle de peur, dissimulait son émotion avec beaucoup de force de volonté. Je leur serrai la main et je sortis, riant d’un rire philosophique, désintéressé et supérieur, de la superstition des deux femmes. Le soir, je vis passer à cheval la fille de Dona Eusebia, accompagnée d’un valet de chambre. Elle me salua du bout de sa cravache. Je m’attendais à ce que, un peu plus loin, elle retournât la tête. Mais elle ne la retourna point, et j’en fus quelque peu vexé.