Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 012

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 52-61).


XII

Un épisode de 1814


Mais je me reprocherais d’aller de l’avant sans compter un galant épisode de 1814 ; j’avais alors neuf ans.

Quand je naquis, Napoléon se trouvait alors au faîte de la gloire et du pouvoir. Il était empereur, et s’était imposé à l’admiration des hommes. Mon père qui, à force de vouloir convaincre les autres de notre noblesse, avait fini par y croire lui-même, nourrissait contre l’usurpateur une haine purement mentale. C’était prétexte à continuelles discussions avec l’oncle Jean, qui, par esprit de classe ou sympathie de métier, pardonnait au despote en faveur du général. Mon oncle l’abbé se montrait inflexible contre le Corse, et nos autres parents étaient partagés d’avis. De là naissaient de fréquentes controverses et d’éternelles discussions.

Lorsque la nouvelle de la première abdication arriva à Rio-Janeiro, il y eut naturellement chez nous une vive émotion, mais aucun brocard. Les vaincus, témoins de la satisfaction publique, se maintinrent dans un silence plein de dignité. Quelques-uns même virèrent casaque et battirent des mains. La population, franchement satisfaite, donna des signes évidents de son attachement à la famille royale. On illumina ; on chanta le Te Deum, on tira des salves, on organisa des manifestations et l’on se répandit en acclamations. Ce jour-là, j’étrennais une petite épée dont mon parrain m’avait fait présent à la Saint-Antoine ; et franchement, cette épée m’intéressait bien autrement que la chute de Bonaparte. Jamais je n’ai oublié cette circonstance : j’ai toujours pensé depuis que, pour chacun de nous, notre petite épée a bien plus d’importance que celle de Napoléon. Notez qu’au cours de mon existence j’ai entendu bien des discours, lu bien des pages où bruissaient de grandes idées et de plus grandes phrases, mais je ne sais trop pourquoi, par derrière les applaudissements qui s’échappaient de mon âme, j’entendais une voix lointaine me répéter cette leçon de l’expérience :

— Allons donc ! tu ne penses qu’à ton épée.

Ma famille ne se contenta point de prendre une part anonyme à la joie publique ; elle jugea opportun et même indispensable de célébrer la destitution de l’empereur par un dîner tel que l’écho des acclamations et des toasts arrivât aux oreilles de Son Altesse, ou tout au moins de ses ministres. Aussitôt fait que dit : on retira des armoires toute la vieille vaisselle plate, héritage de mon aïeul Louis Cubas ; et aussi les serviettes de Flandre et les grands vases des Indes. On égorgea le cochon gras ; les compotes et les confitures furent commandées aux commères de la rue d’Ajuda ; on lava, on frotta, on polit le plancher des salles, les escaliers, les bougeoirs, les bobèches, larges manchons de verre, tout l’appareil du luxe classique.

À l’heure dite, une société choisie se trouva réunie : le juge provincial, trois ou quatre officiers militaires, quelques commerçants et hommes de lettres, un grand nombre de fonctionnaires des administrations, les uns accompagnés de leurs femmes et de leurs filles, les autres seuls, mais tous parfaitement unanimes dans leur désir d’étouffer la mémoire de Bonaparte sous la farce d’un dindon. Ce n’était pas un dîner, mais un Te Deum. Ce fut d’ailleurs à peu près ce que déclara un des littérateurs de l’assistance, le docteur Villaça, improvisateur insigne, qui ajouta aux mets du service un plat préparé par les muses. Je me souviens, comme si c’était d’hier, du moment où il se leva, dans sa lévite de soie où tombait la queue de sa perruque. Une émeraude ornait son doigt. Il demanda à mon oncle l’abbé le refrain de l’impromptu, fixa ses regards sur la chevelure d’une dame, toussa, leva la main droite fermée, d’où surgissait le doigt indicateur levé vers le toit, et dans cette position étudiée, il développa le texte donné. Il fit non pas un impromptu, mais trois ; ensuite il jura de ne s’arrêter plus. Il demandait un thème, un autre, improvisant sans hésiter, à tel point qu’une des dames présentes ne put cacher sa grande admiration.

— Madame, répondit modestement Villaça, on voit bien que vous n’avez pas comme moi entendu Bocage, à Lisbonne, sur la fin du siècle dernier. Celui-là, oui !… quelle facilité et quels vers. Combien de fois, pendant des heures, au café Nicola, nous avons lutté à qui improviserait le plus brillamment, au milieu des bravos et des applaudissements. Quel talent, ce Bocage !… La duchesse de Cadaval me le disait encore, il y a quelques jours…

Et ces trois derniers mots, prononcés avec emphase, produisirent dans toute l’assistance un frémissement d’admiration et de surprise. Eh quoi ! cet homme si familier, si simple, non seulement luttait avec les poètes, mais encore vivait dans l’intimité des duchesses ! Un Bocage et une Cadaval ! Au contact d’un tel personnage, les femmes se sentaient magnifiées ; les hommes le considéraient avec respect : les uns avec envie, d’autres avec incrédulité. Pendant ce temps, il continuait à accumuler épithètes sur épithètes, adverbes sur adverbes, épuisant tous les mots qui riment avec tyran et usurpateur. On en était au dessert ; personne ne pensait plus à manger. Dans l’intervalle des impromptus, courait un murmure allègre, une causerie d’estomacs satisfaits. Les yeux tendres et humides s’alanguissaient encore ; ceux dont l’expression était vive et chaude projetaient des regards d’un bout à l’autre de la table couverte de desserts et de d’ananas en tranches, de melons éventrés, de compotiers de cristal au travers desquels on apercevait la confiture de coco finement râpé et jauni par les œufs, ou la mélasse gluante et obscure, auprès des fromages et des caras. De temps à autre, un rire jovial, ample, éboutonné, un bon gros rire de famille rompait la gravité politique du banquet. À côté de l’intérêt supérieur et commun, s’agitaient d’autres intérêts secondaires et particuliers. Les jeunes filles parlaient des chansonnettes qu’elles devaient chanter au clavecin, et du menuet et de la gigue. Il n’y avait pas une matrone qui ne se promît de danser au moins quelques mesures, pour rappeler ce qu’elle avait été au temps de son jeune âge. Un individu assis à mon côté parlait d’un arrivage de nègres qu’on lui annonçait de Loanda. Son neveu l’avisait par une lettre qu’il avait déjà acheté quarante têtes, et il avait dans sa poche une autre lettre qu’il ne pouvait pas montrer en ce moment et qui… Ce qu’il pouvait affirmer c’est qu’on allait recevoir, par ce seul bateau, cent vingt nègres pour le moins.

Pan… pan… pan… faisait Villaça en battant des mains. La rumeur cessait subitement comme un orchestre sous la baguette du chef, et tous les regards se tournaient vers l’improvisateur. Ceux qui étaient les plus éloignés arrondissaient leurs mains autour de l’oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. La plupart, avant même que le poète eût parlé, avaient déjà sur les lèvres un demi-sourire d’assentiment, candide et banal.

Quant à moi, seul et oublié, je regardais d’un œil amoureux une certaine compote qui était un de mes desserts favoris. Après chaque impromptu, je me disais avec satisfaction que ce serait sûrement le dernier, mais il en venait encore un autre, et le dessert demeurait intact. Personne ne pensait à en appeler. Mon père, assis au haut bout, savourait largement la joie des convives, les figures joyeuses, les plats, les fleurs, enchanté de voir cette familiarité communicative qui s’établit entre les esprits les plus distants sous l’influx d’un bon repas. Je me rendais compte de tout cela, attendu que mes regards allaient de sa place au compotier avec de vains appels pour qu’il me servît. Mais il ne voyait rien que lui-même et ses convives. Et les impromptus se succédaient comme des ondées, m’obligeant à rentrer mon envie et ma demande. Je patientai tant que je pus. À la fin, je n’y tins plus. Je demandai de la confiture à voix basse ; puis j’élevai la voix, je criai, je battis pied. Mon père, qui m’eût donné la lune s’il eût dépendu de lui de le faire, appela une esclave pour me servir du dessert. Mais il était déjà trop tard. Ma tante Emerenciana m’avait enlevé de ma chaise et livré à une servante, en dépit de mes cris et de mes protestions.

L’improvisateur ne commit d’autre délit que de retarder le dessert et de provoquer ainsi mon exclusion. C’en fut assez pour que je jurasse d’exercer une vengeance, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût grande et exemplaire, et autant que possible rendît ma victime ridicule. Le Dr Villaça était un homme grave, posé dans ses manières, âgé de quarante-sept ans, marié et père de famille. La queue en papier pendue à l’habit ou à l’extrémité de la perruque me parut insuffisante. Je rêvais mieux que cela. Je me mis à le suivre, à l’épier dans le jardin où nous étions tous descendus pour nous promener. Je le vis causer avec Dona Eusebia, sœur du sergent major Domingues. C’était une robuste fille qui n’était peut-être pas fort jolie, mais pas laide non plus.

Je l’entendis qui disait :

— Je suis très fâchée contre vous.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi… je ne sais pas… c’est ma destinée… Il y a des jours où je voudrais mourir…

Ils étaient entrés dans un petit bosquet. Le soir tombait. Je les suivis. Villaça avait dans le regard des éclairs de vin et de volupté.

— Laissez-moi, lui dit-elle.

— Personne ne nous voit. Mourir, cher ange, quelle idée ! Vous savez bien que je vous suivrais dans la mort… Que dis-je !… je meurs tous les jours de passions et de tristesse…

Dona Eusebia porta son mouchoir à ses yeux.

L’improvisateur cherchait quelque phrase littéraire dans sa mémoire et trouva ceci, qu’il avait plagié comme j’eus l’occasion de le vérifier plus tard.

— Ne pleure pas, mon amour, tu ne voudrais pas que le jour se levât avec deux aurores.

Ceci dit, il l’attira vers lui. Elle résista pour la forme et se laissa faire. Leurs lèvres s’unirent, et j’entendis le bruit d’un léger baiser, du plus timide des baisers.

Le Dr Villaça vient de donner un baiser à Dona Eusebia, m’écriai-je en courant dans le jardin.

Mes paroles furent comme un coup de tonnerre. Chacun demeura stupéfait. On se regardait, on échangeait des sourires, des observations à demi-voix. Les mères entraînaient leurs filles, sous prétexte que la nuit était fraîche.

Mon père me tira les oreilles, en cachette, vraiment même de mon indiscrétion. Mais le lendemain, à l’heure du déjeuner, en rappelant l’aventure, il me donna une petite pichenette sur le nez en disant : « Ah ! polisson, va ! polisson ! »