Mémoires olympiques/Chapitre XXIII

Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 205-210).
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Olympie (1927)

Le 16 avril 1927, un train spécial emmenait d’Athènes à destination d’Olympie tout un cortège inaugural ayant à sa tête le ministre de l’Instruction Publique, M. Argyros, et comprenant le recteur de l’Université, le président de l’Académie d’Athènes, le directeur de l’École française d’Archéologie, les présidents d’un grand nombre de sociétés de sport, des professeurs ainsi que divers invités étrangers. Le trajet est long. La voie ferrée contourne la baie d’Eleusis, suit le rivage en vue de Salamine, traverse le canal de Corinthe et longe le golfe jusqu’à Patras, puis se dirige au sud vers Pyrgos et prend fin à Olympie, dans le vallon où coule le Cladeos. Les ruines sont toutes proches au pied du mont Kronion, presque au confluent de l’Alphée et du Cladeos. Le village et la petite gare ont eu la discrétion de se situer à proximité, mais en dissimulant leur modernisme en sorte que rien ne vient troubler la majesté de la cité sainte et la pieuse rêverie de ceux qui la visitent en pèlerins de l’histoire.

Ce pèlerinage, il y avait alors trente-trois ans que je l’avais accompli dans une solitude propice aux réflexions, accompagné seulement par celui de ses membres que la Société panachaïque de Patras avait eu l’obligeance de déléguer à cet effet. Un soir de novembre 1894, j’étais arrivé d’Athènes, rentrant en France par l’Italie, conscient tout à la fois des résultats déjà obtenus et des aléas terribles qui m’attendaient sur la route à suivre. Je me souviens du sentier qui montait en serpentant vers la petite colline où se trouvent le musée et l’hôtel. Un air pur, embaumé de senteurs, soufflait des rives de l’Alphée. Le clair de lune anima un moment un paysage vaporeux puis la nuit étoilée tomba sur les deux mille ans dont je venais chercher l’émouvant contact. Le lendemain, de ma fenêtre, je guettai le lever du soleil et dès que ses premiers rayons eurent traversé la vallée, je me hâtai seul vers les ruines. Leur petitesse provenant d’une part de la proportion restreinte des édifices et de l’autre, de leur entassement (cette absence d’espaces libres si caractéristique de la civilisation grecque et romaine et à laquelle s’opposent, en un contraste saisissant, les conceptions perses), leur petitesse donc ne me surprit ni ne me déçut. C’est une architecture morale dont j’avais à recueillir les enseignements et celle-là magnifiait toutes dimensions. Ma méditation se prolonge tout le matin tandis que seul le bruit des clochettes des troupeaux sur la route d’Arcadie troublait le silence.

Les souvenirs d’alors me revinrent en foule en cette soirée du 16 avril 1927. Autour de la gare s’étaient bâties de nombreuses maisons, mais les environs de l’hôtel et du musée n’avaient point changé. Nous passâmes près d’une sorte d’obélisque recouvert de toiles. C’était le monument de marbre blanc érigé par le gouvernement hellénique et sur lequel je savais que mon nom se trouvait gravé en grec et en français. Il y eut un grand dîner à l’hôtel, une sorte d’agape à base de plats populaires qui avaient comme un parfum d’antiquité. Et de nouveau tout se répéta pour moi : la veillée à la fenêtre à contempler les rayons d’une lune fugitive glissant sur les prés de l’Alphée et, dès l’aube du lendemain, l’errance à travers les ruines à la poursuite des grandes images d’autrefois.

La cérémonie de l’inauguration eut lieu le 17 avril, à dix heures du matin. Nous nous assemblâmes, entourés de nombreux assistants venus des villages voisins, au pied du monument que recouvraient un drapeau grec et un drapeau français. Trois prêtres, revêtus de leurs ornements, alternèrent une sorte de psalmodie coupée d’oraisons et leurs voix chevrotantes semblaient monter du passé byzantin, héritier de l’hellénisme christianisé. Puis le ministre prit la parole. À son discours, je répondis brièvement. Ensuite, le chargé d’affaires de Suisse associa son pays et la ville de Lausanne à l’acte qui venait de s’accomplir : acte empreint d’une simplicité seule compatible avec la grandeur du lieu. Le train spécial repartait déjà à midi 45, pour nous ramener à Athènes à la nuit tombante.

Je tiens à reproduire ici le texte du message par radio qui fut adressé ce même jour à la « Jeunesse sportive de toutes les nations ». Ce texte n’a pas été partout exactement reproduit et certaines traductions en ont mal interprété un passage.

« Olympie, 17 avril 1927
(An iv de la viiie Olympiade).

« Aujourd’hui, au milieu des ruines illustres d’Olympie, a été inauguré le monument commémoratif du rétablissement des Jeux Olympiques proclamé voici trente-trois ans. Par ce geste du gouvernement hellénique, l’initiative qu’il a bien voulu honorer a pris rang dans l’histoire. C’est à vous de l’y maintenir. Nous n’avons pas travaillé, mes amis et moi, à vous rendre les Jeux Olympiques pour en faire un objet de musée ou de cinéma ni pour que des intérêts mercantiles ou électoraux s’en emparent. Nous avons voulu, rénovant une institution vingt-cinq fois séculaire, que vous puissiez redevenir des adeptes de la religion du sport telle que les grands ancêtres l’avaient conçue. Dans le monde moderne, plein de possibilités puissantes et que menacent en même temps de périlleuses déchéances, l’Olympisme peut constituer une école de noblesse et de pureté morales autant que d’endurance et d’énergie physiques, mais ce sera à la condition que vous éleviez sans cesse votre conception de l’honneur et du désintéressement sportifs à la hauteur de votre élan musculaire. L’avenir dépend de vous. ».

À Athènes avaient été organisées diverses manifestations dont J. E. Chryssafis, directeur de l’Éducation physique, était l’âme. Son ardeur et sa féconde activité se sont dépensées sans compter depuis des années au service du bien public. Lui et le nouveau membre du C.I.O. pour la Grèce, M. George Averoff, décédé prématurément il y a deux ans, s’ingéniaient, semble-t-il, à vouloir effacer de mon souvenir ce qui pouvait y demeurer de tel épisodes des premiers Jeux. Mais il n’en restait rien en vérité. Que ma thèse alors ait soulevé des objections, éveillé même trop vivement des susceptibilités patriotiques, il n’y avait là rien que de naturel. Tous comprenaient maintenant qu’en concevant les Jeux nouveaux sur un plan totalement international et en voulant leur donner pour cadre le monde entier, j’avais non seulement adopté le seul moyen pratique d’en assurer la pérennité, mais servi l’hellénisme au mieux de ses véritables intérêts. Je n’ai cessé de le servir en d’autres circonstances aussi, toujours en cherchant à l’extérioriser, à le présenter non comme chose du passé digne de respect et de réflexion, mais comme chose de l’avenir digne de foi et de dévouement. Il y a au fond du creuset où se préparent les destins de la société prochaine une sorte de conflit éliminatoire latent entre le principe de l’État romain et celui de la cité grecque. C’est en vain que l’orgueil futuriste prétend créer du nouveau. Nous sommes voués à reconstruire sur l’un de ces deux soubassements. Les apparences sont en faveur de l’État romain. Pour moi, je crois à la cité grecque.

Qu’on m’excuse pour ces considérations en apparence bien étrangères à l’Olympisme. Mais ce fut là, en ce dernier séjour prolongé sur le sol grec, le sujet de ma satisfaction continue : sentir que mon philhellénisme était désormais compris et apprécié par tous mes chers amis hellènes. C’est pourquoi parmi les hommages dont ils m’honorèrent, il n’y en eut peut-être point auquel je fus plus sensible qu’à cette remise en vigueur d’une coutume délaissée depuis les temps anciens : l’attribution d’un siège de marbre au Stade avec le nom du bénéficiaire gravé en lettres d’or sur le dossier. J’ai occupé mon siège une fois seulement. Ce fut pour assister à une fête sportive donnée à l’occasion de la visite d’une équipe universitaire anglaise : pistes cendrées, souliers à pointes, stade restauré… Mais les athlètes modernes débouchèrent par le vieux souterrain qui livrait passage à leurs devanciers d’il y a vingt siècles : et leurs âmes étaient pareilles et leur jeunesse nimbée par le même élan printanier de joie musculaire.

Lorsqu’après les courses nous eûmes occasion de nous entretenir, ce fut pour discuter la question du stade et de ses tournants. On en connaît le caractère insoluble. Les tournants sont trop courts pour les vitesses actuelles et les coureurs sont handicapés et risquent même de se blesser. La conception moderne, qui est de faciliter sous les pas de l’athlète la conquête de records toujours plus étonnants en aidant matériellement son effort, est exactement l’inverse de la conception antique qui visait à rendre cet effort plus méritoire en l’entourant d’obstacles à vaincre. Ainsi la piste de sable mouvant et la piste élastique cendrée représentent les deux extrêmes de l’idée sportive. Insoluble, le problème ?… Je me trompe. Quelques modernistes outranciers avaient trouvé une solution. Elle consistait à combler un tiers du stade en sacrifiant deux rangs de gradins de façon à agrandir la surface aménageable. Mutiler de la sorte le stade de Périclès !… Était-ce un « barbare » qui avait conçu le premier cette invention sacrilège ? Les étudiants du nord, élevés dans le culte du classique et de l’histoire, s’insurgeaient intérieurement contre cet utilitarisme déjà répudié, il est vrai, par l’opinion du peuple hellène. À un moment, je vis l’un d’eux lever les yeux vers la divine Acropole encore lumineuse et ensoleillée, tandis que l’ombre s’étendait autour de nous. Le Stade se vidait. La blancheur marbrée en reprenait possession. L’étudiant heureux de vivre, le corps tout plein de cette volupté de la fatigue sportive qui verse à l’être jeune l’espérance et l’ambition, semblait, dans son regard devenu fixe, implorer Minerve et lui rendre hommage. Il était comme la représentation sculpturale du néo-olympisme, comme le symbole des victoires prochaines qui attendent l’Hellénisme toujours vivace et toujours adapté aux circonstances humaines.