Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 014

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 66-70).
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XIV

Le premier baiser


Je venais d’avoir dix-sept ans ; au-dessus de mes lèvres s’estompait un léger duvet, sur lequel je tirais pour le transformer en moustaches. Je n’avais de vraiment viril que mes yeux, qui étaient vifs et résolus. Comme je montrais une certaine arrogance, il était difficile de dire si j’étais encore un enfant avec des airs d’homme, ou un homme ayant conservé des airs d’enfant. J’étais en somme un joli garçon, joli et audacieux, qui entrait dans la vie avec bottes et éperons, le fouet en main, du sang dans les veines, chevauchant une monture nerveuse, rapide et résistante comme le coursier des antiques ballades, que le romantisme alla chercher dans les châteaux du moyen âge pour le lâcher dans les rues de notre siècle. Le pis est que, fourbu de tant de courses qu’on lui fit faire, il fut mis au rancart. Le réalisme le trouva rongé de lèpre et de vermine, et par compassion lui donna asile dans ses livres.

C’est vrai que j’étais un joli garçon élégant et riche ; et l’on peut facilement s’imaginer que plus d’une femme, à cette époque, baissait devant moi son front pensif, ou me fixait de ses regards avides. Entre toutes, celle qui me captiva était une… une… je ne sais trop comment dire, car ce livre est chaste, au moins dans mon intention. Ah ! dans mon intention, combien il est chaste ! Mais enfin, comme il faut tout dire ou rien, celle qui fit ma conquête était une Espagnole, Marcella, la « Belle Marcella » comme l’appelaient avec raison les jeunes gens de ce temps-là. Elle était fille d’un jardinier des Asturies, comme elle me l’avoua elle-même dans une heure d’expansion ; car la version courante lui donnait comme père un homme de lettres de Madrid, victime de l’invasion française, qui avait été blessé puis emprisonné et enfin fusillé quand elle avait à peine dix ans. Cosas de España. Quoi qu’il en soit, fille de littérateur ou de jardinier, il est certain que Marcella ne possédait plus l’innocence rustique et ne comprenait qu’avec peine la morale prescrite par la loi. C’était une bonne fille, joyeuse, sans scrupules, un peu comprimée par l’austérité du temps, qui ne lui permettait pas d’exhiber par les rues son équipage et ses folies. Elle était impatiente, amie du luxe, de l’argent et des jeunes hommes. Cette année-là, elle se mourait d’amour pour un certain Xavier, individu riche et phtisique, une perle !

La première fois qu’elle m’apparut, ce fut au Rocio Grande, le soir de la grande illumination improvisée dès qu’on connut les premières nouvelles de la déclaration d’Indépendance. Vraie fête de printemps, superbe aurore de la conscience nationale. Nous étions deux gamins : le peuple et moi. Nous sortions de l’enfance avec toute la fougue de la jeunesse. Je la vis descendre d’une chaise à porteurs. Elle était imposante dans sa démarche, faite au moule, le corps svelte et ondulant, un galbe, un je ne sais quoi qu’on ne trouve que chez les impures.

« Suivez-moi », dit-elle à son valet de pied ; et moi je la suivis, aussi asservi que l’autre, comme si l’ordre s’adressait à moi. Je la suivis, amoureux d’elle, vibrant, le cœur illuminé des premières aurores. Chemin faisant, je l’entendis nommer : « La Belle Marcella ». Marcella : j’avais entendu l’oncle Jean prononcer ce nom ; et je demeurai tout étourdi.

Trois jours plus tard, mon oncle me demanda en secret si je voulais souper avec de petites femmes, aux Cajueiros. J’acceptai, et il me conduisit chez Marcella. Xavier, avec tous ses tubercules, présidait le nocturne banquet. Je ne mangeai rien ou presque rien, n’ayant d’yeux que pour la maîtresse de la maison. Quelle gracieuse petite Espagnole !… Il y avait là une demi-douzaine de femmes, toutes entretenues, jolies et pleines de charmes. Mais l’Espagnole !… L’enthousiasme, quelques gorgées de vin, mon caractère impérieux et emporté, tout cela me fit faire une chose dont je ne me serait point cru capable. Sur le seuil de la maison, je dis à mon oncle de m’attendre un instant, et je gravis de nouveau les escaliers.

— Vous avez oublié quelque chose ?… me demanda Marcella, debout sur le palier.

— Mon mouchoir.

Elle allait me précéder dans la direction du salon. Mais je lui saisis les mains, l’attirai à moi, et lui donnai un baiser. Je ne sais ce qu’elle me dit, si elle cria, si elle appela. Je descendis de nouveau les escaliers, rapide comme un vent d’orage, et titubant comme un homme ivre.