Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 006

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 17-22).


VI

« Chimène, qui l’eût dit ?
Rodrigue, qui l’eût cru ? »


Je la vis s’arrêter sur le seuil de l’alcôve, pâle, émue, vêtue de noir, et demeurer là sans oser entrer, peut-être intimidée par la présence d’un homme qui se trouvait avec moi. Du lit où j’étais étendu, je la contemplai pendant tout ce temps, sans lui rien dire et sans faire un geste. Nous ne nous voyions pas depuis deux ans déjà, et elle m’apparaissait, non telle qu’elle était, mais telle qu’elle avait été. Je me remémorai ce que nous fûmes tous deux, à l’époque juvénile vers laquelle un Ézéchias mystérieux fit soudain reculer le soleil. Je secouai toutes mes misères, et cette poignée de poussière, que la mort allait éparpiller dans l’éternité du néant, fut plus forte que le temps, ministre de la mort. Aucune eau de Jouvence n’eût valu cette simple et mélancolique évocation du passé.

Croyez-m’en : rien ne vaut le souvenir. On ne doit jamais se fier à la félicité présente ; il y a en elle une goutte de bave de Caïn. Quand le temps a passé, quand le spasme a cessé, alors oui, on peut vraiment savourer celle des deux illusions qui est la meilleure, parce qu’elle est exempte de souffrance.

L’évocation fut d’ailleurs de courte durée. La réalité s’imposa, le présent fit disparaître le passé. Peut-être exposerai-je au lecteur, dans quelque page de ce livre, ma théorie des éditions humaines. Pour le moment, ce qu’il est important de savoir, c’est que Virgilia (elle s’appelait Virgilia) entra dans l’alcôve, avec la fermeté, la gravité que lui donnaient ses vêtements et aussi les années, et s’approcha de mon chevet. L’étranger se leva et sortit. C’était un individu qui venait tous les jours me rendre visite pour me parler du change, de la colonisation et de la nécessité de multiplier les chemins de fer au Brésil. Comme c’était passionnant pour un moribond ! Il sortit ; Virgilia demeura debout ; durant quelques instants nous nous regardâmes en silence. Qui l’eût dit ? de deux grands amoureux, de deux passions effrénées, il ne restait rien après vingt années : rien, ou tout au plus deux cœurs desséchés, dévastés par la vie et rassasiés d’elle, peut-être pas autant l’un que l’autre, mais enfin rassasiés tous deux. Virgilia avait alors la beauté de la vieillesse, un air austère et maternel. Elle était moins maigre qu’à notre dernière rencontre à la Tijuca dans une fête de la Saint-Jean. Elle faisait tête au temps : c’est à peine si quelques fils blancs s’intercalaient entre ses cheveux noirs.

— Voilà que vous rendez visite aux défunts, lui dis-je.

— Qui parle de défunts ? répondit-elle en faisant la moue.

Et après m’avoir serré la main :

— Je m’occupe de secouer les paresseux.

Elle n’avait plus la caresse attendrie d’un autre temps, mais sa voix était amicale et douce. Elle s’assit. J’étais seul chez moi, en compagnie d’un simple infirmier. Nous pouvions nous parler en toute franchise. Virgilia me donna des informations du dehors : elle contait avec esprit, assaisonnant ses discours d’un peu de médisance, ce sel de la conversation. Et sur le point de quitter le monde, j’éprouvais un plaisir satanique à me moquer de lui, à me convaincre que je perdais bien peu de choses en vérité.

— Quelle idée ! interrompit Virgilia, en grossissant la voix. Si vous continuez, je ne reviendrai plus. Mourir ! naturellement, nous sommes tous mortels. Il suffit d’être en vie.

Et regardant sa montre :

— Mon Dieu ! déjà trois heures. Je file.

— Déjà ?

— Oui ; je reviendrai demain ou après-demain.

— Je ne sais trop que vous conseiller. Votre malade est un vieux garçon, et il n’y a aucune femme chez lui.

— Et votre sœur ?

— Elle ne pourra venir qu’à partir de samedi.

Virgilia réfléchit un instant. Puis elle haussa les épaules, et dit gravement :

— Je suis vieille ! Personne ne remarquera… D’ailleurs, pour couper court aux racontages, j’amènerai Nhonhô.

Nhonhô était l’unique fruit de son mariage, et à l’âge de cinq ans, il avait été le complice inconscient de nos amours. À l’époque de ma maladie, il était déjà avocat. Ils vinrent tous deux, le surlendemain, et j’avoue qu’en les recevant dans ma chambre, je fus pris d’une timidité qui ne me permit pas de répondre tout de suite aux paroles affectueuses du jeune homme. Virgilia devina ce qui se passait en moi, et lui dit :

— Nhonhô, regarde-moi ce grand enfant gâté ne dit rien pour faire croire qu’il est très malade.

Le jeune homme sourit ; je souris aussi, je crois, et nous plaisantâmes. Virgilia était sereine et souriante, offrant l’aspect des existences immaculées, sans un regard suspect, sans un geste dénonciateur. Son égalité de parole et de caractère dénonçait une domination d’elle-même assez rare, sans doute. Notre conversation glissa par hasard aux amours illégitimes, moitié divulguées, moitié secrètes, d’une personne de notre connaissance, et qui était même son amie, ce qui ne l’empêcha pas de montrer à l’égard de celle-ci quelque dédain et même de l’indignation. Son fils écoutait avec satisfaction cette voix digne et forte, et je me demandais à moi-même ce que les pies-grièches diraient de nous, si Buffon était né pie-grièche.

C’était le délire qui me prenait.