Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 008

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 36-38).
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VIII

Raison contre folie


Vous avez déjà compris, lecteur, que la Raison réintégrait sa demeure, et qu’elle invitait le Délire à en sortir, en répétant à meilleur droit les paroles de Tartufe :

La maison est à moi, c’est à vous d’en sortir.

Mais ce n’est pas d’hier que la Folie aime à habiter la maison d’autrui, de telle sorte qu’il est fort difficile de la faire déloger lorsqu’une fois elle a élu domicile quelque part. C’est un tic : elle n’en démord pas ; il y a beau temps qu’elle a toute honte bue. Et si nous comptons nombre des habitations dont elle s’empare d’une fois, ou pour y passer une saison, nous conclurons que cette aimable voyageuse doit être la terreur des propriétaires. Dans mon cas, il y eut presque une émeute à la porte de mon cerveau, car l’intruse ne voulait pas sortir, et la propriétaire réclamait à cor et à cris ce qui lui appartenait. La Folie capitula, ne demandant qu’une toute petite place au grenier, pour y fixer sa résidence.

Mais la Raison répliqua :

— Non, madame, je suis lasse de vous souffrir dans mon grenier, et je suis payée pour vous connaître. Ce que vous voulez c’est prendre pied pour envahir progressivement la salle à manger, le salon et le reste de la maison.

— Laissez-moi au moins quelques minutes de répit ; je suis sur la piste d’un mystère.

— Quel mystère ?

— De deux, même, corrigea la Folie : celui de la vie et de la mort. Je ne vous demande que dix minutes.

La Raison se prit à rire.

— Tu seras toujours la même, toujours la même, toujours la même.

Et ce disant, elle la prit par les poignets et la flanqua dehors. Puis elle rentra, et ferma la porte derrière elle. La Folie proféra encore quelques reproches ; mais enfin, perdant toute espérance, elle tira la langue en faisant la grimace, et suivit son chemin…