Mémoires olympiques/Chapitre XXIV

Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 211-218).
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Légendes

Autour des Jeux Olympiques, déjà, des légendes se sont créées. Les légendes d’autrefois étaient des inventions poétiques qui déformaient gracieusement la réalité. Celles d’aujourd’hui ne sont trop souvent que le revêtement hâtif d’erreurs commises par irréflexion et que l’on s’est dispensé de vérifier avant de les énoncer — et encore plus après. On les a énoncées par besoin de critique intéressée ou pour obéir à quelque rancune mesquine ; plus souvent encore parce que, simplement, cela comportait un jugement rapide, facile, empreint d’une apparence de logique et prêtant à des développements commodes. C’est dans cette dernière catégorie qu’il convient de classer la légende de ma « repentance ». Combien de fois n’ai-je pas relevé ici ou là des allusions apitoyées ou teintées d’ironie à ma « déception », à mes « désillusions », à la « déviation » de mon dessein primitif, à la façon dont l’événement avait « trahi mes espérances » !

Or tout cela n’est qu’imagination pure. On se contredit d’ailleurs en exaltant l’olympisme antique au delà des bornes du vraisemblable dès qu’on l’envisage sous l’angle esthétique pour déclarer ensuite qu’il n’a mis en ligne que des professionnels — et de même pour le néo-olympisme, en n’apercevant tantôt que la rivalité internationale qu’il suscite et tantôt le mercantilisme à l’aide duquel il est censé s’alimenter exclusivement. Les termes « professionnels » et « amateurs », appliqués à l’antiquité, sont dépourvus de toute signification. Ce qui rapproche olympiquement les deux époques, c’est le même esprit religieux, cet esprit qui a d’ailleurs refleuri dans l’intervalle chez le jeune athlète du moyen-âge. Religio athletæ : les anciens avaient entrevu le sens de cette parole ; les modernes ne l’ont pas encore ressaisi. J’estime qu’ils y inclinent. Des romanciers comme Montherlant ou Kessel pour n’en citer que parmi ceux de notre langue, m’en donnent l’impression.

Le bon sens à défaut de science suffit à faire comprendre comment les Jeux antiques ne furent exempts ni d’incidents fâcheux, ni de périodes effacées, ni d’attaques conduites par des adversaires irréductibles. Olympie a connu ses destins désunis. L’olympisme les a traversés sans y sombrer. Le néo-olympisme évoluera de même. Les Jeux rétablis ont sur leurs devanciers cette double supériorité : leur caractère mondial et leur célébration mouvante. Ils sont ainsi plus souples et plus solides. C’est au début qu’ils ont couru des risques ; à présent la sève est trop vivace pour se tarir. La guerre de 1914-1918 ne les a pas ébranlés : la révolution sociale ne les atteindrait pas davantage. Il est curieux de constater du reste qu’en doublure de l’organisation « capitaliste » fonctionne déjà une organisation « prolétarienne ». Des « olympiades ouvrières » ont eu lieu à des intervalles réguliers non sans succès. À l’heure où j’écris, on construit à Moscou, paraît-il, un stade monstre où sera célébrée la prochaine. On en profiterait même pour débaptiser la manifestation, ce qui sera d’une puérilité lamentable et soulignera le trait trop fréquent de l’action révolutionnaire : alors qu’il y aurait tant d’institutions nécessitant des rénovations, on se borne à les changer de noms : des mots au lieu d’actes.

Quoi qu’il en soit, cette diffusion du sport parmi les travailleurs manuels est pour l’olympisme un gage indéniable de survie, quelle que doive être l’issue du duel engagé pour la possession du pouvoir dans tout l’univers entre deux formules sociales totalement opposées. Elle implique aussi la reconnaissance de ce fait primordial passionnément nié jusqu’assez récemment. Le sport n’est pas un objet de luxe, une activité d’oisif non plus qu’une compensation musculaire du travail cérébral. Il est pour tout homme une source de perfectionnement interne éventuel non conditionnée par le métier. Il est l’apanage de tous au même degré sans que son absence puisse être suppléée.

Le point de vue ethnique n’est aucunement différent. Le sport est l’apanage de toutes les races. Il n’y a pas longtemps non plus qu’on en déclarait les Asiatiques exclus par la nature. L’an passé à Genève, un des hauts fonctionnaires japonais de la Société des Nations, me disait : « On ne peut s’imaginer à quel degré le rétablissement des Jeux Olympiques a transformé mon pays. Depuis que nous participons aux Jeux, notre jeunesse est entièrement renouvelée. » Je pourrais citer, venus des Indes et de Chine, des témoignages d’une constatation équivalente.

C’est une supériorité singulière pour une institution qu’elle puisse à la fois se propager ainsi en profondeur sociale et en surface internationale. Alors je vous en prie, quelle importance voulez-vous que j’attribue aux petites myopies qui inspirent les pronostics fâcheux ? À chaque olympiade, j’ai lu que ce serait la dernière parce que… Eh bien ! parce que le chroniqueur (il faut voir les choses comme elles sont) a été mal logé, qu’on l’a exploité dans les restaurants ou que les installations télégraphique et téléphonique n’ont pas fonctionné comme il eût fallu. Ma foi, c’est assez humain. Aussi les organisateurs devraient-ils se préoccuper davantage de ces trois points. Seulement leurs relations avec les destins ultimes de l’olympisme apparaissent distantes et indirectes ! Celui-ci demeure assis sur des fondations solides en face d’horizons vastes. C’est pourquoi le flambeau éteint ici se rallumera là ; le vent du moment suffira à en faire courir la flamme autour du globe.

On estimera peut-être que ces propos sont inspirés par l’orgueil. Mais si j’ai une haute opinion et une grande fierté de l’œuvre qu’il m’a été donné d’accomplir, je ne m’y reconnais aucun mérite. Le mérite commence là où l’individu obligé de lutter contre lui-même ou contre des circonstances par trop défavorables remporte des victoires sur son propre tempérament et, comme on dit, parvient à « dompter la fortune ». Favorisé par le sort à bien des égards, sans cesse maintenu en face de ma tâche par une sorte de force interne à laquelle il m’est même advenu de chercher vainement à échapper, je ne compte point de telles victoires à mon crédit.

Voilà donc l’esprit dans lequel j’ai écrit les Mémoires qu’on vient de lire. Il y avait deux méthodes : ou bien habiller le sujet, le couper d’anecdotes, émailler le récit de hors-d’œuvres distrayants au risque de modifier quelque peu l’aspect rétrospectif des choses, ou bien s’en tenir aux faits en respectant leur valeur proportionnelle et leur strict enchaînement naturel. Cette seconde méthode m’obligeait à multiplier fastidieusement les je et les moi. Mais elle était la seule exacte et la plus sincère. En l’adoptant, je me suis proposé par ailleurs de ne laisser de côté rien d’essentiel et surtout de n’oublier personne parmi les collaborateurs fondamentaux qui ont fourni de longues étapes et près de qui j’ai trouvé un appui constant. Ne pouvant nommer les autres, les collaborateurs occasionnels, je leur adresse collectivement en terminant un remerciement sincère.

Et maintenant, si je me déclare parfaitement satisfait de l’évolution du néo-olympisme, est-ce à dire que je ferme les yeux aux évidences mauvaises ? Je ne puis mieux m’en disculper qu’en insérant ici le texte d’un dernier document dont l’importance est capitale à mes yeux. C’est la « Charte de la réforme sportive » communiquée le 13 septembre 1930 à Genève au cours d’une séance que M. le conseiller fédéral Motta avait bien voulu présider en personne. Cette charte a été traduite dans un grand nombre d’idiomes. On en a tiré en français et en allemand des exemplaires sous forme d’affiches murales qui ont eu à la dernière exposition de Berne un grand succès. Elle a été assez généralement approuvée, mais ses articles réclament des intéressés trop d’abnégation et de sacrifices pour qu’ils se soient résignés d’emblée à en mettre en pratique les prescriptions. Cela ne peut se produire que lentement, pas à pas.

Voici ce texte :

Ce que l’on reproche au sport se ramène à trois ordres de griefs :

Surmenage physique ;

Contribution au recul intellectuel ;

Diffusion de l’esprit mercantile et de l’amour du gain.

On ne peut nier l’existence de ces maux, mais les sportifs n’en sont pas responsables. Les coupables sont : les parents, les maîtres, les pouvoirs publics et, accessoirement, les dirigeants de fédérations et la presse.

Les mesures de salut qui s’indiquent sont les suivantes :

Établissement d’une distinction nette entre la culture physique et l’éducation sportive d’une part, l’éducation sportive et la compétition d’autre part ;

Création d’un « baccalauréat musculaire » selon la formule suédoise avec épreuves variant d’après la difficulté, l’âge et le sexe ;

Championnats internationaux tous les deux ans seulement, les années 1 et 3 de chaque Olympiade ;

Suppression de tous championnats organisés par des casinos et des hôtels ou à l’occasion d’Exposition et de festivités publiques.

Suppression de tous Jeux mondiaux faisant double emploi avec les Jeux Olympiques et ayant un caractère ethnique, politique, confessionnel…

Suppression des combats de boxe avec bourses ;

Introduction des exercices aux agrès parmi les sports individuels sur un pied de parfaite égalité ;

Unification désirable des sociétés dites de gymnastique et dites sportives ;

Acceptation de la distinction entre le professeur et le professionnel, le premier pouvant être considéré comme amateur dans tous les sports qu’il n’a pas enseignés ;

Recours au serment individuel prêté par écrit avec énumération des diverses sources de profits susceptibles d’être réalisés ;

Suppression de l’admission des femmes à tous concours où des hommes prennent part ;

Renonciation par les municipalités à la construction d’énormes stades destinés aux seuls spectacles sportifs et substitution à ces édifices d’établissements conçus d’après le plan modernisé du gymnase hellénique antique ;

Interdiction de tous concours avec spectateurs pour juniors au-dessous de 16 ans ;

Création d’associations sportives scolaires sous les seules couleurs desquelles les écoliers et collégiens seront admis à participer à des compétitions ;

Recul de l’âge d’enrôlement des Boy-scouts ;

Développement d’une médecine sportive prenant son point d’appui sur l’état de santé au lieu du cas morbide et faisant une part beaucoup plus large à l’examen des caractéristiques psychiques de l’individu ;

Encouragements donnés par tous les moyens à l’exercice sportif pour les adultes individuels par opposition aux adolescents chez lesquels il y a lieu au contraire de le refréner quelque peu ;

Intellectualisation du scoutisme par le moyen de l’astronomie générale, de l’histoire et de la géographie universelles ;

Intellectualisation de la presse sportive par l’introduction de chroniques consacrées à la politique étrangère et aux événements mondiaux.

On le voit, dans cette Charte, il n’est proposé aucune réforme concernant les Jeux Olympiques. Au contraire, la préoccupation est de débroussailler le sol autour d’eux pour les mieux mettre en relief, les isoler, les grandir. Loin en effet de représenter l’abus du championnat, ils sont aptes à le refréner. Loin de diffuser la tendance à l’excès, ils la restreignent. Mais l’idée de supprimer l’excès est une utopie de non-sportifs. « Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport. Pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent. Pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq se montrent capables de prouesses étonnantes ». Impossible de sortir de là. Tout s’enchaîne. C’est ainsi que le record se tient au sommet de l’édifice sportif comme cet « axiome éternel » dont parlait Taine à propos de la loi de Newton. N’espérez pas l’abattre sans tout détruire. Résignez-vous donc, vous tous, adeptes de l’utopie contre-nature de la modération à nous voir continuer de mettre en pratique la devise donnée par le père Didon jadis à ses élèves et devenue celle de l’Olympisme.

CITIUS, ALTIUS, FORTIUS.