Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 007

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 23-35).


VII

Le délire


Je ne sache pas que personne ait encore raconté son propre délire. La science me sera redevable de ce service. Les lecteurs indifférents aux phénomènes mentaux pourront sauter ce chapitre. Mais même si vous n’êtes pas curieux, vous trouverez peut-être intéressant de savoir ce qui se passa dans ma tête pendant près d’une demi-heure.

Je pris d’abord la forme d’un barbier chinois habile et grassouillet, en train de raser de près un mandarin, qui me payait de ma peine par des chiquenaudes et des dragées : simples caprices de mandarin.

L’instant d’après, je devins la Somme de saint Thomas, imprimée en un volume et reliée en maroquin, avec des fermoirs d’argent et des estampes. Ce délire donna à mon corps la plus rigide immobilité. Je me rappelle encore que mes mains formaient les fermoirs du livre. Je les tenais croisées sur le ventre, et quelqu’un (Virgilia sans doute) les décroisait, parce que cette attitude semblait celle de la mort.

Enfin je fus rendu à la forme humaine, et livré à un hippopotame, qui m’emporta. Je me laissai faire, sans protester, et je ne sais trop si je ressentais de la peur ou un sentiment de confiance. Mais au bout d’un instant, la course devint tellement vertigineuse que j’osai l’interroger, et lui dire, après quelques précautions oratoires, qu’il me semblait aller à l’aventure.

— Tu te trompes, me répondit l’animal. Nous remontons à l’origine des siècles.

Je lui fis observer que c’était un peu loin. Mais l’hippopotame ne m’entendit pas ou ne me comprit pas, ou feignit de ne pas entendre. Je lui demandai, puisqu’il parlait, s’il descendait du cheval d’Achille ou de l’âne de Balaam, et il me répondit par un geste commun à ces animaux : il secoua les oreilles. Je fermai alors les yeux et m’abandonnai au hasard. J’avoue que je ressentis quelque démangeaison de savoir où se trouvait placée l’origine des siècles, si elle était aussi mystérieuse que celle du Nil, et surtout si elle valait plus ou moins que la consommation des mêmes siècles : réflexions d’un cerveau malade. Comme je fermais les yeux, je ne voyais pas le chemin. Je me souviens seulement que l’impression du froid augmentait à mesure que nous avancions. À un certain moment, je crus entrer dans la région des neiges éternelles. J’ouvris alors les yeux, et je vis qu’en effet mon hippopotame galopait sur une plaine de neige, couverte de quelques montagnes de neige, d’une végétation de neige, et de quelques grands animaux également de neige. On ne voyait que de la neige ; un soleil de neige nous pénétrait de froidure. J’essayai de parler, mais je ne pus prononcer que cette question anxieuse :

— Où sommes-nous ?

— Nous avons passé l’Éden.

— Arrêtons-nous alors sous la tente d’Abraham.

— Mais puisque nous allons en arrière, répartit ma monture en se moquant de moi.

Je demeurai ahuri et vexé. Le voyage me parut décidément extravagant et sans intérêt, le froid incommode, le moyen de locomotion brutal et le but inaccessible. De plus, — imagination de malade, — je me disais qu’en supposant même que nous y arrivions, il n’était pas impossible que les siècles, irrités de cette profanation, nous déchirassent entre leurs ongles, qui devaient être séculaires comme eux. Tandis que je me livrais à ces réflexions, nous dévorions l’espace, et la plaine fuyait sous nos pieds. Enfin l’animal s’arrêta, et je pus regarder autour de moi. Regarder seulement, car je ne vis rien, hors l’immense linceul de neige qui couvrait alors le ciel même, demeuré jusque-là limpide. Par moment, j’entrevoyais quelque énorme plante agitant au vent ses larges feuilles. Le silence était sépulcral. On eût dit que la vie des êtres se figeait en présence de l’homme.

Et voici qu’un visage énorme (tombait-il du ciel ? sortait-il de terre, je ne sais), un visage de femme, fixant sur moi des regards rutilants comme le soleil, m’apparut. Il avait l’ampleur des solitudes sauvages et il échappait à la compréhension humaine, car ses contours se perdaient dans l’ambiance, et ce qui paraissait opaque était tout simplement diaphane. Dans ma stupéfaction, je ne dis rien, je ne poussai pas un cri. Mais au bout d’un instant, dans ma curiosité délirante, je lui demandai son nom.

— Je suis, comme il te plaira, la Nature ou Pandore. Je suis ta mère et ton ennemie.

En entendant ces mots, je reculai un peu, pris d’épouvante. La figure poussa un large éclat de rire, qui fit autour de nous l’effet d’une tempête. Les plantes se contorsionnèrent, et un long gémissement rompit le silence.

— Ne crains rien, me dit-elle ; mon inimitié ne tue pas. C’est au contraire par la vie qu’elle s’affirme. Tu vis : je ne te souhaite pas d’autre mal.

— Vis-je vraiment ? demandai-je en enfonçant mes ongles dans ma chair, pour me certifier de ma propre existence.

— Oui, ver de terre, tu vis. Ne crains pas de perdre ces haillons, dont tu t’enorgueillis. Pendant quelques heures encore, tu goûteras le pain de la douleur et le vin de la misère. Tu vis, dans ta folie actuelle, tu vis. Et si ta conscience se réveille un instant et reprend sa sagacité, tu diras encore que tu veux vivre.

Ce disant, la vision étendit le bras, me saisit par les cheveux, m’éleva dans les airs comme elle eût fait d’une plume. Alors seulement je contemplai de près son visage qui était énorme. Il était d’une quiétude parfaite, sans contorsions, sans expression de haine ou de férocité. Sa caractéristique unique et complète était l’impassibilité égoïste, l’éternelle surdité, la volonté immobile. Ses colères, si elle en ressentait, demeuraient enserrées dans son cœur. En même temps, sur ce visage glacial, il y avait un air de jeunesse, de force et de santé, en présence duquel je me sentais le plus débile et le plus décrépit des êtres.

— M’entends-tu ? dit-elle enfin, au bout de quelques instants de mutuelle contemplation.

— Non, répondis-je ; je ne veux pas te comprendre, tu es absurde, tu es un mythe. Je rêve, sans doute ; ou si par hasard je suis devenu fou, tu n’es qu’une conception d’aliéné, une chose vaine, que la raison absente ne peut ni diriger ni palper. La Nature ?… celle que je connais est bien une mère, mais non une ennemie. Elle ne fait pas de la vie un fléau ; elle n’a pas, comme toi, cet air indifférent et sépulcral. Et pourquoi Pandore ?

— Parce que je porte sur moi les biens et les maux, et le pire de tous, l’espérance, consolation des hommes. Tu trembles ?

— Oui, ton regard me fascine.

— Sans doute ; car je ne suis pas seulement la vie, mais aussi la mort ; et d’ici peu tu vas me rendre ce que je n’ai fait que te prêter. Grand voluptueux, la volupté du néant t’attend.

Quand cette parole retentit comme un coup de tonnerre dans cette immense vallée, je crus que c’était le dernier son qui parviendrait à mes oreilles. Je sentis comme la décomposition subite de moi-même. Je lui lançai un regard suppliant et demandai un sursis de quelques années.

— Vie éphémère, s’écria la vision, pourquoi souhaiter encore quelque prolongement ? pour dévorer encore, et être enfin dévorée à ton tour. N’es-tu point lasse du spectacle de la lutte ? Tu connais à fond tout ce que je t’offre de moins ignoble et de moins triste : le lever du soleil, la mélancolie des soirs, le sommeil, enfin, qui est le plus grand présent de mes mains. Que te faut-il encore, sublime idiote ?

— La continuation de moi-même : je ne te demande rien de plus. Qui donc m’a mis dans le cœur, sinon toi, cet amour de la vie ? Et si j’aime la vie, n’est-ce point te frapper toi-même que de me tuer ?

— Non ; car je n’ai plus besoin de toi. Ce qui importe au temps, ce n’est pas la minute qui passe, c’est celle qui vient. Celle-ci est forte, allègre ; elle se croit immortelle, bien qu’elle porte la mort en elle, et qu’elle doive périr comme celle qui l’a précédée. Seul le temps subsiste. Égoïsme, diras-tu ; sans doute, mais j’ai encore une autre loi : égoïsme, et conservation. La panthère enlève un veau du troupeau en se disant qu’elle doit vivre ; et si le veau est tendre tant mieux. C’est la règle universel. Monte et regarde.

Ce disant, la vision m’emporta au sommet d’une montagne. J’abaissai mes yeux vers la vallée, et pendant longtemps je contemplai dans le lointain, à travers le brouillard, une chose unique. Figure-toi, lecteur, une réduction des siècles défilant devant moi, exhibant toutes les races, toutes les passions, le tumulte des empires, la guerre des appétits et des haines, la destruction réciproque des êtres et des choses. Curieux et cruel spectacle ! L’histoire de l’homme et de notre planète prenait ainsi une intensité que ne sauraient lui donner ni l’imagination ni la science, car la science est plus lente et l’imagination plus vague, tandis que ce que j’avais devant moi était la condensation vivante de tous les temps. Impossible de décrire ce spectacle : ce serait vouloir fixer l’éclair. Les siècles se succédaient en tourbillon, et pourtant je voyais, avec la vision spéciale du délire, tout ce qu’ils contenaient : fléaux et délices, gloire et misère, et l’amour aggravant la faiblesse. Voici venir la jalousie qui dévore, la colère qui enflamme, l’envie qui bave, et la pioche et la plume humide de sueur, et l’ambition et la faim, et la vanité, et la mélancolie, et la richesse, et l’amour : toutes les passions qui agitent l’homme comme un jouet, ou le détruisent et en font un haillon. Je voyais les formes multiples du même vice originel, qui tantôt mord les viscères, tantôt s’attaque à la pensée, et promène éternellement son habit d’arlequin sur l’humanité tout entière. La douleur cédait parfois, ou à l’indifférence qui est un sommeil sans rêve, ou au plaisir qui est une douleur bâtarde. L’homme, flagellé et rebelle, courait au-devant de la fatalité des choses, après une figure nébuleuse et fuyante, faite de lambeaux de l’impalpable, de l’improbable, de l’invisible, mal cousus avec l’aiguille de l’imagination. Et cette image, vaine chimère de la félicité, ou s’éloignait perpétuellement, ou se laissait prendre par un pan de sa robe, dont l’homme s’enveloppait aussitôt la poitrine tandis qu’elle parlait d’un éclat de rire et s’évanouissait comme un songe.

Devant tant de misères, je ne pus contenir un cri d’angoisse que Nature ou Pandore entendit sans rire ni protester ; et je ne sais par quelle bizarrerie cérébrale ce fut moi qui me mis à rire d’un rire inextinguible et idiot.

— Tu as raison, dis-je ; le spectacle est divertissant et vaut la peine d’être vu, quoiqu’il soit un peu monotone. Quand Job maudissait le jour où il fut conçu, il eût aimé à voir d’ici ce spectacle. Allons, Pandore, ouvre tes entrailles et digère-moi ; le spectacle est divertissant, mais digère-moi.

Je fus invité, pour toute réponse, à regarder au-dessous de moi les siècles qui continuaient à passer, rapides et turbulents, les générations qui se superposaient aux générations, les unes tristes comme la captivité d’Israël, les autres gaies comme les extravagances de Commode, et toutes s’engouffrant ponctuellement dans le sépulcre. Je voulais fuir, mais une force inconnue alourdissait mes pieds. Alors je me dis en moi-même : « Bon ! laissons passer les siècles ; le mien aura son tour et tous après lui, jusqu’au dernier, qui me donnera le mot de l’énigme de l’éternité. » Et je regardai, et je continuai à voir les âges qui survenaient et passaient, et je me sentais résolu et tranquille, peut-être même satisfait. Oui, peut-être bien, satisfait. Chaque siècle apportait sa part d’ombre et de lumière, d’apathie et de combativité, d’erreur et de vérité, son cortège de systèmes d’idées neuves, de nouvelles illusions. En chacun d’eux un printemps reverdissait, une automne jaunissait, suivi d’un autre renouveau. L’histoire et la civilisation se tissaient ainsi avec cette régularité de calendrier, et l’homme, d’abord nu et désarmé, s’armait et se vêtait, construisait sa cabane et son palais, la sauvage bourgade ou la Thèbes aux cent portes, créait la science qui scrute, et l’art qui charme, devenait orateur, mécanicien, philosophe, parcourait le globe, descendait dans les entrailles de la terre, s’élevait jusqu’aux nuages, collaborant ainsi à l’œuvre mystérieuse du maintien de la vie et de la mélancolie de l’abandon. Mon regard, lassé et distrait, vit ainsi arriver le siècle présent et derrière lui les siècles futurs. Celui-ci venait agité, adroit, vibrant, rempli de lui-même, un peu diffus, audacieux, savant, et malgré tout aussi misérable que les autres, et ainsi je le vis passer comme tous passeront après lui, avec la même égalité et la même monotonie. Je redoublai d’attention, j’allais enfin voir le dernier, — le dernier ! Mais à ce moment, la vélocité était telle qu’elle ne donnait plus prise à la compréhension ; auprès d’elle, la durée de l’éclair était un siècle. Les objets commencèrent à se confondre ; les uns grandirent, les autres s’amoindrirent, d’autres se perdirent dans l’ambiance. Une brume s’étendit autour de moi et couvrit tout, moins l’hippopotame qui m’avait amené et qui lui-même commença à diminuer, à diminuer, et fut réduit aux dimensions d’un modeste chat. Et c’était bien un chat, en vérité.

En regardant attentivement, je reconnus Sultan qui jouait à la porte de ma chambre avec une boule de papier.