Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 013

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 62-65).


XIII

Un saut


Sautons maintenant à pieds joints par-dessus l’école fastidieuse où j’appris à lire, à écrire, à compter, à donner des calottes et à en recevoir : temps de diableries sur les collines et les plages, partout où l’occasion se présentait de faire l’école buissonnière.

Il y avait bien aussi quelques contrariétés : les réprimandes, les châtiments, les leçons arides et longues, et quelques autres petits ennuis, si rares et si légers. Seule la férule était lourde ; et encore !… ô férule, terreur de mon enfance, tu fus le Compelle intrare avec lequel un vieux maître chauve et osseux me fourra dans la tête l’alphabet, la prosodie, la syntaxe et le peu qu’il savait lui-même. Sainte férule, maudite par les générations plus modernes, que n’ai-je pu demeurer éternellement sous ton joug, avec mon âme imberbe, mes ignorances, ma petite épée de 1814, supérieure à celle de Napoléon. Car enfin, qu’exigeais-tu, ô mon vieux maître de rudiment ? quelques leçons apprises par cœur, et un peu de sagesse à l’école. Rien de plus que ce que la vie exige de nous, avec cette différence que si tu m’effrayais, tu ne m’irritais point. Je te revois en ce moment, tel que tu entrais dans la classe, avec tes pantoufles de cuir blanc, ta casaque, ton mouchoir à la main, ta tête chauve et ta barbe rasée. Je te revois t’asseoir, souffler, grogner, humer une prise initiale, avant de nous faire réciter la leçon. Cette vie obscure, tu la menas vingt-trois ans, silencieux et ponctuel, enterré dans ta maisonnette de la rue do Piolho, sans attrister le monde de ta médiocrité, jusqu’au jour où tu fis le grand plongeon dans les ténèbres. Personne ne te pleura, sauf peut-être un vieux serviteur noir : personne d’autre, pas même moi qui te dois de connaître les éléments de la grammaire.

Il s’appelait Ludgero, mon vieux professeur. Je veux écrire son nom tout au long sur cette page ; Ludgero Barata[1], — nom funeste qui servait aux élèves d’éternel motif de plaisanteries. Un d’entre nous, Quincas Borba, se montrait vraiment cruel envers le pauvre homme. Deux ou trois fois par semaine, il lui glissait dans la poche de son large pantalon un cafard qu’il tuait à cette intention. Si le maître mettait la main dessus aux heures de classe, il faisait un bond, et promenait sur nous ses regards irrités. Il nous disait alors les pires injures. Il nous traitait de sauvages, de paysans du Danube, de gamins des rues. Les uns tremblaient, les autres protestaient. Quincas Borba demeurait impassible, les yeux en l’air.

Quel être extraordinaire, ce Quincas !…

Jamais, dans mon enfance, ni du reste pendant toute ma vie, je n’ai rencontré un enfant plus spirituel, plus inventif, plus endiablé. C’était la perle, je ne dirai pas seulement de l’école, mais de la ville tout entière. Sa mère, veuve et possédant quelque bien, adorait son fils et le gâtait, le bichonnait, le faisait accompagner d’un domestique en livrée, qui nous laissait faire l’école buissonnière, dénicher les oiseaux ou courir après les lézards, sur les collines de Livramento et de la Conceição, ou tout simplement flâner dans les rues comme deux gommeux oisifs. C’était plaisir de voir Quincas Borba faire le rôle d’empereur aux fêtes du Saint-Esprit. Du reste, dans nos jeux d’enfants, il choisissait toujours un rôle de roi, de ministre, de général, la marque d’une suprématie, n’importe laquelle. Il avait de l’élégance, de la gravité, une certaine magnificence dans attitudes et les gestes. Qui aurait dit que… mais n’anticipons pas. Faisons un saut jusqu’en 1822, date de notre indépendance politique, et de ma première captivité.



  1. Barata en portugais signifie « cancrelat ».